Cécile Wajsbrot | Incidences climatiques en littérature 15

LES CATASTROPHES ET LE TEMPS

(11 février 2015)

Les catastrophes, naturelles ou collectives, ont toujours été l’occasion de penser et elles ont provoqué l’écriture de nombreux textes, descriptifs ou réflexifs. Les deux exemples historiques sans doute les plus connus sont l’éruption du Vésuve et le tremblement de terre de Lisbonne.
Sur la demande de Tacite, Pline le Jeune décrit, dans deux lettres, les circonstances de la mort de son oncle, Pline l’Ancien, victime d’une trop grande curiosité scientifique, s’étant trop rapproché du volcan pour observer l’événement. Dans ces lettres il décrit le phénomène avec une telle précision que ce type d’éruption par la suite fut appelé plinienne.
« Je ne vous ai rien dit, que je n’aie vu ou que je n’aie appris dans ces moments où la vérité des événements n’a pu encore être altérée. C’est à vous de choisir ce que vous jugerez le plus important. Il est bien différent d’écrire une lettre ou une histoire ; d’écrire pour un ami, ou pour le public. »
Ainsi se termine la première lettre de Pline, première réflexion, peut-être, sur ce qu’est un témoignage et sur la différence entre un récit privé et un récit destiné à être rendu public. L’ironie de l’histoire, c’est que les volumes consacrés par Tacite aux années encadrant l’éruption de 79 ont disparu. On ne sait même pas s’ils ont été écrits. Ainsi ces deux lettres destinées — et la deuxième plus encore — à demeurer privées sont-elles les seules à avoir gagné la postérité, et c’est même par leur seule existence que l’intention de Tacite nous est parvenue.
Le tremblement de terre de Lisbonne est sans doute la catastrophe naturelle la plus universellement retenue dans l’histoire de la pensée occidentale. Comme on le sait, elle n’a pas seulement détruit la ville de Lisbonne en 1755 mais ébranlé la pensée européenne. Dès 1756 Voltaire écrit son Poème sur le désastre de Lisbonne où il s’érige contre l’optimisme défendu par Leibniz. Un tel désastre, dit Voltaire, ne peut se justifier par la nécessité. Voici quelques vers de ce poème :
« Mais comment concevoir un Dieu, la bonté même,
Qui prodigua ses biens à ses enfants qu’il aime,
Et qui versa sur eux les maux à pleines mains ? »
Ces deux exemples d’un passé plus lointain pour dire qu’à chaque fois, la catastrophe est l’occasion d’un mouvement réflexif qui affecte bien d’autres domaines que celui purement scientifique.
La spécificité du XXe siècle et de ses catastrophes ne se trouve pas dans le fait de provoquer la réflexion mais dans la teneur de la réflexion qu’elles ont suscitée.

Günther Anders est né en 1902 et mort en 1992. Juste quelques détails biographiques pour commencer. Il étudie la philosophie sous la direction de Husserl, à Freiburg, fait la connaissance de Hannah Arendt dont il est le premier mari. Il s’exile à Paris après l’incendie du Reichstag, dès mars 1933, donc, puis aux États-Unis en 1936. Il retourne en Europe en 1950, où il vit essentiellement à Vienne.
La bombe d’Hiroshima est la troisième césure, dans la vie de Günther Anders. La première était la Première Guerre mondiale, qui en fit un pacifiste convaincu. La deuxième, la persécution en raison de ses origines juives, le conduisit à l’exil. L’Obsolescence de l’homme date de 1956 (la traduction française de 2001 seulement) et dans la partie intitulée « Sur la bombe et les causes de notre aveuglement face à l’apocalypse », Anders, après avoir décrit un homme dépassé par sa production et forgé le concept de « honte prométhéenne » — l’homme cherchant à pallier son imperfection par un prolongement technique qu’il ne maîtrise plus —, analyse longuement les conséquences des bombes lancées sur Hiroshima et Nagasaki. L’homme vit en sursis (die Frist, en allemand), avec la conscience que non seulement lui, en tant qu’individu, mais toute l’humanité peut être tuée, conscience qu’il occulte. Le paragraphe 4 s’intitule ainsi, « La formule de Salomon, …˜…˜ce qui a été, c’est ce qui sera’’, a été aujourd’hui remplacée par celle-ci : …˜…˜rien n’a été’’ ».
La catastrophe a induit une nouvelle ère, mais aussi une autre conception du temps. Le passé n’existe pas parce qu’il signifie une trop grande menace sur l’avenir. Ailleurs, Anders écrit, nous sommes des « non-encore-non-étants ». Et dans ses articles ou ses livres reviennent maintes fois les expressions « fin des temps » ou « temps de la fin ». Avec l’idée qu’il ne peut pas y avoir de fin car la fin est trop proche, et qu’on préfère donc l’ignorer. Ce qui donne un monde où l’on vit dans l’infini, dans un présent sans fin puisque l’idée d’un futur — et donc d’un passé — est trop angoissante pour pouvoir être pensée. La terre est devenue, dit Anders, « un camp de concentration sans perspective de fuite ». Impossible d’échapper dans l’espace, ce qui veut dire aussi impossible d’échapper dans le temps. Dans le livre paru en 1961sous le titre Off Limits, traduit en 2008 sous le titre « Hors limite » pour la conscience, et qui rassemble la correspondance entre Claude Eatherly, le pilote de l’Enola Gay, l’avion qui lâcha la bombe sur Hiroshima, et lui-même, Anders a cette réflexion : « Telle est la temporalité entièrement nouvelle, de nature apocalyptique, qui est la nôtre. » Apocalyptique et la nôtre sont en italiques. La possibilité de l’apocalypse doit élargir notre perception du temps.

Une quarantaine d’années après Hiroshima, le 26 avril 1986, la centrale atomique de Tchernobyl explose, provoquée par une augmentation incontrôlée de la puissance du réacteur ayant entraîné la fusion du cœur. L’explosion libère des particules radioactives. Les chiffres officiels relèvent 40.000 morts dans la population. Une commission internationale fait état de 126.500 morts, d’autres organisations donnent un chiffre encore plus élevé. En ce qui concerne les 600.000 à 800.000 liquidateurs envoyés sur place pour neutraliser le réacteur et enfouir les déchets, certaines estimations vont jusqu’à 100.000 morts, sans compter les multiples invalidités répertoriées. Le réacteur est confiné dans un premier sarcophage. Celui-ci ayant été construit trop rapidement pour être étanche sera remplacé par un deuxième sarcophage qui devrait être achevé en 2017. La zone évacuée, qu’on appelle la zone interdite, couvre un rayon de trente kilomètres autour de Tchernobyl. Depuis quelques années, des gens retournent y vivre, et cette région fait par ailleurs l’objet d’un tourisme de plus en plus nombreux.
Svetlana Alexievitch est née en 1948. Atteinte elle aussi par les radiations, elle applique pour interroger les survivants de Tchernobyl la méthode utilisée pour écrire autour de la guerre en Afghanistan (Les Cercueils de zinc, 1990) ou, plus récemment, sur l’époque soviétique (La Fin de l’homme rouge, 2013). Parler longtemps avec les gens interviewés, retenir la quintessence des témoignages et les monter. Cela donne ce livre choral paru en 1997, de loin le plus émouvant et le plus important, La Supplication, sous-titré « Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse ».
En 2002, pour le film d’Andrei Ujica, Unknown Quantity, présenté dans le cadre de l’exposition organisée par Paul Virilio à la Fondation Cartier à Paris, « Ce qui arrive », Svetlana Alexievitch et Virilio dialoguent ensemble autour de la question de Tchernobyl. Virilio, né en 1932, a enseigné l’architecture mais il a publié de nombreux essais sur les questions d’environnement, sur la vitesse, sur l’informatique.
Tchernobyl a transformé la perception de l’histoire. Pour décrire l’événement, Virilio utilise des termes comme mystère, hors norme, atypique. Comme Günther Anders, Svetlana Alexievitch éprouve cette rupture radicale avec le passé. Il s’agit de quelque chose qui se situe hors de la connaissance et de l’imagination. Toute référence scientifique, historique ou culturelle est vaine. Alexievitch souligne l’impuissance du savoir. Il s’agit de quelque chose d’inouï. La crainte de toucher une pomme de peur d’être contaminé. Les gens les plus simples étaient les plus ouverts, poursuit-elle, car prisonniers d’aucun savoir. Comme Hannah Arendt pouvait dire que la pire déception, pour elle, était venue des intellectuels — face aux persécutions du nazisme — qui, par le raisonnement, savaient tout justifier tandis que les gens simples pouvaient laisser parler leur compassion. Tchernobyl est un accident de la science, et remet donc en cause les données du savoir. Et si les mots de la guerre sont couramment utilisés, ainsi que l’observe Virilio, voire les signes de la guerre — des militaires, des hélicoptères, des blindés — il n’y a pas d’ennemi ou plutôt, l’ennemi est invisible. Virilio y voit même la préfiguration des attentats, qui seraient une guerre sans déclaration de guerre, sans début et donc, sans fin.
« C’est un accident, dit-il encore, qui, en ce sens, est moins attaché à l’espace, à la matérialité qu’à la temporalité. » Un avion s’écrase quelque part, le Titanic a fait naufrage quelque part. Tchernobyl, même si c’est un nom de lieu, est un accident du temps. « Le temps s’est transformé en éternité. La fin et le commencement se sont touchés. »
Il ne s’agit pas, ni pour Svetlana Alexievitch ni pour Virilio, de proclamer une quelconque fin de l’histoire mais d’annoncer l’entrée dans un temps post-historique. L’histoire considérée comme un enchaînement logique et successif d’effets et de causes a vécu. Tout se rejoint dans le creuset d’une globalité. L’accident, pour reprendre les termes de Virilio, « englobe l’avenir du monde : l’avenir de l’espèce vivante, animale, humaine ».
Loin de l’évocation purement descriptive de Pline, du débat sur la Providence initié par Voltaire, la question soulevée par Tchernobyl que lancent Svetlana Alexievitch et à sa suite, Paul Virilio, rejoint l’interrogation de Günther Anders et ouvre le XXIe siècle sur une rupture plus radicale encore que l’abîme creusé au centre du XXe siècle —, non plus l’insupportable sursis mais la rupture absolue, l’impossibilité même de penser un événement qui ne saurait s’insérer dans une continuité temporelle.

26 janvier 2017
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