Laëticia & Jérôme Attal
Contributions croisées, textes et photos, à l’atelier Instagram de Patrick Goujon, en résidence à la SGDL
« Je regrette que grand-père n’ait pas voulu venir », je dis doucement, pensant que cette absence ôte quelque chose au moment.
Devant nous, une vue splendide. Je veux prendre une photo, mais quelques personnes se trouvent devant moi, alors je décide que ce détail fera finalement partie de la photo. Et même que cela rajoutera quelque chose.
« Depuis ce qu’il a eu, il ne sort plus. Tu sais, il ne fait que crier. Tout le temps », soupire-t-elle.
Je soupire à mon tour. C’est vrai que mon grand-père est devenu dur à vivre, mais nous ne devons pas le laisser tomber, bien au contraire.
« Ce n’est pas de sa faute, c’est les médicaments qui le font agir de cette façon ». J’essaie d’être positive afin de la raisonner. Il a juste besoin de voir que l’on est présents, j’en suis persuadée.
« Je n’ai pas à supporter ça », elle réplique fermement. « Je pense qu’il serait bien qu’il se fasse interner ».
C’est comme un coup de massue. Décidément, personne ne comprend ce qui se passe. Face à cela, je ne sais même pas comment réagir.
« Tu rigoles ? On ne peut pas lui faire ça. Il a besoin de nous, c’est tout. »
« On ne peut pas gérer son comportement plus longtemps voyons. En tout cas, moi non ». Elle s’énerve de plus en plus, je le sens dans sa voix.
« C’est n’importe quoi... », je soupire, ne voulant pas me résoudre à penser qu’elle est de cet avis. Pas elle. « Je refuse ! C’est une solution de facilité ! Tu veux juste te débarrasser de lui. Et ça, c’est dégueulasse. » Hors de moi, je crie presque.
On se regarde en chiens de faïence. Elle ne répond pas. Elle essaie sûrement de se calmer en se concentrant sur le paysage, qui semble s’étendre à perte de vue. C’est une chose qui a toujours marché pour elle. Mais je suis certaine qu’elle bouillonne autant que moi à l’intérieur.
« Si tu reste sur tes positions, ça sert à rien de parler avec moi. »
Bien décidée, je tourne les talons, et pars d’ici.
Ma grand-mère est une chic fille.
Elle me gave toujours de gâteaux, quatre-quarts, forêts noires, tartes au citron (avec ou sans meringue), aussi quand j’arrive à la maison pour le dîner je n’ai plus vraiment d’appétit et maman entre dans une colère noire parce que grand-mère est la mère de papa et que c’est un excellent prétexte pour maman de passer ses nerfs, et pour nous de dîner froid.
Après, autant que vous soyez averti, ma grand-mère, avec les autres mômes, est une véritable harpie.
Elle critique toujours leur tenue vestimentaire, la couleur de leur peau (quelle qu’elle soit), et si un enfant ne lui tient pas la porte dans un restaurant ou la double ostensiblement dans les files de supermarché, c’est bien simple, mamie leur crache dessus.
Ainsi je me suis longtemps demandé pour quelles obscures raisons ma grand-mère était adorable avec moi et infecte avec les autres. Faut-il mettre ce léger strabisme de comportement sur le compte de ce qu’on appelle communément la famille ?
Après réflexion, j’en ai déduit que si grand-mère est adorable avec moi, et qu’elle me prépare toujours de savoureux gâteaux, c’est qu’elle a quelque chose à me demander. Il y a très peu de gens qui se comportent avec vous gratuitement dans l’existence, surtout quand le temps de cuisson excède une heure.
En fait, mamie avait bien quelque chose à me demander. Ce qu’elle désirait, son rêve de toute une vie, c’était de partir en croisière. Et depuis que grand-père était parti de son côté, de son côté du paradis, ses projets d’excursion maritime étaient (momentanément) tombés à l’eau.
Ça l’embêtait vraiment de partir en croisière toute seule. C’est toujours mieux d’être accompagné, pour aller s’asseoir, l’air de rien, à la table du commandant et flirter avec lui au-dessus d’un plat d’écrevisses et d’un turbot pommes vapeurs à la sauce béchamel.
J’ai donc fini par abdiquer. J’ai dit oui à grand-mère, même si ce n’est pas poli de parler la bouche pleine de tarte au citron (avec meringue). J’ai dit oui car j’aime beaucoup les bateaux.
À quai.
Le reste du temps j’ai le mal de mer.
Une bonne partie de la croisière s’est déroulée à merveille. Surtout les escales. Parce que la plupart du temps je restais enfermé dans notre cabine du fait de la houle et des vagues surpuissantes, hautes comme des buildings de la baie de Rio. Comme le dit Baudelaire : « Que l’univers est vaste à la clarté des lampes, aux yeux du souvenir que le monde est petit. » Donc, mon moment préféré, c’étaient les escales. Les joies souples de la terre ferme. D’autant que l’on partait par petits groupes et le mien était vraiment sympathique. Grand-mère avait rencontré un homme de son âge qui portait avec fière allure la chemise à carreaux. C’était ce qu’on appelle une rencontre simple, belle et placée sous le signe de l’évidence. Parce que depuis la mort de grand-père, il y avait chez grand-mère toute une armoire remplie de chemises à carreaux dont elle n’avait pas eu le courage de se séparer, et, sans rentrer dans des considérations de courage qui sont toujours très subjectives, disons que dans la commune où vivait grand-mère il aurait fallu attendre dix mois encore avant la date du prochain vide-greniers. L’homme en question s’appelait Marcel, ce qui est assez cocasse pour quelqu’un qui affiche une prédilection pour les chemises à carreaux. Et ce qui m’a tout de suite plu chez Marcel, c’est qu’il s’était inscrit à la croisière en compagnie de sa fille unique : la jolie Priscilla.
La dernière fois que j’ai vu Priscilla, c’est lors de l’ultime excursion que nous avons faite avec mon groupe, avant qu’il y ait ce stupide accident déclenché par le commandant de bord qui au moment de l’apéro s’était approché un peu trop près des côtes rocheuses pour offrir à ses passagers le frisson des îles grecques comme si vous vous y rendiez à la nage. Depuis, je suis allé sur le compte Instagram de Priscilla pour savoir ce qu’elle avait posté comme photos de la croisière, et ce qui m’a surpris, c’est que sur la dernière photo en date, on voyait grand-mère et Marcel accoudés à une balustrade surplombant un magnifique paysage de Toscane, et de dos, on voyait la silhouette de Priscilla.
C’était vraiment étrange parce qu’on se demandait bien qui avait pu prendre la photo sur laquelle on voyait Priscilla prendre la photo de grand-mère et Marcel. Et par quelle opération du Saint-Esprit cette photo s’était ensuite retrouvée sur le compte Instagram de Priscilla…
Était-ce son ange gardien qui, déjà, devinant le drame qui allait s’ensuivre, s’était chargé de prendre la photo pour avoir d’elle un dernier souvenir qu’elle même n’aurait pu saisir ?
Il est si difficile de saisir l’instant présent si l’on n’est pas aidé par son ange gardien.
image ©Amélie
Après le naufrage du bateau, il n’y avait pas grand monde pour la photo. Mais tout compte fait (une centaine de noyés) les retrouvailles avec ma chère Priscilla se sont exaucées par l’intermédiaire de son ange. Une statue en bois peint, dans la stricte lignée du Saint-Patrick qu’on trouve dans la petite chapelle de Goujon, postée sur la tombe de Priscilla, une larme à l’œil et une rose à la main.
Grand-mère a eu beaucoup de chance. Marcel s’est sacrifié pour elle, en lui cédant la place dans le canot de sauvetage.
Quant à moi, bien que j’aie en permanence le mal de mer, je me débrouille pas mal en natation – j’ai eu mon Triton à la piscine de Bois-Colombes en 2007.
Aujourd’hui, grand-mère n’a plus vraiment le goût des croisières et du grand large. Elle se contente de faire des gâteaux (tartes au citron, forêts noires). J’insiste juste les jours où elle prépare son fameux marbré au chocolat pour qu’il y ait un petit ange en sucre posté sur le dessus. Une larme en sucre sur le visage en sucre, et une rose en sucre à la main. Oui, je sais, ça fait beaucoup de sucre. Mais rien n’est trop bon pour le souvenir de Priscilla.