Christian Garcin & Patrick Devresse | Mini-fictions, 42. Science
photos Patrick Devresse, textes Christian Garcin.
Une série de textes et images en dialogue, à suivre en son intégralité ici
©patrickdevresse
En 1907, le docteur Duncan Mc Dougall pesa, juste avant et juste après leur mort, six humains, qui bien entendu étaient déjà moribonds, puis quinze chiens, qui quant à eux avaient été aidés à mourir par l’intermédiaire d’efficaces poisons. À l’issue de ces expériences il estima que le poids des quadrupèdes n’avait pas été modifié, ce qui était en conformité avec la doctrine selon laquelle les animaux ne possèdent pas d’âme, tandis que celui des six humains, lui, avait insensiblement varié : ils pesaient en effet vingt-et-un grammes de moins une fois morts. Ce poids infime, avait conclu le docteur, représentait donc incontestablement celui de l’âme, qui de façon singulière quittait le corps dans un délai plus ou moins court selon les individus : « Le poids de l’âme est retiré du corps quasiment à l’instant du dernier souffle, bien que chez les sujets de tempérament oisif elle puisse rester une minute entière dans le corps », écrivit-il ensuite dans The Guardian.
Quelques années plus tard on parvint à estimer le poids des nuages. Il fut établi qu’un cumulus d’une dizaine de mètres pouvait atteindre le poids de 2000 tonnes, tandis qu’une accumulation de cumulonimbus lors d’un orage de taille moyenne frisait le million de tonnes.
L’âme humaine s’envolant comme chacun sait dans les cieux et rejoignant les nuages, il fut ensuite aisé pour certains de déduire qu’un petit cumulus de dix mètres pouvait abriter l’équivalent de cent millions d’âmes humaines. Quelqu’un fit remarquer que, vu le nombre de nuages simultanément présents sur toute la surface de la Terre, il n’y aurait jamais assez d’âmes pour les remplir, mais personne ne l’écouta : on avait envie de croire en cette théorie des nuages d’âmes qui flottaient, bienveillants, au-dessus de nous dans le ciel bleu, rebondis et joufflus, sympathiques, familiers comme nos parents disparus qui ainsi veillaient sur nous. Un jour un fâcheux fit toutefois remarquer que le moindre orage multicellulaire estival, qui regroupe plusieurs cumulonimbus, pèse environ 25 millions de tonnes, soit l’équivalent de mille milliards d’âmes humaines. Or il y avait là un problème : ce seul chiffre, correspondant à un seul orage, représentait davantage que la totalité des êtres humains présents sur Terre depuis l’origine, cette population totale cumulée étant ordinairement estimés à 100 milliards d’individus.
De cela, on déduisit deux choses, qui peut-être n’en étaient qu’une : d’une part que les âmes humaines ne formaient évidemment pas la totalité du poids des nuages (après tout il y avait aussi de la glace, et du gaz), et d’autre part que l’expérience du docteur Mac Dougall en 1907 avait sans doute été incomplètement menée, et avait abouti à une erreur concernant les chiens : de toute évidence en effet, les autres êtres vivants présents sur Terre depuis l’origine des temps (huîtres, diplodocus, chiens, mésanges, tigres à dents de sabre, hippocampes, aïs, holothuries ou gazelles de Thompson) possédaient eux aussi une âme, ce qui fut d’ailleurs plus ou moins démontré vers 1950 au sujet des moutons …’ une âme animale dont le poids venait au moment de leur passage de vie à trépas s’ajouter à celui des humaines qui continuaient à migrer dans les cieux, passant éternellement de nuage en nuage, et d’orage en orage exprimant inlassablement leur courroux à la face du monde ici-bas.
Christian Garcin est écrivain, à lire notamment sur remue.net - lire en particulier cet entretien paru en août 2014,à la parution de Selon Vincent (Stock). Christian Garcin est auteur de nombreux livres chez de nombreux éditeurs - on se référera à l’excellente bibliographie du site des non moins excellentes éditions Verdier, ainsi qu’à sa notice wikipedia, pour en saisir l’ampleur.
Patrick Devresse est photographe. De lui, Dominique Sampiero dit : "Patrick Devresse est un homme qui regarde. Qui scrute doucement le réel autour de lui. Comme ça. Mine de rien. Et même parfois qui baisse les yeux en souriant. L’esprit ailleurs. Comme si poser une vigilance sur le monde et vivre étaient intimement liés."
Voir son site http://www.patrickdevresse.com/, et son parcours personnel.