Damien Spleeters | Hobos WestWeGo

Damien Spleeters a publié transere chez Maelström ainsi que Tout ça c’est dans ta Tête chez maelstrÖm réÉvolution, à lire en ligne ici.

Son site.


Il n’est pas encore né celui qui note les jours parce qu’il perd la notion du temps qui passe. Celui qui emporte les draps de lit parce que ça peut servir. Celui qui discute, boit le chai en attendant l’arrivée. Qui regarde un moment les montagnes couvertes de nuages par la porte du wagon restée ouverte. Celui qui mendie et qui trouve de l’or dans la merde qui couvre les rails de chemin de fer. L’homme surexcité par le train où vont les choses. Il faut le sens de la mémoire, il faut transcender le temps. On sue des gouttes grosses comme mes doigts en attendant le départ du bus pour Mahabalipuram. Il ne faut rien rater que je me dis, boire tout ce qui arrive. À grandes lampées des histoires rapportées aussi, comme l’amie du Danois qui a dû prendre trois douches après s’être baignée dans le Gange et qui voyait le monde clairement malgré son bain de merde et de mort dans le fleuve sacré. J’ai noté des choses entre les lignes du Mahâbhârata, dans le train qui nous emmenait à Chennai : il va falloir faire les principales figures du retournement, de la première à la dernière, à feu et à sang, la puissance du vœu est énorme, un poème est-il un vœu ? L’importance de bénir et de se faire bénir. Le livre dit : les paroles prononcées doivent se réaliser, sinon le mensonge détruirait tout. Le livre parle de l’efficacité du rite de vengeance. Chennai, Madras, de l’autre côté de l’Inde, à l’est. Aperçue quinze minutes, le temps d’aller à la plus grande gare routière d’Asie. Cette ville résonne et me donne la fièvre. Voilà que je pense à Rigaut. Voilà que j’écris une lettre à Jacques Rigaut le grand mort, tué d’une balle dans le cœur dans la vallée aux Loups. Ne dites pas suicidé, le suicide est un malentendu. Celui qui tue n’est pas le même que celui qui est tué. Et j’écris à Jacques Rigaut ma lettre à l’Agence Générale du Suicide. Monsieur Rigaut, la mort arrive en mangeant, et on peut manger des mots. La réalité peut, elle aussi, arriver par la bouche, mais n’en ressort jamais. Voilà pourquoi parler de la réalité n’est pas réel. Et ce qu’on appelle la réalité, c’est ce qu’on codifie. Et c’est le corps qu’on charge de ce travail. Moi-même, Monsieur Rigaut, je suis au bord de la réalité car mon corps a son double. Il y a quelque chose dans la mémoire que j’ai oublié, mais il faut que vous sachiez que la clé ne peut pas se trouver dans le code. Une espèce d’ultime effort est nécessaire pour la prendre et la donner. Un effort épuisant, épuisant ! Casser le code, c’est se dissoudre en soi. Et il se pourrait que c’en soit fini de moi. Cela fait longtemps que le concept Damien Spleeters s’est dissocié de moi. Il me faut pourtant l’utiliser comme bien d’autres. Car je me suis souvenu, Monsieur, que ma mort m’a été prise ! C’est la dernière et la seule possession qu’il faut que je cède, que je me cède, et personne ne peut le faire à ma place. Et encore moins me l’enlever des mains, et m’en promettre la récompense. Ni le mérite ni la valeur n’ont quoi que ce soit à faire dans l’échange. Chaque battement de votre corps, chaque glapissement, chaque crissement, m’éloigne de ma mort. Pouvez-vous me la rendre ? Pouvez-vous me rendre ma mort ? C’est ici la limite des mots, vous devriez m’imaginer souriant, mais surtout pas comblé. Car ce sont ces absences qui me rendent infini. Je suis autour de la mort et de la vie, je les donne et on me les rend, je suis une frontière qui n’existe pas. Vous devriez m’imaginer, Monsieur, je souris à la Beauté, et elle en tremble ! Il n’est pas encore né l’homme. Il n’est pas encore né Kyle. Kyle est un ange que j’ai rencontré à Paris, quand on vivait ensemble dans la librairie Shakespeare & Co., kilomètre zéro, à l’ombre de Notre-Dame, dans le vacarme des sirènes de police. Nous sommes des tumbleweed, des herbes qui tournent. Il fallait retirer les livres la nuit pour trouver le banc en bois où on pouvait s’allonger. A social utopia masquerading as a bookstore où sont passés Allen Ginsberg, Gregory Corso et William Burroughs. Kyle Eliot vivait là, puis égaré dans la banlieue Sud de Paris, à apprendre l’anglais à des gamins. Il a trouvé un faucon mort sur le bord de la route. Il a bu son whisky en traduisant Arthur Rimbaud. On a crié Paris se repeuple sous le Pont-Neuf, et lui, seul devant la fontaine Saint-Michel, il était le seul mec sensé et saint au milieu de la perdition. J’ai quitté la librairie en réduisant en miettes une machine à écrire. Les coups de marteau rythmaient le poème et produisaient des étincelles. Les gens emportaient des lettres comme des ex-voto. Kyle Eliot est retourné en Amériques, il est croupier au Colorado, et je vais faire la route pour savoir s’il a eu des visions. Il n’est pas encore né Kyle Eliot, poète croupier au Colorado, qui dansait torse nu dans une cave à Bruxelles, sur un rock dingue. Il n’est pas encore né Kyle Eliot. Je pense à ce qu’on a fait, à l’avenir. Je pense à cette nuit où on a collé nos rêves sur les murs de Paris. Kyle l’écorché, encore un ange brûlé au couteau, comme Benjamin. C’est comme ça que je vois Benjamin. J’ai vu que Benjamin Pottel était un ange brûlé, une nuit à Beyrouth, je l’ai vu. Et Benjamin Pottel n’est pas encore né. Ici à Madras le bus démarre et je suis remonté à bloc. Les crieurs pour Pondi s’évanouissent dans le lointain. L’odeur de la merde en plein dans le nez. Il n’est pas encore né celui qui entend les ciseaux et les burins de Mahabalipuram, celui qui garde la mer sur sa gauche. L’homme dans le bus furieux qui trace la route à tombeau ouvert. Celui qui descend en marche parce que le bus ne s’arrête pas, non, fait demi-tour et repart toujours. Celui qui négocie sa chambre d’hôtel, celui qui négocie son poisson du jour, sauce au citron et au beurre. Celui qui entend don’t expect too much et qui s’en fout, qui joue aux échecs, qui rentre de nuit et pense que le bruit des vagues est une lourde respiration. Est-il seulement né l’homme ? […]

Les corbeaux forcent le réveil. J’ai rêvé que je rencontrais Harry Crews et qu’il était génial. Like a golden tooth in the crooked smile of god. Harry Crews qui parle de Goethe. Il n’est pas encore né celui qui se tient sous le porche. Le soleil est là près de l’horizon, près de la brume. Double dans le miroir huileux des backwaters. Musique près du soleil près de l’horizon comme un solo de jazz dingue qui touche le IT. Ils ne sont pas encore nés ceux qui ont du mal à se décider à partir. Ceux qui tiennent une solide discussion sur les tenants et les aboutissants. Ou celui qui perd le virtuel dans un gouffre qui absorbe la moelle des choses et les laisse creuses. Ça met dans un drôle d’état. Sofie essaye de raccourcir une chemise avec des ciseaux : résultat étonnant. Ils ne sont pas encore nés tous ceux ici qui veulent vous vendre quelque chose, tous ceux ici qui veulent vous rouler. Un corbeau nous dit hello quand on part. Cellule monacale à Fort Kochi sous la pluie. Promenade au bord de la mer d’Oman où les pêcheurs vendent leurs prises à ceux qui veulent faire cuisiner leur poisson. Ça cacahuètes grillées, ça prêcheur sound system new faith. Kochi, God’s own country le long du cimetière hollandais qu’on ne voit pas. Messe à l’église Saint-Francis, première église d’Inde. Impossible de trouver l’Inde Sacrée, livre trésor de Grotowski. Il n’est pas encore né le Sadhu, le renonçant. Tapas. Est-il seulement né l’homme ? […]

Celui qui au premier jour du Hadj aperçoit quelques pèlerins sur les quais de Mangalore, quand la chaleur du matin est déjà étouffante. Ils ne sont pas encore nés Matt et Erin de Philadelphia. Non, il n’est pas encore né Matt. Celui qui vient de Pennsylvanie, celui dont la famille a émigré de Slovaquie il y a cent cinquante ans. Celui qui s’y connaît en ornithologie. Elle n’est pas encore née Erin. Celle qui fait un master en développement national à l’université du New Jersey. Ils vont rester jusqu’en juin dans une ferme organique. Comment se forge l’opinion d’un Américain sur les Natives, sur les Amérindiens ? Apparemment, on en apprend peu à l’école, au cours d’American History, et il lui a fallu prendre des cours à l’université pour en savoir plus. Il a aussi quelques amis. On parle des problèmes de drogue, d’alcool, des casinos, des droits différents. Il me dit que beaucoup d’émigrés sont arrivés après le génocide – il emploie le mot holocauste – et ne se sentent donc pas responsables. On parle de la pauvreté. Il me dit que la nation cheyenne est proche de Washington. Il me dit de chercher Great Smoky Mountain. Il n’est pas encore né celui qui fera la différence entre les mythes et les espoirs que fonde un jeune Européen sur les nations américaines et la réalité, les réalités que vivent tous les jours ces hommes et ces femmes. Et maintenant quatre heures à attendre dans une salle climatisée trouvée par Sofie. Canapés confortables pour un petit somme, douche et cricket qui, je dois bien l’avouer, me fait penser vraiment à un base-ball de tapette à l’aspect sportif aussi évident qu’en Formule 1. Il n’est pas encore né ce gars du comptoir d’informations, normalement on duty, qui vient regarder le match Sri Lanka-Inde et nous explique les règles. Celui qui me regardait dormir et me dit que je ressemble à un joueur néozélandais qui s’appelle Daniel Vettori. Et bon dieu c’est bien vrai. Il n’est pas encore né ce gars qui nous parle du lieu de pèlerinage, près de Chengannur. Qui fan de cricket nous parle du divin, du miracle après dix ans sans enfants, de la chair de poule qu’il a quand il peut embellir la journée des gens. Celui qui parle de dieu, holyness. Il n’est pas encore né Jalâl ûd Dîn Rûmî. Les miracles sont faits pour détruire les ennemis, les amis n’en ont pas besoin. Il y a quelque chose de plus à faire que parler, il va falloir y passer mon vieux que je me dis. Le voile et le voilé. Il n’est pas encore né ce cher Kurt Gödel, ce fou magnifique. Les démons, les démons. Daïmon et le pèlerinage. Saint confusion. Ce gars, quarante-trois ans, a été champion national de body-building six fois d’affilée. Il nous montre un truc et je ne savais même pas qu’un foutu muscle existait à cet endroit. Compétitions au Japon et au Pakistan. Il m’écrase quelques phalanges en me serrant la main pour me dire au revoir. On va prendre le train et on n’a pas pensé à lui demander son nom. Tout mon corps reste plongé dans une espèce de léthargie. C’est vrai, pas si loin d’ici a émergé le zéro, comment faire quelque chose avec rien. Presque aucun contact public entre hommes et femmes ici. Mais comment un acte total d’amour pourrait-il être sale et mauvais ? Quatre grands pèlerinages hindous pour les quatre points cardinaux. Quatre pèlerinages pour le salut, moksha. Arrivée à Gokarna à la nuit tombée. Une demi-heure de rickshaw et on a l’impression d’être tombé dans le trou du cul du monde, et pas seulement parce qu’il fait sombre. Traversée de hameaux, arrêt pompe à essence, montées, descentes, en veux-tu en-voilà. Traversée du désert. On aperçoit la mer en contre-bas, des lumières découpent les plages. Rafistoler la moustiquaire en calant du papier cul dans les trous. Toilettes qui fuient. Cancrelats qui gambadent. J’en reviens pas qu’on ait pris cette cabane. Le gérant à la réception ressemble à un maquereau avec sa pute. On mange un bout au restaurant et c’est carrément le repaire de vieux hippies déglingués, alcool frelaté en pleine prohibition. Tout un programme. Si le monde est petit, que dire de son trou du cul ? Voilà qu’on recroise la route des Suisses de Pondichéry. Il n’est pas encore né Don Juan. Qui cherchant l’innocente crée la perversion. Celui conquête-destruction sans fin. Celui qui cherche un coin vierge sur cette foutue terre pour s’y installer, dépuceler tout et se barrer comme un nostalgique idiot naïf. Il n’est pas encore né le parfait touriste, la machine de guerre. On y verra plus clair au lever du jour. Est-il seulement né l’homme ? […]

Il n’est pas encore né Galileo Galilei ce matin. Je vois ce qu’il y a dans la tête de Paul. Il faut que je lui dise que c’est beau. Ahimsa. Faire violence à l’autre en le définissant comme autre. Se faire violence à soi-même en se définissant une identité. Nous sommes infinis. Les contradictions. L’injustice. À vivre la défaite de l’humanité. Il n’est pas encore né Yannick Laurent, celui que j’ai rencontré quand je travaillais comme laquais aux magasins de luxe Printemps, à Paris. Celui parti vivre un peu en Australie. Il n’est pas encore né non plus cet autre gars au nom loufoque qui était l’innocence même. On se moquait de lui mais il s’en foutait c’était comme s’il découvrait le monde tous les jours pour la première fois. Bon dieu j’en ai vu des anges avec mes yeux fatigués et brûlants. Là au bout de la plage nageait un dauphin, très proche, on l’observait. Sweet dreams dans la tête au retour, version John 5 et Manson, on y retourne. San écrit dans le sable, effacé par les vagues. San Dominique. Il n’est pas encore né Dominique, ce webdesigner sous quelques pseudonymes. Trente-huit ans, divorcé, sans enfant. Il peut vivre là où il veut en vendant de l’espace publicitaire sur ses sites web. Il soutient un orphelinat à Verkala avec cet argent. There is a method to your madness qu’il me dit. Né en Australie. Ses ancêtres ont vécu en France, en Italie, en Irlande, en Espagne, à Malte et en Égypte. Il lui a fallu un mois pour trouver le numéro de téléphone de la petite église en Égypte où ses grands-parents se sont mariés afin d’obtenir le certificat de mariage et pouvoir demander un passeport maltais. Son grand-grand-oncle était chercheur d’or à Djibouti. Il en a trouvé, était très riche et avait une dizaine de femmes. Il n’est pas encore né cet homme qui se laisse porter étendu par le courant qui toujours le tourne vers le soleil qu’un aigle traverse. Écouter le crépitement terrible, c’est ce dont il est question depuis le début. Écouter sa propre respiration qui n’est pas vraiment à soi à la fin, au fin fond. Tiré et poussé par la même force qui vous retient en vous chassant, toujours sur le retour. Elle n’est pas encore née Irene qui nous raconte son mariage avec Paul qui, juste après leur première rencontre, lui demande d’aller à la montagne car le monde va être submergé sous les eaux. Elles ne sont pas encore nées toutes ces femmes dans leurs cages dorées. Elle n’est pas encore née cette femme qui avorte. Une vache mange un livre sur la plage. Buffalo Soldier. Il n’est pas encore né ce fou de Gaspar. Dominique nous dit qu’il a vendu sa maison il y a quelques années. The biggest way to make God laugh is to make plans qu’il dit. Il vit maintenant dans sa maison à Varkala, ici avec nous, où demain, qui sait ? Port-Saïd, église copte dont les pierres furent apportées de Malte. Près du canal de Suez. Accepter, accueillir. Se faire grandir, aimer chaque jour une différente personne, car nous ne sommes jamais les mêmes. Le Tout est plus que la somme des parties. La propriété, au fin fond, est une illusion. Rien ne m’appartient. Empli de grâce. Thankful for everything. Je vais me sécher les fesses. Intéressant de voir qu’un certain mode de vie, ce mode de vie que notre éducation a toujours rejeté dans la marge, est possible et, en outre, épanouissant. Superfast Express. Elle n’est pas encore née Irene qui a appris sa première phrase anglaise I love you en regardant Gone with the wind. Elle n’est pas encore née Irene la physiothérapeute qui nous raconte le patient du Ghana, aveugle de naissance, qui oublie les langues apprises et qui demande pourquoi, pourquoi lui. On parle des magasins d’alcool qui ferment un jour par mois, le jour de paye. On parle des Jeux Olympiques de la Spiritualité. De la vulnérabilité de la vie. Les sept fondements de la vie pour les anciens Hawaiiens. Trois tatoués dans le dos de Dominique : Mana, Aloha, Kala. Essayer de ne pas pisser sur ses propres pieds. L’énergie de Byron Bay, y rester seulement cinq jours, pas plus. À ce moment une chanson : number five. Physique quantique. Tout est parfait. C’est parfait d’être pauvre. C’est parfait d’être fou. Il n’est pas encore né Dominique qui nous imagine ce cinéma d’après la mort où l’on revoit tous nos moments d’angoisses, tous les moments où on était sérieux. On regarde ça en mangeant du pop-corn, on se bidonne et ça donne envie d’y retourner qu’il nous dit. The biggest ego is the spiritual ego. And that’s okay too. On se dit au revoir, aloha. Quitter l’oreille de vache et voir maintenant toute cette route qu’on avait fait de nuit. Le sentiment est étrange. Entre les wagons, vers le nord, il n’est pas encore né celui qui retourne travailler à Bombay, celui qui vit à Milan, qui veut fumer, qui aime Zurich et les casinos. Il n’est pas encore né celui qui lit Nietzsche et qui veut nous offrir la course en rickshaw. Celui qui fait visiter la chambre d’hôtel, catholique, une croix tatouée entre le pouce et l’index, qui travaillait à Dubaï et qui a dû revenir pour se marier et avoir un enfant. Do you believe that God is dead ? me demande-t-on. On regarde la télévision, comme le premier soir à Bombay. La boucle se boucle. Le Dalaï-Lama parle, dit que le monde devrait connaître ahimsa. Tom & Jerry. Eric Clapton chante Yes you look wonderful tonight. Et je pleure d’amour pour Sofie. Mais est-il seulement né l’homme ? […]


Photo Yassin Serghini ©



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18 janvier 2010
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