Vésuve, par Cécile Wajsbrot
« Vous me demandez des détails sur la mort de mon oncle, afin d’en transmettre plus fidèlement le récit à la postérité : je vous en remercie ; car je ne doute pas qu’une gloire impérissable ne s’attache à ses derniers moments, si vous en retracez l’histoire. Quoiqu’il ait péri dans un désastre qui a ravagé la plus heureuse contrée de l’univers, quoiqu’il soit tombé avec des peuples et des villes entières, victime d’une catastrophe mémorable, qui doit éterniser sa mémoire ; quoiqu’il ait élevé lui-même tant de monuments durables à son génie, l’immortalité de vos ouvrages ajoutera beaucoup à celle de son nom. »
Ainsi commence la lettre de Pline le Jeune à Tacite dans laquelle il relate la mort de son oncle, Pline l’Ancien, auteur de l’Histoire naturelle, dans l’éruption du Vésuve qui eut lieu en l’an 79 et dans laquelle fut ensevelie la ville de Pompéi. C’est un devoir, dit-il, de décrire ces circonstances. Un devoir de mémoire, dirait-on aujourd’hui.
On ne sait avec certitude de quand date la lettre. Les événements décrits dans le Livre VI dont elle est tirée laissent penser que ce serait autour des années 106-107 de notre ère, soit près de trente ans après l’événement. Un témoignage différé, en quelque sorte.
Car tout appelle à considérer ce récit comme véridique. Tacite en demande l’effort à Pline « afin d’en transmettre plus fidèlement le récit à la postérité ». Suit une narration qui mêle le compte rendu des circonstances de la mort de Pline l’Ancien et des descriptions de l’éruption du Vésuve.
« La nuée s’élançait dans l’air, sans qu’on pût distinguer à une si grande distance de quelle montagne elle était sortie ; l’événement fit connaître ensuite que c’était du mont Vésuve. » Incertitude du témoignage, l’impression est décrite mais le nom vient après, pour délivrer le certificat d’authenticité de l’historien, car il est rare de désigner l’événement qu’on vit d’un nom, tant il nous est proche. Le latin, plus vague encore, dit : on ne sut qu’ensuite que c’était le Vésuve. « Sa forme approchait de celle d’un arbre et particulièrement d’un pin : car s’élevant vers le ciel comme sur un tronc immense sa tête s’étendait en rameaux. » Là encore le nom vient après – et quel nom puisque ce type d’éruption s’appelle depuis, et jusqu’à ce jour, plinien.
« J’imagine qu’un vent souterrain poussait d’abord cette vapeur avec impétuosité, mais que l’action du vent ne se faisant plus sentir à une certaine hauteur, ou le nuage s’affaissant sur son propre poids, il se répandait en surface. Il paraissait tantôt blanc, tantôt noirâtre, et tantôt de diverses couleurs, selon qu’il était plus chargé ou de cendre ou de terre. »
Et lisant ces phrases, comme d’autres qui suivent – « déjà tombaient autour d’eux des pierres calcinées et des cailloux tout noirs, tout bridés par la violence du feu. La mer abaissée tout à coup n’avait plus de profondeur, et le rivage était inaccessible par l’amas de pierre qui le couvrait. » – on ne peut s’empêcher de penser que c’est beau. Tout se déroule comme dans un film, le blanc, le noir, la couleur. La mer, la cendre, la terre – la guerre que se livrent les éléments. Pour nous qui lisons aujourd’hui, l’événement a eu lieu il y a près de deux mille ans, on ne pense plus aux morts de Pompéi qui, éruption du Vésuve ou pas, seraient de toute façon morts depuis longtemps. La distance temporelle agit, pousse à l’indifférence, rend attentif à la forme – nul d’entre nous n’a de lien direct avec l’éruption du Vésuve, aucun de nos proches n’y a péri. Mais on peut se surprendre à avoir la même pensée en présence d’événements contemporains, certaines photos de Haïti après le tremblement de terre. Le cadrage, les couleurs – déjà l’immédiateté du témoignage s’est effacée, une mise en scène apparaît, un point de vue. Distance, encore, spatiale, cette fois, dont l’effet serait analogue à la distance temporelle. Y a-t-il eu de ces photos dans les journaux haïtiens ? L’immédiateté du témoignage est effacée, celle du reportage, à moins que dans reportage on entende reporter, différer – et donc mettre à distance.
En 1766 paraît un essai de Lessing intitulé Laocoon qui se donne pour objet de tracer les limites entre poésie et peinture – c’est-à-dire entre les arts plastiques et la littérature, en partant de la représentation du groupe sculptural antique, Laocoon et ses deux fils attaqués par des serpents, redécouvert à Rome à l’époque de la Renaissance. L’essai de Lessing est essentiellement dirigé contre Winckelmann, qui observe, comme d’autres avant et après lui, que le visage de Laocoon, alors que son corps traduit l’expression d’une douleur intense, n’exprime qu’une douleur retenue. Laocoon ne crie pas. Il ne crie pas, dit Winckelmann, car il sait maîtriser sa douleur. Par sa force de caractère. Il ne crie pas, dit Lessing, parce que la représentation du cri aurait déformé son visage et l’aurait rendu laid. La raison est esthétique et non éthique. L’art cherche à représenter la beauté, y compris lorsqu’il peint la souffrance. Si Laocoon avait exprimé sa douleur de façon réaliste, on aurait détourné la tête. Et puis, poursuit Lessing, l’art doit laisser place à l’imagination. Le peintre Timomaque a peint Médée non à l’instant où elle tue ses enfants mais au moment d’avant, quand son amour pour ses enfants et sa jalousie envers Jason se combattent. Il a peint le conflit, l’ambivalence – plus forte d’intensité dramatique que le fait nu – et ainsi celui qui contemple la fresque tremble à la pensée de ce qui va se produire, comme le spectateur d’un film au moment où la musique prend de l’ampleur, annonciatrice d’un drame, tout à l’anticipation, à l’imagination de ce qui va se passer.
Et puisque l’un des thèmes du Laocoon de Lessing est la différence entre poésie et peinture, il s’attarde sur l’évocation de Laocoon dans le Livre II de l’Enéide de Virgile. Virgile décrit son combat contre les deux serpents surgis des eaux qui s’attaquent d’abord à ses fils puis à lui-même. Ce que l’art plastique figure d’un coup, en une seule image, la littérature le déroule dans une succession. Aux arts de l’espace s’oppose l’art du temps. « Deux fois déjà ils ont enlacé leur corps par le milieu et deux fois, autour de son cou, enroulé leur croupe écailleuse le dépassant de leur tête et de leur haute encolure. Lui, s’efforce d’écarter leurs nœuds avec ses mains : leur bave et leur noir venin souillent ses bandelettes, et en même temps il jette vers les cieux des cris épouvantables. » La description paraît frontale mais ne l’est pas vraiment. Ce Laocoon qui crie, explique Lessing, nous l’avons vu différent, comme un père aimant, comme un patriote tentant vainement de défendre Troie. En le voyant crier, les images du passé de Laocoon viennent se rassembler dans ce cri, le rendant humain, semblable à nous – et non déshumanisé dans une représentation monstrueuse de la douleur – tout en le faisant symbole d’un destin.
Lorsque Pline décrit l’éruption du Vésuve à la demande de Tacite, cette demande intervient non pour avoir des renseignements sur l’éruption mais pour connaître les circonstances de la mort de Pline l’Ancien. Certains ont douté de l’authenticité des lettres. Partant du fait que Pline publia une partie de sa correspondance de son vivant, du fait qu’aucune réponse ne nous est parvenue, certains se sont demandé s’il n’avait pas utilisé la forme épistolaire en s’adressant à des correspondants imaginaires, des personnes réelles mais qui ne furent jamais destinataires de ces lettres. S’il est possible, voire probable, que Pline ait recomposé ses lettres en vue de leur publication, il n’y a aucune raison de douter de leur authenticité ni par conséquent de la demande de Tacite. Ce n’est donc pas la catastrophe naturelle qui est le déclencheur du texte mais le destin individuel, la mort d’un homme qui, par sa curiosité scientifique et son désir d’aider – de sauver les autres – est resté trop longtemps et trop près des lieux dont il aurait dû s’éloigner. Et pourtant, la lettre 16 de Pline et la lettre 20 qui la complète, inaugurent une longue série de textes qui, à travers les siècles et les continents, les événements, rapportent des catastrophes historiques ou naturelles. Certes, il y eut avant L’Iliade, Homère chantant la guerre de Troie, décrivant des batailles, mais ce récit épique est conçu comme l’exaltation de l’héroïsme et se présente comme un récit des origines. Un récit de vainqueurs. Dans l’éruption du Vésuve il n’y a ni vainqueurs ni vaincus, il n’y a même que des vaincus, les uns ont survécu, les autres non, mais chacun a perdu quelque chose. Une longue série de récits de perte passant par le tremblement de terre de Lisbonne – qui marqua le débat philosophique du XVIIIe siècle sur la Providence, comme en témoigne entre autres le poème de Voltaire – le tremblement de terre du Chili dont Kleist tira une nouvelle, jusqu’au désastre de Tchernobyl décrit par Svetlana Alexievitch dans La Supplication et aux textes récents des écrivains haïtiens à la suite du tremblement de terre de 2010. Et on pourrait citer encore la description du grand tremblement de terre de 1905 au Japon par Paul Claudel, alors ambassadeur de France. Et toutes ces œuvres de science-fiction évoquant une Terre dévastée à la suite d’une catastrophe naturelle, nucléaire, ou d’une mystérieuse maladie comme La Peste écarlate de Jack London. Et puis, les catastrophes de l’Histoire, Hiroshima dans les Notes sur Hiroshima de Kenzaburo Oe. Les pogroms, dans le poème marquant de Bialik, La Ville du massacre, décrivant Kichinev en 1903. Et j’allais dire la catastrophe originelle, même si chronologiquement, elle ne l’est pas, qu’on peut appeler, pour faire court, Auschwitz. Et voilà que ce nom jette une ombre trop grande, l’aura noire de l’horreur, et oblige au silence, aux pensées confuses, insaisissables, contradictoires, pas de mesure possible, pas de comparaison, cette phrase d’Adorno sortie de son contexte et bardée d’interdits – pas de poésie après Auschwitz alors qu’au même moment Paul Celan écrivait. Mais tant a été dit, déjà, que je préfère aborder les choses autrement, même si cette présence naturellement s’impose. Kertész n’a-t-il pas dit, même quand je ne parle pas d’Auschwitz, c’est d’Auschwitz que je parle.
En 1979, Hans Blumenberg, un philosophe allemand méconnu en France, publie un livre intitulé Naufrage avec spectateur. Né à Lübeck en 1920, il meurt en 1996. Le nazisme l’empêche de poursuivre des études universitaires – sa mère est juive – et de prononcer en public le discours qu’il aurait dû faire en tant que premier de sa promotion au bac. En proie à la discrimination de ses condisciples, il finit par trouver un emploi de vendeur, est déporté en 1945 dans un camp de travail d’où il parvient à s’évader. Après la guerre il reprend des études – philosophie, philologie, germanistique – et poursuit une carrière universitaire. Son œuvre d’une grande richesse explore entre autres les métaphores et leur substrat métaphysique, en faisant l’indice d’une présence au monde. Le naufrage, par exemple, avec spectateur. La philosophie occidentale, explique Blumenberg, considère l’existence humaine comme une traversée. Les métaphores abondent qui puisent dans l’imaginaire maritime, y compris dans les pays sans mer. La tempête, l’arrivée au port, le naufrage, le havre de paix, les vagues… Le philosophe considère le réel comme le spectateur qui, depuis la terre ferme, observe le combat de l’autre sur une mer gonflée par la tempête. En position d’observateur il est le témoin. Mais le témoin peut sentir le sol se dérober et éprouver une empathie avec le sort du naufragé, faire lui-même l’expérience du naufrage. Peut-être est-ce alors le passage de la philosophie à la littérature.
Dans la lettre qui décrit l’éruption du Vésuve et la mort de son oncle, Pline est ce spectateur qui assiste au naufrage et le décrit depuis la terre ferme. Fausse position ou plutôt, position construite que vient démentir l’autre lettre consacrée à l’éruption du Vésuve – la lettre 20. Cette fois, Tacite veut savoir comment Pline a vécu cette catastrophe. Voici donc la même scène décrite, avec ses ressemblances et ses différences.
« Bien qu’au seul souvenir je sois saisi d’horreur… » Ainsi débute le récit, introduisant d’emblée la subjectivité tandis que la lettre précédente se plaçait sous le signe de l’objectivité. De nouveau se dessine une alternance, cette fois entre une intériorité discrète et une tentative de description. Mais la description est beaucoup plus concrète que dans la lettre précédente. Par exemple « la mer abaissée tout à coup n’avait plus de profondeur, et le rivage était inaccessible par l’amas de pierre qui le couvrait » devient : « La mer semblait refoulée sur elle-même, et comme chassée du rivage par l’ébranlement de la terre. Ce qu’il y a de certain, c’est que le rivage était agrandi, et que beaucoup de poissons étaient demeurés à sec sur le sable. De l’autre côté, une nuée noire et horrible, déchirée par des feux qui s’élançaient en serpentant, s’ouvrait et laissait échapper de longs sillons de flammes, semblables à des éclairs, et plus grands même que les éclairs. » L’émotion affleure qui était absente de la lettre précédente. Les réactions de peur auxquelles il n’était fait qu’allusion, « les paysans effrayés », sont ici détaillées. « L’un appelait son père, l’autre son fils, l’autre sa femme, ils ne se reconnaissaient qu’à la voix. Celui-là s’alarmait pour lui-même, celui-ci pour les siens. On en vit à qui la crainte de la mort faisait invoquer la mort même. Ici, on levait les mains au ciel ; là, on se persuadait qu’il n’y avait plus de dieux, et que cette nuit était la dernière, l’éternelle nuit qui devait ensevelir le monde. » Au-delà de la volonté de représenter la diversité des attitudes apparaît l’universalité de la peur, signe de la catastrophe. Le narrateur lui-même n’en est pas exempt et il ne doit pas l’être, pour que son témoignage fasse sens. Quant à la différence essentielle, elle se situe dans l’apparition d’une double personne grammaticale – la première du singulier et la première du pluriel – ; même si dans la première lettre, Pline se mettait brièvement en scène, l’essentiel était relaté à la troisième personne. La frontière entre le récit du dehors et le récit du dedans s’estompe. Tout s’organise autour d’un point de vue unique et subjectif, le narrateur devenant à la fois la voix de sa propre conscience et le porte-parole d’une collectivité.
En 1807 paraît une nouvelle de Kleist intitulée Tremblement de terre au Chili. L’histoire est un peu complexe. Une jeune fille, Josefa, a fauté avec son précepteur, Jeronimo et, envoyée au couvent, accouche en pleine procession des novices. Elle est condamnée à mort tandis que lui va en prison. Arrive le jour de l’exécution de Josefa où Jeronimo veut en finir avec la vie. « Il était là, debout contre un pilastre, fixant déjà à un crampon de fer scellé dans la muraille la corde qui devait l’arracher aux misères de ce monde. Tout à coup, la plus grande partie de la ville s’écroula dans un grand fracas. On eût dit que le ciel s’effondrait sur la terre. » C’est le tremblement de terre du Chili. Jeronimo se retrouve miraculeusement libre, avec une seule question en tête, l’exécution a-t-elle eu lieu ? Il déambule dans la ville dévastée à la recherche de Josefa, à la recherche d’une information.
« Là une maison s’effondrait et les débris projetés en tous sens le chassait dans une rue latérale ; plus loin les flammes trouant des nuages de fumée léchaient déjà les pignons des maisons et le repoussaient dans une autre ; ici les eaux du Papacho sortaient de leur lit, se ruaient sur lui et mugissants, l’emportaient vers une troisième. Là s’entassaient des cadavres, une voix gémissait plus loin, sous les décombres. »
Quelle différence entre cette description du désastre et celle de Pline ? Là aussi un point de vue construit, mais autour d’un être de fiction et non d’une personne réelle. Les ingrédients, si on peut dire, sont réunis, l’effondrement des murs, le débordement du fleuve, les flammes et les nuages de fumée mais ce paysage de dévastation s’organise autour de Jeronimo, autour d’un fantôme venant d’échapper à la mort alors que tout meurt alentour. Cette situation singulière et paradoxale justifie la description et lui donne son intensité. La description de la catastrophe s’inscrit dans une histoire qui a commencé avant et continue après – permettant l’empathie du lecteur. Et puis, malgré le titre, Tremblement de terre au Chili, les noms et la date évoqués, 1647, Santiago, à Santiago il n’y avait ni flammes ni tsunami. La description du tremblement de terre correspond à celui de Lisbonne, en 1755, plus proche de Kleist que Santiago. Comme dans le processus du rêve décrit par Freud, il y a condensation et déplacement, les phénomènes du tremblement de terre de Lisbonne, plus spectaculaires encore, sont transplantés dans l’atmosphère de Santiago au XVIIe siècle pour obtenir la rencontre dramatique de deux points culminants, la catastrophe naturelle et l’oppression religieuse, l’intolérance.
Après des heures d’errance, Jeronimo aperçoit Josefa au bord d’une source. Echappée du couvent en flammes avec son enfant. Les amants se retrouvent, « dans cette vallée de félicité qui semblait être celle même de l’Eden. » Suit une période idyllique, une sorte de vie primitive à l’écart du monde – un paradis perdu retrouvé – avec don Fernando, fils du gouverneur de la ville et sa famille. Certes les indices de la catastrophe sont présents – Kleist détaille les rumeurs qui retracent le chaos où est tombée la ville, avec pillages et exécutions – les corps et les cœurs sont éprouvés mais dans cette société intime privilégiée, les sentiments qui règnent sont affection et générosité. Après avoir envisagé un exil en Espagne, Jeronimo et Josefa souhaitent demander le pardon du vice-roi. Une messe doit être célébrée et les deux amants y vont dans cet espoir. La prédication évoque la terreur du Jugement dernier et donne pour origine à la catastrophe le châtiment d’une ville vouée à la corruption. Le prédicateur évoque « le sacrilège commis dans le jardin du couvent des Carmélites » – origine de la condamnation des amants. Les accusés tentent de fuir, et après des rebondissements qui pourraient faire penser qu’ils échapperont à la vindicte d’une foule égarée, Josefa et Jeronimo sont frappés tour à tour.
A quoi a servi le premier salut ? L’annulation de l’exécution ? Le sursis ? Du point de vue du récit, la fin se justifie amplement. La structure est ternaire, exécution-salut-exécution. Le modèle, la tragédie, quelles que soient les péripéties, nul n’échappe à la fatalité – à l’inéluctabilité du destin. Au sens étymologique, catastrophe signifie renversement, bouleversement, et s’emploie plus particulièrement pour désigner le dernier événement d’une tragédie, son dernier acte, le dénouement. Dans le livre premier des Caractères intitulé « Des ouvrages de l’esprit », La Bruyère définit ainsi la tragédie. « Le poème tragique vous serre le cœur dès son commencement, vous laisse à peine dans tout son progrès la liberté de respirer et le temps de vous remettre, ou s’il vous donne quelque relâche, c’est pour vous replonger dans de nouveaux abîmes et dans de nouvelles alarmes : il vous conduit à la terreur par la pitié, ou réciproquement à la pitié par le terrible, vous mène par les larmes, par les sanglots, par l’incertitude, par l’espérance, par la crainte, par les surprises et par l’horreur jusqu’à la catastrophe. »
Ainsi ce bref récit de Kleist contient-il toutes les déclinaisons du terme catastrophe. Le sens étymologique devenu littéraire. Le sens plus courant avec sa double implication – individuelle et collective. C’est en ce point précis, au lieu de la rencontre entre la grande route du collectif et le sentier de l’individuel que se situe l’espace du paysage narratif, la place du récit. Si la catastrophe était totale, il n’y en aurait aucun récit. Pour que le récit advienne, il faut un survivant, celui qui écrit, une communauté de survivants ou d’épargnés, ceux auxquels il s’adresse.
En 1722, deux ans après Robinson Crusoe paraît un livre de Daniel Defoe au titre à la fois simple et intrigant, Journal de l’année de la Peste. L’année dont il s’agit est 1665/1666 durant laquelle la peste fit 40 000 morts à Londres en six mois. On imagine difficilement l’ampleur de ces épidémies. Entre 1348 et 1352, la peste fit 24 millions de morts à travers l’Europe, soit plus du quart de la population. Les épidémies se succédèrent jusqu’à la fin du XIXe siècle où on découvrit à la fois l’agent de propagation – non le rat comme on l’avait cru mais la puce du rat – et le vaccin. Des siècles de peur, avec des pics, des pandémies plus ou moins fortes marquant la mémoire collective en profondeur jusqu’à donner des œuvres littéraires cataclysmiques la prenant implicitement ou explicitement comme modèle – La Peste rouge de Jack London, en 1915, Le Nuage pourpre de Matthew Phipps Shiel en 1901, décrivant l’un et l’autre un cataclysme ayant ravagé la totalité de la Terre, ne laissant qu’un nombre infime de survivants. Quelques-uns dans une Amérique coupée du monde, chez London, deux sur l’ensemble du globe, pour Shiel, en Angleterre (les survivants se trouvent toujours bizarrement dans le pays d’origine de l’auteur). Œuvres qu’on pourrait dire de science-fiction avec, à chaque fois, le survivant narrateur nécessaire autour duquel s’organise le récit, ou œuvres à visée politique où la peste tient lieu de métaphore d’un régime dictatorial comme dans le roman de Camus – le fascisme ou le nazisme ayant souvent été qualifiés de « peste brune ». Et pour comprendre à quel point ces épidémies et ces pandémies ont marqué les esprits, qu’il suffise de se souvenir de l’angoisse qui s’empara du monde à l’automne 2009 au moment où on guettait l’arrivée du virus de la grippe H1N1, dans un univers réputé plus rationnel et plus savant que le Moyen Age ou le XVIIe siècle.
Defoe avait cinq ans à l’époque de la peste de Londres et fut sans doute marqué par l’atmosphère funèbre qui y régnait, marqué par les récits, aussi, qu’il dut entendre. Comment sa famille et lui-même y échappèrent ? On ne sait mais est-ce un hasard si son célèbre Robinson Crusoe est le récit d’un survivant ? Certes, il s’inspirait d’un fait divers mais au-delà de l’histoire du marin écossais retrouvé quatre ans après le naufrage sur une île déserte lointaine, la situation existentielle de survivant, Defoe l’avait vécue enfant et elle détermina sa vision du monde. Dans le Journal de l’année de la Peste, le témoin survivant qui raconte, comme il est de coutume, à la première personne, est un commerçant londonien. La rumeur court que la ville sera bientôt entourée d’un cordon sanitaire, et le narrateur sans nom se demande s’il doit partir à la campagne ou rester. Les contretemps s’accumulant, dans lesquels il perçoit un signe de la Providence, il reste, recevant en échange la promesse implicite d’être épargné. Feuilletant la Bible au hasard, il s’arrête au Psaume 91.
« Aucun malheur ne t’arrivera,
Aucun fléau n’approchera de ta tente… »
Le narrateur est resté pour témoigner. Il transcrit ce qu’il voit, de la peur qui s’empare des gens, des cris qui s’entendent par les rues désertes – « C’était toute une famille qui était dans l’épouvante et je pouvais entendre des femmes et des enfants parcourir les pièces en hurlant comme des fous » – à la lecture de signes, apparition d’une comète, oracles et prédictions d’astrologues, aux descriptions d’enterrements. Mêlant le récit et les registres de paroisse tenant le compte des morts, le détail des mesures prises – interdiction des spectacles, des banquets, répression de l’ivresse, enlèvement des ordures – et les considérations morales ou philosophiques – observant que la Cour, réfugiée à Oxford, fut préservée , le narrateur ajoute, « mais il faut avouer que jamais on n’en vit le moindre faire montre de reconnaissance et guère de réformation personnelle, en dépit de tous les avertissements signalant à tous ces gentilshommes […] que leurs vices criants n’avaient sans doute pas peu contribué à attirer ce terrible jugement sur la nation entière. »
Et puis, le récit est parsemé de conseils voire de critiques sur la façon dont la crise fut gérée par les autorités. C’est que, comme le tremblement de terre au Chili est chez Kleist plutôt celui de Lisbonne, une peste peut en cacher une autre. Defoe commence à écrire son Journal en 1720 lorsque la peste éclate à Marseille et qu’on redoute qu’elle s’étende jusqu’à Londres. Ainsi est donné le sens de la survie. Epargné par la Providence en 1665, le commerçant peut contribuer par son témoignage à ce que les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets. Et souvent, le récit des témoins, des survivants, contient l’idée d’une utilité – témoigner afin que la catastrophe ne se reproduise pas. Si cette idée apparaît dans un premier temps comme la justification du témoignage, de l’existence de tel ou tel écrit, c’est aussi – de façon plus souterraine, plus obscure – la justification de la survie, de l’existence de l’auteur du témoignage, compensant ainsi la culpabilité de vivre quand tout le monde meurt par la nécessité de témoigner de ce qui s’est passé, donnant un sens. Le témoignage s’étend à tout ce que fait ou écrit le survivant, se confond avec la personne même.
Journal de l’année de la Peste – le titre semble induire qu’il s’agit d’un témoignage pur tandis que la collusion d’un narrateur adulte et commerçant et d’un auteur qui ne fut jamais commerçant et qui avait cinq ans au moment des faits, laisse à penser qu’il s’agit d’un roman. Mais s’il fut effectivement reçu comme une fiction – « ce récit est bien un roman, quoiqu’on ait pu le prendre pour un document historique » dit Joseph Aynard dans la préface à sa traduction en 1943, étrange date de parution, entre nous – Henri Mollaret, professeur à l’Institut Pasteur, écrit dans sa préface à l’édition Folio, « rien n’est imaginé dans le récit de Defoe, dont le Journal constitue certainement la plus complète, la plus minutieuse description de la peste. »
Pour en finir – provisoirement – je voudrais revenir à la lettre de Pline, la première. Elle se termine ainsi. « Je ne vous ai rien dit, ou que je n’aie vu ou que je n’aie appris dans ces moments où la vérité des événements n’a pu encore être altérée. C’est à vous de choisir ce que vous jugerez le plus important. Il est bien différent d’écrire une lettre ou une histoire, d’écrire pour un ami, ou pour la postérité. » Histoire est à prendre au sens de livre d’histoire, et non de fiction. Quant à la postérité, c’est une extrapolation du traducteur car le texte latin porte simplement omnibus, opposant écrire pour un ami et écrire pour tous, opposant ce qui est d’ordre privé et ce qui est public.
Mais le sort – ou l’Histoire – a ses ironies. Le récit de l’éruption du Vésuve par Tacite et de la mort de Pline aurait dû prendre place dans les Histoires, qui couvrent la période allant de 69 à 96. Or les livres qui nous sont parvenus s’arrêtent à l’année 70. Comment ont-ils été perdus ? Comment ce qui reste nous est-il parvenu ? Ont-ils seulement été écrits ? Autant de questions sans réponse. Mais la postérité aura finalement eu accès au détail de l’éruption du Vésuve non par le récit public de Tacite mais par le récit privé de Pline.
On ne sait avec certitude de quand date la lettre. Les événements décrits dans le Livre VI dont elle est tirée laissent penser que ce serait autour des années 106-107 de notre ère, soit près de trente ans après l’événement. Un témoignage différé, en quelque sorte.
Car tout appelle à considérer ce récit comme véridique. Tacite en demande l’effort à Pline « afin d’en transmettre plus fidèlement le récit à la postérité ». Suit une narration qui mêle le compte rendu des circonstances de la mort de Pline l’Ancien et des descriptions de l’éruption du Vésuve.
« La nuée s’élançait dans l’air, sans qu’on pût distinguer à une si grande distance de quelle montagne elle était sortie ; l’événement fit connaître ensuite que c’était du mont Vésuve. » Incertitude du témoignage, l’impression est décrite mais le nom vient après, pour délivrer le certificat d’authenticité de l’historien, car il est rare de désigner l’événement qu’on vit d’un nom, tant il nous est proche. Le latin, plus vague encore, dit : on ne sut qu’ensuite que c’était le Vésuve. « Sa forme approchait de celle d’un arbre et particulièrement d’un pin : car s’élevant vers le ciel comme sur un tronc immense sa tête s’étendait en rameaux. » Là encore le nom vient après – et quel nom puisque ce type d’éruption s’appelle depuis, et jusqu’à ce jour, plinien.
« J’imagine qu’un vent souterrain poussait d’abord cette vapeur avec impétuosité, mais que l’action du vent ne se faisant plus sentir à une certaine hauteur, ou le nuage s’affaissant sur son propre poids, il se répandait en surface. Il paraissait tantôt blanc, tantôt noirâtre, et tantôt de diverses couleurs, selon qu’il était plus chargé ou de cendre ou de terre. »
Et lisant ces phrases, comme d’autres qui suivent – « déjà tombaient autour d’eux des pierres calcinées et des cailloux tout noirs, tout bridés par la violence du feu. La mer abaissée tout à coup n’avait plus de profondeur, et le rivage était inaccessible par l’amas de pierre qui le couvrait. » – on ne peut s’empêcher de penser que c’est beau. Tout se déroule comme dans un film, le blanc, le noir, la couleur. La mer, la cendre, la terre – la guerre que se livrent les éléments. Pour nous qui lisons aujourd’hui, l’événement a eu lieu il y a près de deux mille ans, on ne pense plus aux morts de Pompéi qui, éruption du Vésuve ou pas, seraient de toute façon morts depuis longtemps. La distance temporelle agit, pousse à l’indifférence, rend attentif à la forme – nul d’entre nous n’a de lien direct avec l’éruption du Vésuve, aucun de nos proches n’y a péri. Mais on peut se surprendre à avoir la même pensée en présence d’événements contemporains, certaines photos de Haïti après le tremblement de terre. Le cadrage, les couleurs – déjà l’immédiateté du témoignage s’est effacée, une mise en scène apparaît, un point de vue. Distance, encore, spatiale, cette fois, dont l’effet serait analogue à la distance temporelle. Y a-t-il eu de ces photos dans les journaux haïtiens ? L’immédiateté du témoignage est effacée, celle du reportage, à moins que dans reportage on entende reporter, différer – et donc mettre à distance.
En 1766 paraît un essai de Lessing intitulé Laocoon qui se donne pour objet de tracer les limites entre poésie et peinture – c’est-à-dire entre les arts plastiques et la littérature, en partant de la représentation du groupe sculptural antique, Laocoon et ses deux fils attaqués par des serpents, redécouvert à Rome à l’époque de la Renaissance. L’essai de Lessing est essentiellement dirigé contre Winckelmann, qui observe, comme d’autres avant et après lui, que le visage de Laocoon, alors que son corps traduit l’expression d’une douleur intense, n’exprime qu’une douleur retenue. Laocoon ne crie pas. Il ne crie pas, dit Winckelmann, car il sait maîtriser sa douleur. Par sa force de caractère. Il ne crie pas, dit Lessing, parce que la représentation du cri aurait déformé son visage et l’aurait rendu laid. La raison est esthétique et non éthique. L’art cherche à représenter la beauté, y compris lorsqu’il peint la souffrance. Si Laocoon avait exprimé sa douleur de façon réaliste, on aurait détourné la tête. Et puis, poursuit Lessing, l’art doit laisser place à l’imagination. Le peintre Timomaque a peint Médée non à l’instant où elle tue ses enfants mais au moment d’avant, quand son amour pour ses enfants et sa jalousie envers Jason se combattent. Il a peint le conflit, l’ambivalence – plus forte d’intensité dramatique que le fait nu – et ainsi celui qui contemple la fresque tremble à la pensée de ce qui va se produire, comme le spectateur d’un film au moment où la musique prend de l’ampleur, annonciatrice d’un drame, tout à l’anticipation, à l’imagination de ce qui va se passer.
Et puisque l’un des thèmes du Laocoon de Lessing est la différence entre poésie et peinture, il s’attarde sur l’évocation de Laocoon dans le Livre II de l’Enéide de Virgile. Virgile décrit son combat contre les deux serpents surgis des eaux qui s’attaquent d’abord à ses fils puis à lui-même. Ce que l’art plastique figure d’un coup, en une seule image, la littérature le déroule dans une succession. Aux arts de l’espace s’oppose l’art du temps. « Deux fois déjà ils ont enlacé leur corps par le milieu et deux fois, autour de son cou, enroulé leur croupe écailleuse le dépassant de leur tête et de leur haute encolure. Lui, s’efforce d’écarter leurs nœuds avec ses mains : leur bave et leur noir venin souillent ses bandelettes, et en même temps il jette vers les cieux des cris épouvantables. » La description paraît frontale mais ne l’est pas vraiment. Ce Laocoon qui crie, explique Lessing, nous l’avons vu différent, comme un père aimant, comme un patriote tentant vainement de défendre Troie. En le voyant crier, les images du passé de Laocoon viennent se rassembler dans ce cri, le rendant humain, semblable à nous – et non déshumanisé dans une représentation monstrueuse de la douleur – tout en le faisant symbole d’un destin.
Lorsque Pline décrit l’éruption du Vésuve à la demande de Tacite, cette demande intervient non pour avoir des renseignements sur l’éruption mais pour connaître les circonstances de la mort de Pline l’Ancien. Certains ont douté de l’authenticité des lettres. Partant du fait que Pline publia une partie de sa correspondance de son vivant, du fait qu’aucune réponse ne nous est parvenue, certains se sont demandé s’il n’avait pas utilisé la forme épistolaire en s’adressant à des correspondants imaginaires, des personnes réelles mais qui ne furent jamais destinataires de ces lettres. S’il est possible, voire probable, que Pline ait recomposé ses lettres en vue de leur publication, il n’y a aucune raison de douter de leur authenticité ni par conséquent de la demande de Tacite. Ce n’est donc pas la catastrophe naturelle qui est le déclencheur du texte mais le destin individuel, la mort d’un homme qui, par sa curiosité scientifique et son désir d’aider – de sauver les autres – est resté trop longtemps et trop près des lieux dont il aurait dû s’éloigner. Et pourtant, la lettre 16 de Pline et la lettre 20 qui la complète, inaugurent une longue série de textes qui, à travers les siècles et les continents, les événements, rapportent des catastrophes historiques ou naturelles. Certes, il y eut avant L’Iliade, Homère chantant la guerre de Troie, décrivant des batailles, mais ce récit épique est conçu comme l’exaltation de l’héroïsme et se présente comme un récit des origines. Un récit de vainqueurs. Dans l’éruption du Vésuve il n’y a ni vainqueurs ni vaincus, il n’y a même que des vaincus, les uns ont survécu, les autres non, mais chacun a perdu quelque chose. Une longue série de récits de perte passant par le tremblement de terre de Lisbonne – qui marqua le débat philosophique du XVIIIe siècle sur la Providence, comme en témoigne entre autres le poème de Voltaire – le tremblement de terre du Chili dont Kleist tira une nouvelle, jusqu’au désastre de Tchernobyl décrit par Svetlana Alexievitch dans La Supplication et aux textes récents des écrivains haïtiens à la suite du tremblement de terre de 2010. Et on pourrait citer encore la description du grand tremblement de terre de 1905 au Japon par Paul Claudel, alors ambassadeur de France. Et toutes ces œuvres de science-fiction évoquant une Terre dévastée à la suite d’une catastrophe naturelle, nucléaire, ou d’une mystérieuse maladie comme La Peste écarlate de Jack London. Et puis, les catastrophes de l’Histoire, Hiroshima dans les Notes sur Hiroshima de Kenzaburo Oe. Les pogroms, dans le poème marquant de Bialik, La Ville du massacre, décrivant Kichinev en 1903. Et j’allais dire la catastrophe originelle, même si chronologiquement, elle ne l’est pas, qu’on peut appeler, pour faire court, Auschwitz. Et voilà que ce nom jette une ombre trop grande, l’aura noire de l’horreur, et oblige au silence, aux pensées confuses, insaisissables, contradictoires, pas de mesure possible, pas de comparaison, cette phrase d’Adorno sortie de son contexte et bardée d’interdits – pas de poésie après Auschwitz alors qu’au même moment Paul Celan écrivait. Mais tant a été dit, déjà, que je préfère aborder les choses autrement, même si cette présence naturellement s’impose. Kertész n’a-t-il pas dit, même quand je ne parle pas d’Auschwitz, c’est d’Auschwitz que je parle.
En 1979, Hans Blumenberg, un philosophe allemand méconnu en France, publie un livre intitulé Naufrage avec spectateur. Né à Lübeck en 1920, il meurt en 1996. Le nazisme l’empêche de poursuivre des études universitaires – sa mère est juive – et de prononcer en public le discours qu’il aurait dû faire en tant que premier de sa promotion au bac. En proie à la discrimination de ses condisciples, il finit par trouver un emploi de vendeur, est déporté en 1945 dans un camp de travail d’où il parvient à s’évader. Après la guerre il reprend des études – philosophie, philologie, germanistique – et poursuit une carrière universitaire. Son œuvre d’une grande richesse explore entre autres les métaphores et leur substrat métaphysique, en faisant l’indice d’une présence au monde. Le naufrage, par exemple, avec spectateur. La philosophie occidentale, explique Blumenberg, considère l’existence humaine comme une traversée. Les métaphores abondent qui puisent dans l’imaginaire maritime, y compris dans les pays sans mer. La tempête, l’arrivée au port, le naufrage, le havre de paix, les vagues… Le philosophe considère le réel comme le spectateur qui, depuis la terre ferme, observe le combat de l’autre sur une mer gonflée par la tempête. En position d’observateur il est le témoin. Mais le témoin peut sentir le sol se dérober et éprouver une empathie avec le sort du naufragé, faire lui-même l’expérience du naufrage. Peut-être est-ce alors le passage de la philosophie à la littérature.
Dans la lettre qui décrit l’éruption du Vésuve et la mort de son oncle, Pline est ce spectateur qui assiste au naufrage et le décrit depuis la terre ferme. Fausse position ou plutôt, position construite que vient démentir l’autre lettre consacrée à l’éruption du Vésuve – la lettre 20. Cette fois, Tacite veut savoir comment Pline a vécu cette catastrophe. Voici donc la même scène décrite, avec ses ressemblances et ses différences.
« Bien qu’au seul souvenir je sois saisi d’horreur… » Ainsi débute le récit, introduisant d’emblée la subjectivité tandis que la lettre précédente se plaçait sous le signe de l’objectivité. De nouveau se dessine une alternance, cette fois entre une intériorité discrète et une tentative de description. Mais la description est beaucoup plus concrète que dans la lettre précédente. Par exemple « la mer abaissée tout à coup n’avait plus de profondeur, et le rivage était inaccessible par l’amas de pierre qui le couvrait » devient : « La mer semblait refoulée sur elle-même, et comme chassée du rivage par l’ébranlement de la terre. Ce qu’il y a de certain, c’est que le rivage était agrandi, et que beaucoup de poissons étaient demeurés à sec sur le sable. De l’autre côté, une nuée noire et horrible, déchirée par des feux qui s’élançaient en serpentant, s’ouvrait et laissait échapper de longs sillons de flammes, semblables à des éclairs, et plus grands même que les éclairs. » L’émotion affleure qui était absente de la lettre précédente. Les réactions de peur auxquelles il n’était fait qu’allusion, « les paysans effrayés », sont ici détaillées. « L’un appelait son père, l’autre son fils, l’autre sa femme, ils ne se reconnaissaient qu’à la voix. Celui-là s’alarmait pour lui-même, celui-ci pour les siens. On en vit à qui la crainte de la mort faisait invoquer la mort même. Ici, on levait les mains au ciel ; là, on se persuadait qu’il n’y avait plus de dieux, et que cette nuit était la dernière, l’éternelle nuit qui devait ensevelir le monde. » Au-delà de la volonté de représenter la diversité des attitudes apparaît l’universalité de la peur, signe de la catastrophe. Le narrateur lui-même n’en est pas exempt et il ne doit pas l’être, pour que son témoignage fasse sens. Quant à la différence essentielle, elle se situe dans l’apparition d’une double personne grammaticale – la première du singulier et la première du pluriel – ; même si dans la première lettre, Pline se mettait brièvement en scène, l’essentiel était relaté à la troisième personne. La frontière entre le récit du dehors et le récit du dedans s’estompe. Tout s’organise autour d’un point de vue unique et subjectif, le narrateur devenant à la fois la voix de sa propre conscience et le porte-parole d’une collectivité.
En 1807 paraît une nouvelle de Kleist intitulée Tremblement de terre au Chili. L’histoire est un peu complexe. Une jeune fille, Josefa, a fauté avec son précepteur, Jeronimo et, envoyée au couvent, accouche en pleine procession des novices. Elle est condamnée à mort tandis que lui va en prison. Arrive le jour de l’exécution de Josefa où Jeronimo veut en finir avec la vie. « Il était là, debout contre un pilastre, fixant déjà à un crampon de fer scellé dans la muraille la corde qui devait l’arracher aux misères de ce monde. Tout à coup, la plus grande partie de la ville s’écroula dans un grand fracas. On eût dit que le ciel s’effondrait sur la terre. » C’est le tremblement de terre du Chili. Jeronimo se retrouve miraculeusement libre, avec une seule question en tête, l’exécution a-t-elle eu lieu ? Il déambule dans la ville dévastée à la recherche de Josefa, à la recherche d’une information.
« Là une maison s’effondrait et les débris projetés en tous sens le chassait dans une rue latérale ; plus loin les flammes trouant des nuages de fumée léchaient déjà les pignons des maisons et le repoussaient dans une autre ; ici les eaux du Papacho sortaient de leur lit, se ruaient sur lui et mugissants, l’emportaient vers une troisième. Là s’entassaient des cadavres, une voix gémissait plus loin, sous les décombres. »
Quelle différence entre cette description du désastre et celle de Pline ? Là aussi un point de vue construit, mais autour d’un être de fiction et non d’une personne réelle. Les ingrédients, si on peut dire, sont réunis, l’effondrement des murs, le débordement du fleuve, les flammes et les nuages de fumée mais ce paysage de dévastation s’organise autour de Jeronimo, autour d’un fantôme venant d’échapper à la mort alors que tout meurt alentour. Cette situation singulière et paradoxale justifie la description et lui donne son intensité. La description de la catastrophe s’inscrit dans une histoire qui a commencé avant et continue après – permettant l’empathie du lecteur. Et puis, malgré le titre, Tremblement de terre au Chili, les noms et la date évoqués, 1647, Santiago, à Santiago il n’y avait ni flammes ni tsunami. La description du tremblement de terre correspond à celui de Lisbonne, en 1755, plus proche de Kleist que Santiago. Comme dans le processus du rêve décrit par Freud, il y a condensation et déplacement, les phénomènes du tremblement de terre de Lisbonne, plus spectaculaires encore, sont transplantés dans l’atmosphère de Santiago au XVIIe siècle pour obtenir la rencontre dramatique de deux points culminants, la catastrophe naturelle et l’oppression religieuse, l’intolérance.
Après des heures d’errance, Jeronimo aperçoit Josefa au bord d’une source. Echappée du couvent en flammes avec son enfant. Les amants se retrouvent, « dans cette vallée de félicité qui semblait être celle même de l’Eden. » Suit une période idyllique, une sorte de vie primitive à l’écart du monde – un paradis perdu retrouvé – avec don Fernando, fils du gouverneur de la ville et sa famille. Certes les indices de la catastrophe sont présents – Kleist détaille les rumeurs qui retracent le chaos où est tombée la ville, avec pillages et exécutions – les corps et les cœurs sont éprouvés mais dans cette société intime privilégiée, les sentiments qui règnent sont affection et générosité. Après avoir envisagé un exil en Espagne, Jeronimo et Josefa souhaitent demander le pardon du vice-roi. Une messe doit être célébrée et les deux amants y vont dans cet espoir. La prédication évoque la terreur du Jugement dernier et donne pour origine à la catastrophe le châtiment d’une ville vouée à la corruption. Le prédicateur évoque « le sacrilège commis dans le jardin du couvent des Carmélites » – origine de la condamnation des amants. Les accusés tentent de fuir, et après des rebondissements qui pourraient faire penser qu’ils échapperont à la vindicte d’une foule égarée, Josefa et Jeronimo sont frappés tour à tour.
A quoi a servi le premier salut ? L’annulation de l’exécution ? Le sursis ? Du point de vue du récit, la fin se justifie amplement. La structure est ternaire, exécution-salut-exécution. Le modèle, la tragédie, quelles que soient les péripéties, nul n’échappe à la fatalité – à l’inéluctabilité du destin. Au sens étymologique, catastrophe signifie renversement, bouleversement, et s’emploie plus particulièrement pour désigner le dernier événement d’une tragédie, son dernier acte, le dénouement. Dans le livre premier des Caractères intitulé « Des ouvrages de l’esprit », La Bruyère définit ainsi la tragédie. « Le poème tragique vous serre le cœur dès son commencement, vous laisse à peine dans tout son progrès la liberté de respirer et le temps de vous remettre, ou s’il vous donne quelque relâche, c’est pour vous replonger dans de nouveaux abîmes et dans de nouvelles alarmes : il vous conduit à la terreur par la pitié, ou réciproquement à la pitié par le terrible, vous mène par les larmes, par les sanglots, par l’incertitude, par l’espérance, par la crainte, par les surprises et par l’horreur jusqu’à la catastrophe. »
Ainsi ce bref récit de Kleist contient-il toutes les déclinaisons du terme catastrophe. Le sens étymologique devenu littéraire. Le sens plus courant avec sa double implication – individuelle et collective. C’est en ce point précis, au lieu de la rencontre entre la grande route du collectif et le sentier de l’individuel que se situe l’espace du paysage narratif, la place du récit. Si la catastrophe était totale, il n’y en aurait aucun récit. Pour que le récit advienne, il faut un survivant, celui qui écrit, une communauté de survivants ou d’épargnés, ceux auxquels il s’adresse.
En 1722, deux ans après Robinson Crusoe paraît un livre de Daniel Defoe au titre à la fois simple et intrigant, Journal de l’année de la Peste. L’année dont il s’agit est 1665/1666 durant laquelle la peste fit 40 000 morts à Londres en six mois. On imagine difficilement l’ampleur de ces épidémies. Entre 1348 et 1352, la peste fit 24 millions de morts à travers l’Europe, soit plus du quart de la population. Les épidémies se succédèrent jusqu’à la fin du XIXe siècle où on découvrit à la fois l’agent de propagation – non le rat comme on l’avait cru mais la puce du rat – et le vaccin. Des siècles de peur, avec des pics, des pandémies plus ou moins fortes marquant la mémoire collective en profondeur jusqu’à donner des œuvres littéraires cataclysmiques la prenant implicitement ou explicitement comme modèle – La Peste rouge de Jack London, en 1915, Le Nuage pourpre de Matthew Phipps Shiel en 1901, décrivant l’un et l’autre un cataclysme ayant ravagé la totalité de la Terre, ne laissant qu’un nombre infime de survivants. Quelques-uns dans une Amérique coupée du monde, chez London, deux sur l’ensemble du globe, pour Shiel, en Angleterre (les survivants se trouvent toujours bizarrement dans le pays d’origine de l’auteur). Œuvres qu’on pourrait dire de science-fiction avec, à chaque fois, le survivant narrateur nécessaire autour duquel s’organise le récit, ou œuvres à visée politique où la peste tient lieu de métaphore d’un régime dictatorial comme dans le roman de Camus – le fascisme ou le nazisme ayant souvent été qualifiés de « peste brune ». Et pour comprendre à quel point ces épidémies et ces pandémies ont marqué les esprits, qu’il suffise de se souvenir de l’angoisse qui s’empara du monde à l’automne 2009 au moment où on guettait l’arrivée du virus de la grippe H1N1, dans un univers réputé plus rationnel et plus savant que le Moyen Age ou le XVIIe siècle.
Defoe avait cinq ans à l’époque de la peste de Londres et fut sans doute marqué par l’atmosphère funèbre qui y régnait, marqué par les récits, aussi, qu’il dut entendre. Comment sa famille et lui-même y échappèrent ? On ne sait mais est-ce un hasard si son célèbre Robinson Crusoe est le récit d’un survivant ? Certes, il s’inspirait d’un fait divers mais au-delà de l’histoire du marin écossais retrouvé quatre ans après le naufrage sur une île déserte lointaine, la situation existentielle de survivant, Defoe l’avait vécue enfant et elle détermina sa vision du monde. Dans le Journal de l’année de la Peste, le témoin survivant qui raconte, comme il est de coutume, à la première personne, est un commerçant londonien. La rumeur court que la ville sera bientôt entourée d’un cordon sanitaire, et le narrateur sans nom se demande s’il doit partir à la campagne ou rester. Les contretemps s’accumulant, dans lesquels il perçoit un signe de la Providence, il reste, recevant en échange la promesse implicite d’être épargné. Feuilletant la Bible au hasard, il s’arrête au Psaume 91.
« Aucun malheur ne t’arrivera,
Aucun fléau n’approchera de ta tente… »
Le narrateur est resté pour témoigner. Il transcrit ce qu’il voit, de la peur qui s’empare des gens, des cris qui s’entendent par les rues désertes – « C’était toute une famille qui était dans l’épouvante et je pouvais entendre des femmes et des enfants parcourir les pièces en hurlant comme des fous » – à la lecture de signes, apparition d’une comète, oracles et prédictions d’astrologues, aux descriptions d’enterrements. Mêlant le récit et les registres de paroisse tenant le compte des morts, le détail des mesures prises – interdiction des spectacles, des banquets, répression de l’ivresse, enlèvement des ordures – et les considérations morales ou philosophiques – observant que la Cour, réfugiée à Oxford, fut préservée , le narrateur ajoute, « mais il faut avouer que jamais on n’en vit le moindre faire montre de reconnaissance et guère de réformation personnelle, en dépit de tous les avertissements signalant à tous ces gentilshommes […] que leurs vices criants n’avaient sans doute pas peu contribué à attirer ce terrible jugement sur la nation entière. »
Et puis, le récit est parsemé de conseils voire de critiques sur la façon dont la crise fut gérée par les autorités. C’est que, comme le tremblement de terre au Chili est chez Kleist plutôt celui de Lisbonne, une peste peut en cacher une autre. Defoe commence à écrire son Journal en 1720 lorsque la peste éclate à Marseille et qu’on redoute qu’elle s’étende jusqu’à Londres. Ainsi est donné le sens de la survie. Epargné par la Providence en 1665, le commerçant peut contribuer par son témoignage à ce que les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets. Et souvent, le récit des témoins, des survivants, contient l’idée d’une utilité – témoigner afin que la catastrophe ne se reproduise pas. Si cette idée apparaît dans un premier temps comme la justification du témoignage, de l’existence de tel ou tel écrit, c’est aussi – de façon plus souterraine, plus obscure – la justification de la survie, de l’existence de l’auteur du témoignage, compensant ainsi la culpabilité de vivre quand tout le monde meurt par la nécessité de témoigner de ce qui s’est passé, donnant un sens. Le témoignage s’étend à tout ce que fait ou écrit le survivant, se confond avec la personne même.
Journal de l’année de la Peste – le titre semble induire qu’il s’agit d’un témoignage pur tandis que la collusion d’un narrateur adulte et commerçant et d’un auteur qui ne fut jamais commerçant et qui avait cinq ans au moment des faits, laisse à penser qu’il s’agit d’un roman. Mais s’il fut effectivement reçu comme une fiction – « ce récit est bien un roman, quoiqu’on ait pu le prendre pour un document historique » dit Joseph Aynard dans la préface à sa traduction en 1943, étrange date de parution, entre nous – Henri Mollaret, professeur à l’Institut Pasteur, écrit dans sa préface à l’édition Folio, « rien n’est imaginé dans le récit de Defoe, dont le Journal constitue certainement la plus complète, la plus minutieuse description de la peste. »
Pour en finir – provisoirement – je voudrais revenir à la lettre de Pline, la première. Elle se termine ainsi. « Je ne vous ai rien dit, ou que je n’aie vu ou que je n’aie appris dans ces moments où la vérité des événements n’a pu encore être altérée. C’est à vous de choisir ce que vous jugerez le plus important. Il est bien différent d’écrire une lettre ou une histoire, d’écrire pour un ami, ou pour la postérité. » Histoire est à prendre au sens de livre d’histoire, et non de fiction. Quant à la postérité, c’est une extrapolation du traducteur car le texte latin porte simplement omnibus, opposant écrire pour un ami et écrire pour tous, opposant ce qui est d’ordre privé et ce qui est public.
Mais le sort – ou l’Histoire – a ses ironies. Le récit de l’éruption du Vésuve par Tacite et de la mort de Pline aurait dû prendre place dans les Histoires, qui couvrent la période allant de 69 à 96. Or les livres qui nous sont parvenus s’arrêtent à l’année 70. Comment ont-ils été perdus ? Comment ce qui reste nous est-il parvenu ? Ont-ils seulement été écrits ? Autant de questions sans réponse. Mais la postérité aura finalement eu accès au détail de l’éruption du Vésuve non par le récit public de Tacite mais par le récit privé de Pline.
20 avril 2011