Charlotte & Sandra Reinflet

Contributions croisées, textes et photos, à l’atelier Instagram de Patrick Goujon, en résidence à la SGDL

Paris. La ville des amoureux. Ironique, mais seule destination qui me soit venue en tête sur le coup.
Lorsque nous entrons dans le train, il pleut. Lorsqu’on en sort, il fait beau. Je pense que c’est un signe du destin. Pas sûr. Néanmoins, le soleil adoucit l’atmosphère et ce qui nous arrive paraît moins sombre.
Lorsque je regarde son sourire, toute l’immensité de l’univers me dit de garder espoir. C’est le plus important, après tout.
Aucune chambre disponible.
Tous les hôtels sont pleins.
Je trouve une ruelle relativement paisible, j’installe ma fille dans un des duvets que j’ai emportés avec nous. Elle s’allonge, puis s’endort avec son ours préféré. Celui qu’il lui avait offert. Tout me ramènera toujours à lui dans le fond.
Je me prépare mon dernier shoot, la seringue est bloquée, je fiche du sang partout.
Je vais passer la nuit à ressasser le parcours de ma vie désastreuse en regardant ma fille allongée dans une rue de Paris. Avec un peu de chance, j’arriverais à fermer les yeux. Au lever du soleil, je serai en pleine crise de manque, à la rue, avec une enfant à charge.

Encore une fois, je regarde cette photo de toi, et encore une fois l’encre se mélange et s’abime sous l’impact de mes larmes.
Les couleurs s’éteignent et les poissons se noient.
Ton ombre se déforme, et en moi un endroit meurt. Un de mes plus beaux jardins secret disparaît.
Qu’y a-t-il de pire pour une mère que de perdre son enfant ?
Oh mon amour, comme je t’aime, et comme tu me manques.

Charlotte


Le train est en retard. J’attends Suzanne au bout du quai 6.
C’est la première fois qu’elle voyage seule. Ou plutôt… la première fois qu’elle voyage accompagnée, mais pas par moi. Un membre du « personnel d’équipage » doit la surveiller, l’occuper et – Pâques oblige – la gaver de chocolat.
On a deux jours. Deux jours ensemble, à pleins tubes. Ceux des chanteuses dont ma playlist regorge depuis le déménagement. Je n’aurais jamais pensé écouter Louane et Maître Gims avec les larmes aux yeux…
Une voix automatique annonce l’entrée en gare du TGV 8700. Je sors mon costume : un masque de Nemo acheté in-extremis à la boutique de déstockage (depuis qu’on a vu le film au cinéma, Suzanne répète en boucle les répliques de Dory, le poisson chirurgien). J’avais promis de l’emmener rencontrer ses héros en vrai, à l’aquarium de Monaco. J’avais promis ça entre mille autres choses comme aller au cirque, faire du canoë au Plantain, enlever les roulettes de son petit vélo, acheter un chaton, apprendre la chorégraphie de la Reine des neiges, la gaver de barbe à papa, enterrer mon passeport…
Elle a bien compris que cette dernière promesse, je ne la tiendrai pas.
Les freins grincent. Le bruit me fait grimacer.
J’enfile ma tête de poisson. J’entends ma mère me dire : « Ça y est, tu te ranges ». Je me souviens de son air soulagé à l’annonce de ma grossesse. Pour elle, un enfant ordonne, enracine, remet les choses à leur place. Elle était sûre que je deviendrais sérieuse, que j’arrêterais d’accepter des missions à l’autre bout du monde, que je resterais avec Claude, que j’achèterais (enfin) un appartement… Mais non. Je n’ai pas pu. Je suis aussi nomade que d’autres sont végétariens.
Je me demande si j’ai bien fait de garder Suzanne. Si on peut imposer le nulle-part à quelqu’un qui ne l’a pas choisi. S’il y a des filles faites pour la maternité et d’autres non. Des défaites en somme.

J’aperçois ma petite à l’autre bout du quai, main dans la main avec un inconnu à casquette bleu marine. Mains sous les aisselles, j’essaye de mimer des nageoires.
Un homme me pousse « oh, vous voyez pas que vous bloquez le passage ? ».
Mère dérangeante. Ou dérangée. Elle avait raison.

C’est la rentrée. Une autre mère se serait levée à l’aube pour préparer des tartines à la confiture de fraise, choisir une jolie robe à volants et tresser les cheveux sauvages de sa fille. Moi pas.
Il est 6h15, et je dois prendre le train pour Marseille.
Claude m’accompagne avec Suzanne. Il ne pouvait pas la laisser dormir seule à l’appartement alors il l’a sortie du lit et portée comme ça, en pyjama, yeux collés et Doudou dans les bras. L’ours est presque aussi grand qu’elle.
Pourtant c’une « grande fille » – en tout cas c’est ce qu’elle répète dès qu’il est question de l’aider à mettre son manteau ou finir sa purée.
Suzanne a trois ans. Suzanne rentre à l’école.
Et moi je rentre dans la voiture 4.
Claude soulève ma valise d’une main et la pose sur les marches. Je lance un baiser qui vole à Suzanne. Elle mord sa lèvre inférieure, signe avant-coureur d’une crise de larmes. Je tire la langue. Elle rit et me tend son ours. Je caresse sa tête en mousse et souhaite une bonne semaine au doudou. Elle insiste : « Emmène-le avec toi. Comme ça tu seras pas toute seule, et puis il me racontera comment c’est où tu vas, là-bas, au bord de la mer. »

image ©Marie

Ils sont nombreux à se presser sous le portique détecteur de métaux. En file indienne, les visiteurs disciplinés ouvrent sacs et manteaux.
Une dernière taffe sur ma cigarette et je me range derrière eux. Je ne reconnais personne. Il doit pourtant y avoir des amis de Suzanne parmi ces inconnus. Peut-être même des amis d’enfance…
L’invitation m’a été envoyée par mail. Une invitation impersonnelle où l’on m’informait de la date et du lieu de soutenance. Je n’ai pas répondu mais, dans mon agenda, j’ai entouré la date, noté l’adresse et souligné trois fois l’heure. Ne pas être en retard. Ne pas manquer ça.
C’est mon tour. Le vigile me fait signe d’avancer. Je sonne, comme toujours. La faute aux bijoux fantaisie, à ma boucle de ceinture ou à la monnaie qui traîne dans mes poches peut-être. Il me demande d’écarter les bras puis scanne mon dos, ma taille et mes cuisses.
« C’est bon, allez-y. C’est au bout du couloir ».
Mes talons claquent sur le carrelage du hall mais dans l’amphithéâtre, la vieille moquette étouffe le bruit de mes hésitations. Je m’installe où ? Au premier rang, pour ne rien rater du spectacle ? Non, son père y est déjà, je reconnaîtrais la calvitie de Claude entre mille.
Au fond avec les jeunes qui pouffent en matant les membres du jury ? Choc des générations…
J’opte pour un rang du milieu, sur la droite, pour pouvoir sortir au cas où. Au cas où quoi ? Ce n’est pas moi qui devrais avoir peur.
J’observe Suzanne. Elle se ronge les ongles. Un crâne est posé sur ses genoux. Je me demande si c’est un vrai.
J’ai oublié le sujet de sa thèse, mais il était question de vanité je crois.
Un homme hirsute lui fait signe d’avancer. Elle saisit le crâne, le pose en équilibre sur un pupitre et jette un coup d’œil circulaire à l’assistance (ou la non-assistance en ce qui me concerne).
Silence. Elle commence.
« Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les membres du jury, la thèse que j’ai l’honneur et le plaisir de présenter aujourd’hui s’intitule L’homme est un poisson comme les autres, étude comparée de l’adaptation environnementale en milieu aquatique… »
Nemo, toujours. Et ma toute petite fille serrée dans sa veste de costume. Une veste mal taillée, en tout cas pas taillée pour elle.
J’aurais dû l’aider à choisir ses vêtements.

Sandra Reinflet

26 avril 2016
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