Ciel de l’eau

Le ciel de l’eau faisait semblant d’être immobile et remuait sitôt la seconde passée.

Maintenant, les poètes vivants jubilent et se tiennent les uns contre les autres de midi à minuit.

Hier, Caroline s’est enfuie dans les prés pour cueillir des champignons. Elle aurait eu dix paniers qu’elle les aurait remplis, tout en parlant du grand-père, du père, du frère. ; et j’ai pensé à ma grand-mère et ma mère botaniste. Ainsi, Caroline et moi étions plus de deux dans la lumière et sa pluie, marchant sur la prairie aux vaches brunes et tranquilles, et toujours la Loire, un vertige fascinant, insaisissable, infidèle et présent pourtant.
C’est dans ce pré que j’ai laissé ma colère, du moins c’est ce que je crois, elle n’était plus là quand je suis rentrée à Nantes. Au bout du fleuve il y a l’océan, il est possible de partir à chaque instant.

Caroline pense. Elle est toute pensée langage, mais soudain trois champignons la font bondir comme une enfant et le langage s’absente, du moins le langage sur la langue. Elle avait retourné le coin de sa veste pour former un creux dans lequel elle posait les rosés et autres bolets. Et me vint le mot qu’utilisait ma grand-mère quand elle avait le même geste avec son tablier : dorne. Qu’as-tu dans ta dorne ? C’était forcément une cueillette impromptue, un buisson de baies, quelques pommes, trois grappes de raisins noha… La dorne de Caroline débordait, elle laissait tomber un ou deux champignons sur le chemin du retour. Deux petites filles jouaient et se promènaient. Nos rides ne faisaient que rire, un instant les chagrins et les terreurs se ratatinèrent.

La Loire dessinait un gouffre vers lequel nous rêvions. On ne sait toujours pas si nous l’aimons. Elle est comme une déesse aux humeurs changeantes, tant de lumière et puis les tourbillons féroces. Elle voudrait nous garder. Mais nous sommes terriblement libres. Nous la quittons sans cesse et c’est elle qui nous fait vivre ; c’est parce que nous nous approchons de la Loire que Caroline et moi gagnons notre salaire en ce moment. Alors nous voulons bien qu’elle nous tarabuste, qu’elle nous ramène plus à Woolf qu’à Gracq vers des promenades au phare, Flush sur nos talons. Nous ne mettrons pas de cailloux dans nos poches, elles sont pleines de champignons.

Maintenant, nous écoutons Camille de Toledo à Nantes, son inquiétude et ses traductions. Et cela me fait tant plaisir, quelqu’un prend la responsabilité de la langue. C’est ce que je sens dans une lecture publique, il y a devant moi une voix qui me décharge un instant de mes phrases, elles font semblant de s’endormir quelques minutes. Oh ! pas longtemps, parce que si les phrases que j’écoute me plaisent, si elles me vont droit à l’âme, alors mes phrases jubilent, ricochent, parlementent, rient, répondent, embrassent…

Je me souviens le ciel de l’eau inventait un monde parallèle à nos pieds. Et nous ne saurons peut-être jamais si nous aimons la Loire. Ce n’est pas important. On ne peut pas toujours décider si on aime ou pas.

14 octobre 2012
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