Pierre Antoine Villemaine | Était-ce la bonne direction ?

Tout en elle doit être plaisanterie, et tout doit être sérieux, tout offert à cœur ouvert,
et profondément dissimulé.
(F. S.)
 

Ce que je cherche est aussi vite fini que commencé – perdu dans la nuit, disparu, oublié. On n’a rien vu, rien entendu. Rien n’est saisi si ce n’est un frôlement qui s’évanouit à l’instant même où il se produit. Passage d’un frisson, d’une syncope - interruption du cours de la vie - le temps brusquement arrêté, le monde mortifié, absolument figé, silencieux à jamais. Je demandais : - Pourriez-vous m’en dire un peu plus ? - Non pas maintenant, un peu de patience s’il vous plait ! Je m’en retournais à mes affaires mais à ma surprise il revint de suite à la charge. Attendez, ne partez pas ! Je voulais vous dire... enfin... disons que je me sens dans une sorte de… de renaissance continue, comme mort à chaque instant dans une vie perpétuellement relancée... toujours naissant, toujours mourant.... entendez-vous cela ? Oui, je sais, pardonnez-moi, ces choses s’expliquent mal. Il reprit son souffle puis avec un doux sourire il me demanda si cette réponse me convenait. Que pouvais-je lui répondre ? Je me sentais incapable de partager l’intimité de sa pensée, je ne pouvais pas le rejoindre, l’accompagner dans cet inconnu, alors je l’ai abandonné et j’ai marché longtemps dans la ville jusqu’à rejoindre le silence de la nuit.

*

Arrivé devant le petit pont il hésita. Était-ce la bonne direction ? Devait-il franchir la rivière ? C’était un tout petit pont de pierre au dos courbé, un pont très ancien qui ne semblait pas solide. Il était tard, la nuit commençait à tomber, il fallait se décider. L’heure a sonné pour moi de partir, se dit-il, et il tenta un premier pas avec la plus grande prudence. Avec ses pavés mal ajointés le sol du petit pont était bien dangereux. Il se mit donc à quatre pattes et rampa comme un petit enfant. Il sourit. Quel lieu rejoins-tu, se disait-il, quelles rencontres vas-tu faire ? Il goûtait cette joie étrange que procure le danger. La nuit devint épaisse, aucune étincelle n’éclairait le chemin. Il aimait se perdre. Tous ses sens était en alerte, il se sentait vivre avec plus d’intensité et, qui sait, retrouvait-il son animalité ? Cette réflexion naïve le fit de nouveau sourire. Revinrent les rêves du chasseur-philosophe qui affirmait avec une vigueur non dénuée d’emphase que la pratique de la chasse à l’arc abolissait la séparation entre soi et le monde et qu’ainsi nous ferions retour vers la matière du monde. La thèse était séduisante. Des épines de ronces le griffèrent et ses genoux saignèrent. Il aurait voulu se redresser mais il s’abandonna et le paysage entra en lui et le recouvrit... C’est à cet instant précis que son histoire devient intéressante. Il avait eu une absence. Je demandais : - Et après, dis-moi, qu’est ce qui s’est passé, où étais-tu ? - Tu sais, me répondit-il, il y a des moments où les pensées et les sentiments s’abîment. Et même la parole. C’est comme une coupure, une interruption, un éblouissement, une syncope, que sais-je ! On ne sait plus où on est, ni qui on est. Quelque chose vous tombe dessus et vous excède. On ne comprend rien. On n’est même pas sûr que quelque chose se soit passé et pourtant c’est un sentiment clair et indiscutable.

*

Il était une fois un homme qui marchait depuis longtemps sur une route de campagne. (Mais était-ce vraiment à la campagne ? Ce qui est sûr c’est que cette route était peu éloignée de la ville. Soyons clair, cette route était entre la ville et la campagne, dans un entredeux, mi-ville, mi-campagne si l’on veut. Cependant je ne puis affirmer qu’elle se situait au milieu de nulle part. Si cette formule produisait un bel effet, elle n’était pas exacte et je me suis toujours méfié des formules toutes faites qui enjolivent la réalité et vous embarquent dans les méandres inextricables du mensonge qui, on le sait, est source de malentendus et d’innombrables difficultés. Triste voie en effet que celle du mensonge. J’en avais fait d’amères expériences. Une fois que vous avez franchi le cap du premier mensonge, il est très difficile de revenir en arrière. Vous avez peur d’être démasqué, vous n’osez avouer votre faute première si minime soit-elle et vous voila pris au piège, fait comme un rat. Avouer ce serait vous humilier, vous perdre à jamais dans le déshonneur, vous roulez dans la honte. Alors vous mentez plus encore afin de présenter une histoire qui tienne debout. Le premier mensonge en entraîne fatalement un deuxième, puis comme vous ne vous souvenez plus très bien de ce que vous avez dit, vous hésitez, vous commencez à vous embrouiller et vous voilà pris dans un sac de nœuds dont vous ne pouvez plus sortir... ) Notre homme marchait donc depuis longtemps sur la petite route cabossée qui l’éloignait de la ville. Ce n’était qu’une petite route sans prétention, avec des nids de poules où de belles et longues herbes sauvages poussaient en dévastant le goudron. Il n’en pouvait plus du vacarme de la ville et avait décidé de prendre un peu de distance, oh ! pas très loin car comme cette gentille petite route il n’avait pas trop de force. Notre homme était tout aussi cabossé. Il n’était pour l’instant qu’une vague silhouette enroulée dans un ample manteau qu’on aurait dit un épouvantail. Il pensait peu en marchant. C’est d’ailleurs pour cela qu’il marchait, pour se libérer des pensées qui tournoyaient dans sa tête comme des mouches autour d’un morceau de viande. Il savait qu’une fois sorti de la ville, il fallait revenir. Mais ce jour là, il marcha plus que d’habitude. Dans l’oubli de lui même et du monde qui l’entourait, il marcha jusqu’à la nuit, de sorte qu’il lui fut impossible de revenir sur ses pas. Il s’arrêta alors un long moment au bord de la petite route où il n’avait croisé aucune voiture de la journée. Cette marche l’avait épuisé. Il n’avait plus l’habitude de penser et il resta là, hébété, jusqu’au moment où il entendit une voix qui appelait dans la nuit. Etait-ce lui qu’on appelait ? Il n’en était pas sûr. La voix appela de nouveau mais cette fois ci sur ses gardes il s’accroupit pour ne pas présenter une cible trop visible. Avec tous ces chasseurs qui traînent en ce moment, se disait-il, il vaut mieux être prudent. Il fit un pas de côté et se dissimula derrière de hautes fougères qui tentaient de traverser la route. Il attendit. Rien. Comme il était pourvu d’une grande patience il attendit encore. Toujours rien. Puis le silence le recouvrit, le sommeil s’empara de lui et il disparut dans ses rêves. Il ne revint jamais. Il ne donna pas de ses nouvelles. Personne ne se souciait plus de lui. On l’oublia. Et sans doute attend-il encore.

23 avril 2021
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