Cesare Battisti : Dernières cartouches, roman
Etant le seul à ne pas avoir d’emploi fixe, la tâche de me rendre d’une ville à l’autre pour satisfaire les nombreuses demandes de rencontres ou d’« engagement » me revenait souvent. Ces premières réunions se révélèrent à la fois pénibles et révélatrices. Je faisais la connaissance de camarades extrêmement cultivés, hommes et femmes de tous âges, hétéros, homos, bis, transsexuels, certains possédant déjà une expérience dans la lutte armée. Des gens qui avaient tant étudié qu’ils auraient convaincu leur propre mère de ne pas venir au monde. Mais ils étaient las des discussions, et trouvaient sans doute quelque élément concret dans mes phrases boiteuses, l’usage impropre des auxiliaires, les citations sans queue ni tête, l’amour sans Freud et la confusion qui m’envahissait à chacune de mes gaffes. Souvent à l’occasion d’une fête ou d’une réunion, je m’écartais un instant pour observer leurs gestes délicats, leurs paroles aimables, leurs rires bien éduqués. Ils ne semblaient pas avoir besoin d’autre chose pour vivre, et pourtant ils n’auraient pas un instant hésité à mettre leur vie en jeu pour un résultat dont ils n’auraient jamais profité. Ce fut alors que j’appris à les aimer. Il ne me restait plus qu’à les mériter.
Celui qui parle s’appelle Claudio Basile. Il s’appelle ainsi depuis peu : depuis son arrivée à Milan en janvier 1975. Claudio Basile est un faux nom. Son vrai nom, on ne le connaîtra pas. Avant ce faux nom, avant son arrivée à Milan, c’était un je sans nom, le je sans nom d’un braqueur raté de fourgon postal, d’un délinquant de droit commun, d’un jeune garçon du sud de l’Italie qui hait le Nord productiviste, en vrac : ses usines et ses monuments, son élégance et ses villes polluées, sa culture, ses femmes faciles et ses flics, ses discours cyniques et son intelligence politique, vérités contradictoires et apories paradoxales y comprises.
Dernières cartouches est le roman d’apprentissage de la ville, de la société contemporaine et de la révolte contre les classes et les injustices sociales.
Est-ce un roman noir ? C’est un roman désespéré. Est-ce un roman politique ? C’est un roman désespéré. Est-ce un roman autobiographique ? C’est un roman désespéré.
Cesare Battisti, dans un entretien d’octobre 2001 paru dans la revue Barricata, dit : « Je ne vois pas comment on peut ne pas être désespéré aujourd’hui. Ceci dit, l’espoir est toujours présent dans mes livres, il y a toujours une ouverture, sinon j’arrêterai d’écrire. »
Dans Dernières cartouches l’espoir est présent dans cette phrase : « Il se frotta les yeux et observa l’aube qui pointait sur les versants enneigés. Soudain il bondit sur ses pieds et pointa l’index :
— Regardez là-haut, les pylones, on est en France ! »
Dernières cartouches, avec une préface de Valerio Evangelisti, traduit de l’italien par Gérard Lecas, a d’abord paru aux Editions Joëlle Losfeld en 1998, puis a été repris pour l’édition de poche chez Rivages/noir (n° 354), collection que dirige François Guérif.
Dominique Dussidour