Décembre : La littérature et la vie (2/2)

Dernière chronique de Frédéric Lefebvre en hommage à Pierre Pachet.
De nombreux textes sont disponibles sur le site consacré à Pierre Pachet , dont certains de ceux cités dans cette chronique
.


 

6.
Deux motifs pris à la littérature – à la tradition occidentale de la littérature. Ils jouent un rôle dans L’Amour dans le temps et dans Sans amour.

Le premier motif est pris à Virgile. Dans une étude intitulée – déjà – Vies sans amour (dans la Nouvelle Revue de Psychanalyse, au début des années 1990). Pachet commence en expliquant qu’il a été marqué à l’adolescence par deux vers du poète turc Nazim Hikmet, qui l’ont touché, qu’il a conservés en mémoire ; et que le moment est venu de les commenter. Il les cite :

Drôle de chose que l’amour : tous ceux qui ne sont pas aimés
Ne se jettent pas nécessairement au ruisseau [1].

Dans cette étude, il aborde – formant une série – Platon, Lucrèce et Molière (Le Misanthrope) ; et aussi Tolstoï (Anna Karénine, pour les « gestes machinaux » des personnages) ; et le cinéaste François Truffaut (L’homme qui aimait les femmes). Et il s’appuie sur un passage des Bucoliques de Virgile, où il est question du sourire du petit enfant, adressé à ses parents. Le texte lui-même est controversé ; Pachet préfère la version donnée par Jacques Perret, dont il cite l’édition et la traduction :

Prends l’initiative, petit enfant, manifeste à ta mère, par ton rire, que tu la reconnais :
Pour ta mère, ces dix mois d’attente ont été pénibles ;
prends l’initiative, petit enfant : celui qui n’a pas ri à ses parents,
un dieu ne peut le juger digne de sa table, ni une déesse de son lit [2].

Ce qui intéresse Pachet, c’est cette sorte de responsabilité que Virgile semble attribuer – paradoxalement – à l’enfant. Il commente : « c’est l’enfant qui prend l’initiative (incipe), c’est lui qui, du fond de son impuissance, a le pouvoir de signifier la reconnaissance de l’amour ». Et il renchérit : « Oui, l’amour me donne vie, et plus-que-vie, mais à condition que je le reconnaisse, que je n’en sois pas qu’un récepteur, que je m’affirme comme individu en le désignant individuellement. Le mal-aimé est un mal-aimant, qui a laissé passer la chance de l’amour [3]. »

Le second motif, Pachet semble le prendre à Goethe (un auteur qu’il n’aime pas en général, qui peut lui servir aussi de repoussoir ; il dira aussi de tel auteur qu’il aime : « c’est l’anti-Goethe ») [4]. Dans une étude du milieu des années 1990, ajoutée ensuite à la seconde édition des Baromètres de l’âme (son livre sur la naissance du journal intime au XIXe siècle).
L’emprunt – probable – doit beaucoup au critique Georges Poulet, qui consacre un passage à Goethe dans un livre qui étudie un même motif à travers la littérature (à partir de la Renaissance, et avec des incursions dans les littératures en anglais, en allemand, en espagnol) : Les Métamorphoses du cercle.
Poulet cite des lettres de Goethe, étudie ses œuvres : sa conception de la vie heureuse prendrait la forme du cercle (ou de la sphère), dont il est lui-même comme le centre. Poulet commente et cite à la fois : « Rien […] de tragique dans l’expérience des limites faite par Goethe. On a plutôt l’impression de la satisfaction éprouvée par un propriétaire éprouvant les frontières de son domaine : "L’esprit projette ses rayons du centre à la périphérie, écrit Goethe. S’il s’y heurte, il s’arrête, et recommence de tirer, à partir du centre, de nouvelles lignes de force […]." » Poulet cite aussi cette lettre de Goethe : « Pour ce qui est de moi, je suis heureux. Les affaires, les sciences, une paire d’amis, tel est le cercle entier où je vis et dans lequel je me suis retranché sagement. » Et il commente : « Goethe est, dans tous les sens du mot, quelqu’un qui se contente de vivre à l’intérieur de son cercle. »
Pachet, sans reprendre encore explicitement le motif, évoque cette analyse de Poulet et cite cette phrase « caractéristique » de la conception de Goethe, de sa conception « centralisée » de l’individu : « L’esprit projette ses rayons », etc. Il construit ainsi un couple d’opposés : d’un côté, Karl-Philipp Moritz (l’auteur d’Anton Reiser, un roman important pour lui), qui conçoit son individualité comme une « réalité instable », dans une sensation de « dépossession » ; de l’autre, Goethe, avec son individualité qui semble toujours « triomphante » (orgueilleuse) [5].

Comment, dans les années 2000, ces motifs servent encore – peut-être autrement. Ou les analyses qui les accompagnent.
Dans Devant ma mère, Pachet observe une petite fille de sept mois assise dans l’herbe, concentrée pour attraper une fleur. À un moment, une femme (qui n’est pas sa mère) s’accroupit à sa hauteur et lui sourit ; le bébé « sourit à son tour, largement, en direction de ce sourire ». Pachet médite : « c’est comme si notre humanité était fondée entre autres là-dessus, sur le moment où l’enfant, quelque temps après sa venue au monde, répond par un sourire au sourire qui lui est adressé, "reconnaît par le sourire" (comme dit Virgile : cognoscere risu) » [6].
Ou bien il réécrit un passage de l’étude Vies sans amour, pour l’intégrer à Sans amour. Il a invoqué une série de films documentaires de Daniel Karlin et Tony Lainé, diffusée à la télévision (L’Amour en France) : « À des heures tardives, la télévision […] fait rencontrer […] des personnages dont le maintien et le débit suggèrent que l’amour n’est pas venu leur donner la grâce des gestes et de la pensée. » L’un de ces personnages est un homme qui a tué son amie, après qu’« elle eut éclaté de rire parce qu’il ne parvenait pas à démontrer sa virilité devant elle » ; par sa « moquerie imprudente », dit alors Pachet, elle a mis à nu en lui « un être totalement dépourvu de protection, totalement inaimé ». Dans Sans amour, il reprend ce développement (deux longues phrases), en remplaçant « totalement inaimé » par « non aimé et non aimant » (en explicitant ainsi, peut-être, le thème du mal-aimé qui est mal-aimant, associé dans la première étude à Virgile et au sourire du petit enfant) [7].
Ou bien encore, il préface un livre de l’auteure franco-allemande Anne Weber, sur Goethe et sur son fils (Auguste). C’est un livre de fiction, une « tragédie bourgeoise pour marionnettes » (comme dit l’auteure). Un livre sur la vie malheureuse du fils. Pachet, dans sa préface : Auguste, c’est « le fils écrasé par la stature et l’égoïsme génial de son père Goethe, […] qui éprouve sans se révolter l’amertume de sa vie, quitte à se consoler dans le vin ». Auguste meurt à Rome, pendant un voyage en Italie avec Eckermann, qui est le confident de Goethe (lui-même encore vivant, très âgé). Et Pachet rappelle l’anecdote : sur la tombe d’Auguste, Eckermann « fit inscrire en une formule cruellement égocentrique : "Goethe filius" (sans prénom) » [8].

Le thème du mal-aimé-et-mal-aimant et le motif du cercle se conjuguent surtout dans un personnage de L’Amour dans le temps : le personnage appelé « Olga ». Dans la dernière partie du livre : « Douleur d’aimer » ; dans une section intitulée – encore – « Vies sans amour ».
Olga vient de province, d’un « monde étroit » qu’elle a voulu quitter. Elle vit à Paris, a des enfants. Mais on comprend aussi qu’elle est restée empêchée toute sa vie, limitée : « Je pense souvent à Olga, à sa vie soigneusement empêchée d’aimer [9]. »
Pachet l’observe, la décrit : « je l’ai vue à la fois crispée, et tenant en son souci ses proches ». Il développe : « Elle devait penser les aimer, elle ne devait même pas se demander si c’était cela aimer ; pourtant il me semblait qu’elle ne faisait que les privilégier dans l’ordre de ses préférences [10]. »
Olga appartient à une certaine « tribu », dit-il (sans en dire plus). Ce fait interfère avec le motif du cercle. Pachet décrit Olga dans son rapport avec ses proches :

Elle avait tracé une sorte de ligne imaginaire qui les englobait et les situait dans son monde ; cette ligne, je crois, servait moins à créer une proximité, une appartenance, un don de soi, qu’à exclure, à déterminer qui n’était pas de son premier cercle. Ceux qui restaient en dehors du cercle, elle les regardait en ayant en tête cette distance sacrée [11].

L’amour, au contraire, dit Pachet, est une « force indéfinissable et puissante » : « n’aurait-il pas commencé par le passage de cette ligne ? [12] »
Pachet raconte alors en résumé deux tentatives ou épisodes. Olga fréquente un premier homme, partiellement « étranger » à la tribu, « un moustachu de mauvais goût, mais entraînant » ; elle finit par « renoncer à lui ». Puis elle s’engage avec un homme « qui, tout en appartenant à sa tribu, avait assez d’audace, de fantaisie […], de désir d’explorer la vie, pour l’entraîner hors du cercle où elle voulait l’enclore » ; mais là encore – et pour le « malheur de sa vie » –, elle fait tout ce qu’elle peut « pour le retenir, le freiner » ; et c’est lui qui finit par la quitter. Commentaire de Pachet : « Elle avait gagné – elle n’était pas sortie du cercle ; elle avait perdu – elle s’était dérobée à la chance de l’amour [13]. »

Ce personnage, avec son prénom russe, que Pachet a connu « si longuement » et « jusqu’à sa mort », c’est sans doute déjà le personnage qu’il appelle « Irène » dans Sans amour, et qu’il présente alors comme une « proche cousine » [14].
C’est le jeu – ou le couvert – de la fiction.
Peut-être Pachet fait-il comme il a vu faire son ami Jude Stéfan. Stéfan est capable, dans un livre intitulé Faux journal, d’évoquer (Pachet le cite) la « mort réelle du père » (de son père), en jouant sur le mot « réel » ; ou de faire en sorte que le prénom de sa femme soit « désigné-effacé » dans une devinette poétique, qui conduira sans peine à la solution (ce prénom rime avec « Judith » ou « Lilith » : il faut deviner « Édith ») [15].
La sœur de Pachet s’appelle « Hélène » (qui est, comme le nom « Irène », un prénom français à consonance russe, ou proche du nom russe équivalent – et les deux sont si proches, riment).
Dans Loin de Paris ou dans Devant ma mère, Pachet parle de sa sœur sans fiction (elle meurt au début des années 2000, de maladie, et Pachet évoque cette période de la maladie, et la relation alors problématique avec sa mère – leur mère : la malade, dit-il, « n’avait guère envie de voir sa mère, de sentir le souci que sa mère éprouvait pour elle se superposer à l’inquiétude qu’elle éprouvait pour elle-même, pour son corps paralysé, son cerveau atteint, sa vie menacée ») [16].
Dans Sans amour, le personnage d’Irène occupe une place importante. Ce n’est pas seulement un personnage du « renoncement » à l’amour, mais du « refus ». Il y a une gradation dans les termes, entre les premiers chapitres, où Pachet tourne autour du mot « renoncement » (comment nommer l’état de ces femmes âgées et seules, se demande-t-il : « solitude, chasteté, abandon, renoncement peut-être »), et les chapitres consacrés à Irène (dont le premier est intitulé « Irène, ou le refus »). Pachet est à la fois bouleversé et choqué, agacé, par cette attitude d’Irène. Il le dit aussi dans plusieurs entretiens (parfois, l’interviewer met lui-même l’accent sur le personnage). Pachet répond par exemple à Alain Veinstein : « Oui, c’est l’énigme d’un personnage qui a pensé que c’était trop difficile, l’amour, les risques de l’amour, l’audace qu’il demande, la mise à nu, au propre et au figuré, et ce refus […] me trouble encore aujourd’hui, comme un problème, comme un regret, comme un remords de ne pas avoir été… Qu’il ne se soit pas trouvé quelqu’un qui ait su l’entraîner vers l’amour [17]. »

Colombe Schneck, une nièce de Pachet, une fille d’Hélène, évoque dans un texte d’hommage (dans Le Nouvel Obs) ce moment où Pachet lit en public, en 2012, un extrait de Sans amour. Il s’agit d’un passage où le personnage d’Irène, pendant la guerre, cachée dans un couvent, isolée de ses parents, de sa mère, a ses premières règles. « J’étais très gênée puis émue », dit Colombe Schneck. Puis elle rapporte ce commentaire de Pachet durant cette lecture, à propos de ce personnage : « Quelque chose était brisé du monde ou d’elle-même ». Et elle : « j’avais enfin compris le silence de ma mère ».

 

7.
Il existe une chose appelée « littérature » ou « culture littéraire ». C’est ce que Pachet défend dans un de ses comptes rendus, en 2011. Dans une controverse amicale avec la latiniste Florence Dupont.
C’est sérieux. Pachet consacre trois comptes rendus à Florence Dupont, l’invite à parler dans son séminaire (en 2014). Car elle n’est pas seulement latiniste : elle a consacré un livre que Pachet juge important à Aristote et à la Poétique (Aristote ou le vampire du théâtre occidental). Elle considère ce qu’elle appelle (Pachet la cite) la « révolution » accomplie par Aristote : des tragédies athéniennes, qui étaient des « spectacles rituels », il a fait des « textes ». Venant après la « grande époque » des tragédies (le Ve siècle avant J.-C.), n’étant pas lui-même athénien, Aristote « décontextualise » les tragédies, leur enlève leur « contexte civique et rituel » (des fêtes de six ou sept jours, des centaines de chanteurs, des musiciens, etc.), et les « textualise », les réduit à des textes. Pachet résume l’innovation d’Aristote, selon Dupont : « Il ouvre une nouvelle ère de la réflexion sur les œuvres, sur leur équilibre interne, leur finalité quasi indépendante du rapport au public. Il contribue à construire la figure du poète-créateur, le poiètès, retranché dans la solitude de son travail d’écriture. » Avec Aristote, la tragédie, qui était spectacle, « entre dans le monde des textes, ce que nous appelons "littérature", qui est soumis au jugement des lecteurs, qui existe dans un univers détemporalisé, indéterminé ». Et c’est ce que Dupont lui reproche. Car son approche à elle est franchement « anthropologique », dit Pachet ; elle voudrait détourner l’attention des textes « vers les pratiques propres à chaque groupe humain » (elle a consacré par exemple un livre au « festin romain, la cena »). Et Pachet résume sa démarche : « Refus de la "littérature" comme art suprême du langage, écrasant tous les autres modes de jeu et de partage […]. Refus aussi, au nom des "écarts" entre les pratiques, y compris dans une même société, de l’universalisme [18]. »
Le cas particulier discuté par Pachet en 2011, c’est le nouveau livre de Dupont, Rome, la ville sans origine (sur la conception de l’identité, de la citoyenneté). Elle n’y étudie pas seulement les pratiques rituelles ou juridiques, mais aussi l’Enéide de Virgile (commandée par un empereur « pour légitimer son pouvoir sur Rome et sur le monde »). Elle en fait une analyse intéressante du point de vue anthropologique. Mais elle écrit aussi ceci, qui gêne Pachet (il la cite) : « le lecteur romain contemporain de Virgile est le seul destinataire possible, et cela dans le temps de sa lecture, d’une succession d’images verbales ancrées dans Homère et dans la Rome contemporaine ». De plus, elle souligne rarement la « beauté » du texte, « qui lui importe moins que sa précise et utile démonstration ». Pachet prend donc la défense de la « culture littéraire », qui suppose que les textes du passé « nous parlent, ou à certains d’entre nous », que « leurs auteurs ne visaient pas que leurs contemporains ». Il lui semble d’ailleurs que la position de Dupont est paradoxale ou contradictoire : elle veut montrer que ces textes écrits par « des hommes d’autrefois » nous sont fondamentalement « étrangers » ; et pourtant ces textes « nous intéressent » (« ne serait-ce qu’à partir de travaux comme celui-là ») ; et même, « ils nous émeuvent et nous enchantent » [19].
On peut penser, à lire cette défense de la littérature (d’une conception de la littérature tournée aussi vers le futur), à l’admiration de Pachet pour la Vie de Henry Brulard de Stendhal, en particulier ce passage où Stendhal voit un encouragement à être « vrai », à la sincérité, dans le fait de s’adresser à un lecteur du futur, qu’il ne connaît pas, dont il ne connaît pas les « préjugés » (ce sont les mots de Stendhal, cités par Pachet dans Les Baromètres de l’âme) [20].
On peut penser aussi à une autre controverse à propos des auteurs latins. Pachet a fait l’éloge d’un livre de l’historien Paul Veyne, L’Élégie érotique romaine, dans les années 1980 (sur un certain genre de poésie d’amour : Properce, Ovide, etc.). Mais avec une objection, qu’il va reprendre et renforcer par la suite (au point de marquer plus franchement son désaccord avec Veyne, dans son mémoire pour l’habilitation à diriger des recherches, ou à l’occasion de nouvelles traductions de poésie latine). La controverse inclut aussi Jude Stéfan, qui, en tant que traducteur de latin et poète lui-même, avait vivement réagi contre l’interprétation de Veyne, réfutant sa thèse d’une poésie purement conventionnelle, sans aucune sincérité autobiographique. Il y a donc deux aspects dans le désaccord (maintenant plus marqué) entre Pachet et Veyne : la question de la temporalité, et la question de la sincérité. Si cette poésie est de la littérature, dit en substance Pachet, elle est intemporelle et sincère (au moins, elle cherche à l’être). Dans son mémoire, Pachet dit en particulier ceci (après avoir présenté les arguments de Stéfan) : « Je suis enclin à tenir compte de l’avis du poète contemporain en la matière, non seulement parce qu’il connaît bien les poètes latins, qu’il les a lus, médités, traduits […], mais parce qu’il évite le préjugé anthropologique de Veyne qui se durcit pour affirmer que les divers mondes ou les divers styles ne communiquent pas et ne doivent pas communiquer [21]. »
Dans la controverse amicale avec Florence Dupont, Pachet répète maintenant ces arguments (en totalité ou en partie). Il fait appel à Baudelaire, au poème « Le cygne » ; ce poème sur Paris, qui commence par une évocation d’une scène de l’Enéide. Pachet cite Baudelaire : « Andromaque, je pense à vous ! Ce petit fleuve, / Pauvre et triste miroir où jadis resplendit / L’immense majesté de vos douleurs de veuve, / Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit, / A fécondé soudain ma mémoire fertile […]. » Le Simoïs est le fleuve qui coulait à Troie ; au chant III de l’Énéide, Énée rejoint en Épire des compatriotes troyens, dont Andromaque, la veuve d’Hector, qui, dit Pachet, « conserve le souvenir de son époux Hector à l’aide d’une sorte de maquette de la ville de Troie » (le mot « maquette », Pachet le prend à Dupont, qui traduit et commente ce même passage) ; ils célèbrent le héros mort, c’est un moment de tristesse. Alors Baudelaire, dit encore Pachet, en marchant aux Tuileries, près de la Seine, « ranime cette vision, avec sa compassion à lui ». Ce n’est « sûrement pas pour faire du néo-classique ou du kitsch, mais pour célébrer, inspiré par Virgile, la beauté qui survit dans le Paris remodelé du Second Empire ». Et Pachet termine ainsi son compte rendu de 2011 : « J’ai du mal à croire que Virgile, aussi "romain" et étranger à nos mœurs et façons de faire qu’on voudra, mais adressant aussi ses vers à un lecteur inconnu, à venir, ait été étranger à cette ambition intemporelle et quasi désespérée de la poésie [22]. »

Tout se tient ici : le rapport de Pachet au latin et aux auteurs latins, au grec, au français, à la littérature, aux sciences humaines (l’histoire, l’anthropologie).
Comme des intellectuels et chercheurs français qu’il a connus, ou dont il a été proche, disparaissent dans les années 2000, Pachet leur rend hommage et se retourne sur la culture des « humanités », et sur son propre parcours (il rend ainsi hommage successivement à Nicole Loraux, à Pierre Vidal-Naquet, à Jean-Pierre Vernant). Il a aussi l’occasion de retourner aux États-Unis, d’y parler de littérature (de Baudelaire, en 2009), et de comparer les milieux intellectuels. Il évoque, dans une séance de son séminaire en 2011, deux chercheurs américains qui ont compté pour lui : Leo Strauss et son élève Allan Bloom (dont il a été l’ami). Ou bien il évoque ses souvenirs d’Oxford dans les années 1970 : il publie des esquisses, des portraits de chercheurs écrits à ce moment-là (Jonathan Barnes, Myles Burnyeat, etc.), et médite sur la « formation humaniste » propre à Oxford, qui repose sur deux livres : La République de Platon et l’Éthique à Nicomaque d’Aristote (« Si on veut apprendre à lire, voilà les deux livres qu’il faut lire », dit-il en résumant son expérience d’Oxford – dans son domaine d’alors, les études grecques) [23].
Ce qui apparait en filigrane, dans ces évocations dispersées, c’est le contraste entre l’effervescence dans le domaine des études grecques, dans les années 1950 et 1960, et un certain ennui associé au latin, aux souvenirs scolaires. D’un côté, une aventure à laquelle Pachet a participé, en particulier aux États-Unis au milieu des années 1960, et sur laquelle il revient en publiant en 2011, avec l’historienne de l’art Antoinette Le Normand-Romain, un petit livre (Du Fragment), où il republie un de ses textes d’alors sur les « fragments » grecs, et évoque une découverte majeure de ce temps-là, le texte complet d’une pièce de Ménandre, du IVe siècle av. J.-C. (une pièce qui n’était connue que « par ouï-dire », qui a pu inspirer Le Misanthrope de Molière, dont on n’avait que des « fragments de rouleaux ou de codex » et « quelques citations préservées par d’autres auteurs »). De l’autre, du côté du latin, à l’occasion d’une nouvelle traduction de Catulle, ce souvenir de « la mièvrerie des recueils scolaires qui nous proposaient sempiternellement le poème sur le moineau de Lesbie, des professeurs qui échouaient à lui rendre sa grâce, et de nous, les élèves, qui les imitions » [24].
Pachet est donc devenu helléniste (son premier emploi à l’université, à la fin des années 1960) ; il traduira La République de Platon. Mais il devient aussi l’ami de Stéfan, connu par la revue Les Cahiers du Chemin. Il s’en souvient dans un entretien :

L’ayant connu au Chemin, j’ai tout de suite apprécié un sens de l’intervention dans ces conversations qui sont toujours susceptibles de s’enliser dans la vanité littéraire, dans le désir d’apparaître ; ses interventions m’ont toujours paru quelque chose de bref, de musicalement approprié pour dégonfler ce qui risquait de s’enfler […]. C’était dit et je trouvais ça merveilleux [25].

Alors qu’il fréquente des poètes, s’intéresse de près à la poésie, au tournant des années 1970 et 1980, Pachet en vient à réfléchir au matériau – ou aux matériaux comparés : la langue française (la phrase française, le vers français – avec l’empreinte de l’alexandrin), la langue latine, la langue grecque, l’anglais même (quand il discute les poèmes de Sylvia Plath ou évoque sa lecture du magazine The New Yorker : « je crois entendre la possibilité de futures phrases françaises », dit-il alors) [26]. Il traduit du grec, mais aussi du latin (une lettre en vers de La Boétie, adressée à Montaigne), de l’allemand (Arno Schmidt, au début des années 1990). Il étudie attentivement les traductions de Philippe Jaccottet (sa traduction de l’Odyssée, mais aussi ses traductions de l’allemand, du russe). Il peut ainsi, à l’échelle de la phrase (ou du vers), comparer les syntaxes, réfléchir sur la syntaxe française – et argumenter, étayer ses choix, ses goûts, son attirance ou son intérêt pour les phrases d’André Dalmas, par exemple, ou en poésie de Claude Mouchard (deux amis).
Pour lui, le latin est alors en quelque sorte un obstacle, ou un écran, entre l’idéal de simplicité et de souplesse du grec, et les ressources – ou la nécessité – du français (« Je ne quitte pas le bateau du français. C’est ma seule langue. »). Entre la « souplesse désinvolte » du grec et le français, il y a la syntaxe latine. Il s’en explique dans son introduction à sa traduction de La République (au début des années 1990) : « La phrase de Platon, à l’occasion, s’allonge librement, se prolonge en participes, puis reprend son cours, sans avoir à se soucier, comme la phrase française ou la phrase latine qui lui sert de modèle, de s’équilibrer ni de se structurer en "arbre". Ce n’est pas pour rien que la littérature grecque a chéri cette "figure" surprenante qu’est l’"anacoluthe" ou rupture de construction. » La phrase française que Pachet aime alors, celle de Dalmas, de Mouchard, semble échapper à ce qu’il considère comme un défaut ; elle semble gagner en souplesse, en liberté (en déséquilibre, en ouverture). Chez Dalmas, il y a comme une « non-coïncidence de la phrase avec elle-même » : non pas parce qu’elle est « surprenante ou paradoxale », ou cherche à contredire « les données de départ », mais parce qu’elle semble les oublier (« le cours de la phrase est le moyen inventé pour se défaire de ce qu’il a fallu poser au départ »). Ou bien chez Mouchard, « la phrase essaie de ne pas obéir au mouvement qui la pousse, surtout en français, à se boucler sur elle-même, à s’égaliser ou à concorder, à homogénéiser les mouvements qui la composent » [27].
Le français est donc « intimement marqué par la syntaxe du latin ». Et au début des années 2000, Pachet semble encore se tenir à distance du latin. Plus exactement, il l’a fréquenté, il l’a lu (et brièvement traduit). Il s’est intéressé à l’empreinte ou à l’héritage du latin chez Stéfan (« j’ai lu beaucoup de poésie latine, en particulier quand je me suis intéressé aux références de Jude, parce que j’avais envie de voir de quelle façon la poésie latine est présente dans son vers »). Mais ce qu’il souligne alors, c’est l’intérêt des traductions, de leur renouvellement : « Il me semble qu’on ne peut avoir trop de traductions des grands textes. » Les nouvelles traductions de Lucrèce, Catulle, Ovide, le passionnent (il en rend compte dans La Quinzaine Littéraire). Mais l’original latin reste à l’arrière-plan. Ici, à propos d’une nouvelle traduction de Lucrèce (De la Nature) : « Occasion rêvée en tout cas de lire ou relire le beau poème de Lucrèce, poète et philosophe, et de rafraîchir sa connaissance du latin, ou de regretter de n’en avoir aucune [28]. »
Dans les années 2010, c’est différent. Quelque chose a changé. La phrase latine et le vers latin lui deviennent plus nécessaires. Sur Tacite (pour une nouvelle édition des Œuvres complètes) : « Rarement écrivain m’aura donné, comme Tacite, le sentiment de la présence hallucinée de tous ceux qui, plus profonds, plus savants ou plus imaginatifs, ont lu avant moi ces formules et ces phrases martelées ou gravées, jamais chuchotées ni hésitantes, et en ont tiré profit. » Suit une longue liste de noms : Montaigne, Machiavel, Corneille, etc. (jusqu’à De Gaulle). Et cette affirmation, qui marque une nouvelle orientation : « On ne peut manquer d’entendre le latin derrière la gaze ou l’étoffe de la syntaxe et des mots français, d’entendre comment le latin continue à hanter notre langue, et c’est heureux [29]. »
Et sur Virgile (pour une édition dans la collection « Bibliothèque de la Pléiade » chez Gallimard). Grande admiration : « Virgile, c’est une Bible. » Là aussi, une liste qu’il faudrait garder longue : La Fontaine, Beaumarchais, Nerval, Baudelaire, etc. ; ils ont été inspirés ou se sont souvenus de tel ou tel vers de Virgile (Pachet emploie les deux verbes : « inspirer », « se souvenir »). L’édition est bilingue ; cette fois, presque une préférence au latin : « Les traductions, précises et souples, aident le lecteur de cette Pléiade heureusement bilingue à apprécier les expressions latines. Or, c’est de la force des vers latins que nous avons besoin. » Pachet rappelle aussi la présence d’un vers latin de Virgile dans le roman Disgrâce de Coetzee, où il joue « un rôle mystérieux et éclairant ». Il le cite : « Sunt lacrimae rerum et mentem mortalia tangunt. » Il explique le contexte : au chant I de l’Énéide, Énée admire « en pleurant, dans un temple de Carthage, la représentation figurée de la guerre de Troie ». Il cite la traduction donnée dans cette édition : « Le monde connaît les larmes et le sort des mortels touche le cœur. » Et il commente : « D’autres traductions, d’autres interprétations de ce vers frappant et obscur sont d’ailleurs possibles. Il faut garder le vers latin en mémoire [30]. »

 

8.
Ce serait comme un panorama de la littérature française après Proust.
Il y a eu le Panorama de la nouvelle littérature française de Gaëtan Picon, un livre que Pachet a lu dans les années 1950, trouvé à la bibliothèque municipale de Vichy ; qui l’a aidé à s’orienter (il l’évoque dans Loin de Paris).
Il y a eu, plus tard, Le Roman français depuis la guerre de Maurice Nadeau.
Nadeau, derrière lequel Pachet se cache un peu, quand il est interrogé par Léon-Marc Lévy sur la littérature d’aujourd’hui : « Je n’ai guère d’opinion sur ce sujet. À l’école de Maurice Nadeau, j’ai appris à rester attentif au surgissement inattendu des talents et des œuvres, y compris à la redécouverte de celles qui avaient été oubliées ou enfouies, ou que j’avais ignorées, ou qui, tout en étant mineures comparées aux monuments littéraires, sont venues enrichir mon regard ou mon écoute (Théophile de Viau, Joseph Joubert, Henri Calet par exemple) [31]. »
D’ailleurs, s’il fallait parler « plus généralement », Pachet se dirait plutôt « impressionné par la prodigieuse richesse du roman américain d’aujourd’hui » (moins pour sa « sophistication formelle » que pour sa « capacité d’accueil de la réalité brute ») [32].

Proust est à part.
Il est la phrase française, quand elle pousse « au plus loin les possibilités architecturales de la syntaxe du français » [33].
Il est celui qu’on aime pasticher (parmi d’autres). Pachet, à ses débuts : « Plaisir de pasticher Péguy, Proust, Claude Simon, Lacan : plaisir gustatif du pasticiaccio [34]. »
Il est celui qui fournit des phrases à mettre en exergue. Par exemple, dans L’Amour dans le temps, une des trois exergues (une pour chaque partie) est tirée du Temps retrouvé : « Ce sont nos passions qui esquissent nos livres, le repos d’intervalle qui les écrit [35]. »
Peut-être Pachet, qui avait traité de Proust dans les années 1980, à propos de Nerval, est-il revenu à Proust en lisant Mihaïl Sebastian, à partir de la fin des années 1990 (un écrivain roumain, mort pendant la guerre, qui est traduit seulement à ce moment-là). Sebastian admire Proust et s’identifie à ses personnages : l’histoire d’amour douloureuse qu’il transpose dans L’Accident (largement autobiographique), il la vit d’abord en lisant Proust, en souffrant à la manière de Swann, de Marcel (deux cas différents de jalousie, dans Un amour de Swann et Albertine disparue). Sebastian note dans son Journal : « Leny est une Odette quelconque et moi un Swann encore plus quelconque. » Et Pachet, lisant L’Accident : « l’écrivain, comme on le pressent à la lecture, a ressenti lui-même le caractère proustien de ce qu’il avait vécu si douloureusement et qu’il essayait de transformer en œuvre, mettant sa jalousie d’émule de Swann sur le papier et décrivant son Anna-Odette de Crécy (qui en fait se nommait Leny et couchait libéralement avec le tout-Bucarest mondain) » [36].
Pachet s’intéresse maintenant souvent à Proust.
Il le range avec les « grands moralistes » (Sénèque, Montaigne, La Rochefoucauld) ; ou avec les « grands vigilants », les écrivains « doués d’un humour supérieur » (Nerval, Nabokov, Michaux) [37].
Proust illustre un « type moderne » de roman : le roman qui explicite sa propre genèse, qui contient la réponse à « comment je suis devenu écrivain » ; ou plutôt à « comment j’ai surmonté les obstacles qui m’empêchaient de le devenir » [38].
Sur l’histoire de Proust, justement : Pachet lit l’essai d’Étienne Barilier sur les écrivains et l’affaire Dreyfus (Ils liront dans mon âme), et Proust en « sort grandi » – « s’il en était besoin ». Non seulement Proust est un des premiers à défendre Dreyfus, mais il met en scène les principaux protagonistes dans Jean Santeuil, quasi contemporain de l’affaire ; il s’identifie au colonel Picquart, soutien de Dreyfus, qui dit la vérité (Proust l’a rencontré, s’est rendu compte qu’il est un ami de son ancien professeur de philosophie). Barilier souligne l’analogie qui motive Proust : l’analogie de « l’ordre éthique » et de « l’ordre esthétique » ; de « la vérité tout court » (« la vérité de fait », « la vérité judiciaire ») et de « la vérité de la conscience », qui est « au principe du travail d’écriture ». Et il montre comment l’engagement politique de Proust, dans Jean Santeuil, n’est pas trahi par l’apparent désengagement ultérieur, dans À la recherche du temps perdu. Pachet résume : « De dreyfusard, Proust y devient un "dreyfusologue" ironique et mélancolique, observateur des faiblesses de la raison devant la vanité, le snobisme et l’esprit de caste ou de parti. » Et il cite à son tour ce commentaire « pertinent » de Mauriac sur Proust, cité par Barilier : « Le désengagement créateur, à un tournant de sa vie, ne l’a été que grâce à l’engagement des années durant lesquelles il engrangea toutes les passions de son époque, et non moins que les autres, et avant toutes les autres, les passions de la politique [39]. »
Et Proust est aussi un esprit fort, en tant qu’il résiste à la tentation (sur laquelle Freud et la psychanalyse reposent) de faire du rêve une « production inconsciente », un produit de l’« inconscient » ; et de le concevoir nécessairement comme « ce qui donne lieu à un récit », comme « une entité […] qui a un début […] et une fin, des aventures » (c’est ce que Pachet appelle « le désir de rêve », qui « pousse le dormeur une fois réveillé à ré-oniriser les images et les paroles apparues pendant son sommeil » ; c’est là où opère « la séduction de la psychanalyse », qui propose de rattacher ces « images et scénarii », non pas à « des pensées et des émotions qui en étaient contemporaines », mais à « un terreau hypothétique qui est celui de l’inconscient ») [40]. Proust résiste à cela (Pachet analyse en particulier un passage de Sodome et Gomorrhe, où le narrateur, endeuillé par la mort de sa grand-mère, dialogue en rêve avec son père, sur le thème de la mort).
Et il y a Proust sans Proust ; celui du Polonais Jozef Czapski, prisonnier pendant la guerre en URSS. Peintre et écrivain, il a vécu en France dans les années 1920 et au début des années 1930. Il a aimé Proust, surtout à partir d’Albertine disparue. Il n’a pas de livre de Proust sous la main, dans le camp. Il entreprend, dit Pachet, de donner des conférences à ses camarades, « de leur parler de ce que sa mémoire et son imagination avaient retenu de l’œuvre de Proust ». Il pourra conserver ses notes, qu’il traduira lui-même en français (Proust contre la déchéance). De mémoire, il résume des passages, cite des phrases (évidemment de façon approximative). Pachet : « Il ne l’a pas sous les yeux, ne peut le lire, cependant il le fait exister, il fait mieux que le lire : il donne le désir de le lire [41]. »

Après Proust, il y aurait dans cette liste (non exhaustive) Maurice Genevoix. Il « ne fut jamais idéologue, mais sut observer et décrire incomparablement les êtres vivants que la mort va détruire », dit Pachet. À la guerre : sauvé de la mort par une « terrible blessure » (en 1915). Au combat, il « éprouve avec pitié et douleur, lorsque tombe l’un des soldats, son individualité, et le vide que cette mort creuse dans la chaîne humaine, la chaîne de la vie » (Ceux de 14) [42].
André Gide. Soizic, la femme de Pachet, avait été attachée dans sa jeunesse à plusieurs de ses livres : La Porte étroite (une histoire de renoncement à l’amour), La Symphonie pastorale – mais aussi Paludes, ce « déroutant récit humoristique », « lié pour elle à des moments légers de flirt à la Cité universitaire, au plaisir même que donne ce qu’on ne comprend pas tout à fait, mais qui est plaisant et insouciant ». L’« amour quasi désintéressé des choses, des sensations », chez Gide. Ses « merveilleuses descriptions » (dans Voyage au Congo). Sa « sincérité » (même s’il « se met indubitablement en scène ») [43].
Raymond Queneau. Il y a des moments, dit Pachet dans De quoi j’ai peur, où le roman « semble renoncer par pure bonté à éliminer qui que ce soit ». Il pense alors à Queneau (Le Chiendent). Il cite ailleurs la première phrase du livre : « La silhouette d’un homme se profila ; simultanément, des milliers. » Ainsi, au lieu de s’occuper seulement des « grandes âmes », le roman selon Queneau s’occupe aussi des « êtres secondaires » ; avec lui, « l’incomplétude peut elle aussi s’avancer au premier plan ». Plus tard, Pachet se souviendra de Queneau pour illustrer une émotion : la joie. D’abord la joie « violente » de Valentin Brû (le mot est de Queneau), « quand il parvient à se faire servir dans un restaurant, la première fois qu’il vient à Paris » (Le Dimanche de la vie) ; puis la joie d’avoir une idée – Pachet cite un passage où Chambernac éprouve cette joie : il « sentit une joie galoper en lui, piétinant ses poumons, son cœur, son cerveau », etc. (Les Enfants du limon) [44].
Jean-Paul Sartre. Pachet le compare à Koestler, à propos de la guerre d’Espagne (en discutant une sculpture de Jean-Louis Faure qui les met tous les deux en scène, avec Simone de Beauvoir). Il souligne leurs différences : Sartre « en un sens a plus de talent, plus d’imagination, plus de sens des effets littéraires » (la nouvelle Le Mur dans le recueil éponyme, sur un groupe de condamnés à mort prisonniers des troupes de Franco). D’ailleurs Sartre n’est pas naïf, il sait bien que « la politique n’est pas un jeu d’enfants » (Les Mains sales). Mais il reste, pour ce qui n’est pas « l’expérience la plus privée » (l’érotisme, l’ennui), un idéologue. En général, dit Pachet, pour Sartre « l’expérience individuelle ne donne pas accès à la réalité tant qu’une construction intellectuelle n’a pas repris les choses dans son architecture propre, dans son entrelacs d’arguments » [45].
Irène Némirovsky. L’histoire de Suite française est singulière. Le livre est publié soixante ans après la mort de l’auteure à Auschwitz. Il contient deux romans et une longue préface de Myriam Anissimov (biographe par ailleurs de Primo Levi, de Romain Gary). Pachet met en avant la « sensualité », parfois « presque morbide », de Némirovsky. Il cite une phrase sur juin 1940 : « Paris avait sa plus douce odeur, celle des marronniers en fleurs et de l’essence avec quelques grains de poussière qui craquent sous la dent comme du poivre ». Et il y a la « cruauté féroce, spectaculaire », de l’auteure. Et un « étrange attachement à la bourgeoisie », son milieu. Mais comment lire ce livre pour lui-même ? Comment faire pour séparer les romans et la préface ? Pour les lire sans penser aux circonstances de leur conception et de leur rédaction (Némirovsky est arrêtée et meurt en 1942, alors qu’elle est en train d’écrire cette série, conçue comme un « vaste projet romanesque ») ? Car tout change alors : « Ces romans comportent certes des moments forts, acides, mais nombre de passages plus convenus. En revanche, quand on tresse ces deux histoires, la romanesque et la réelle […], on oublie les défauts de l’écriture, les stéréotypes qui l’encombrent, le caractère souvent prévisible ou conventionnel des personnages, des dialogues, des descriptions. On est pris dans un drame poignant qui mêle à l’histoire de la France des années 1940 le destin douloureux d’une jeune femme douée que son talent ne suffit pas à arracher à un certain conformisme, ni au destin de ceux qui avaient la même origine qu’elle, et dont elle avait longtemps voulu se démarquer [46]. »
Marguerite Duras. Pour le recueil Cahiers de la guerre et autres textes. Mais aussi pour sa présence imposante dans la littérature. Une collègue de Pachet à l’université, Marie Depussé, est une familière de la clinique psychiatrique de La Borde, comme il l’a été ; elle décrit la vie particulière dans ce lieu (Dieu gît dans les détails). Elle le fait sous le signe de Duras, évoque un moment de pédagogie où elle anime « avec des fous » une séance de lecture d’un livre de Duras, Un barrage contre le Pacifique. Cette « autorité », cet « aplomb » que Pachet voit chez Duras, il les ressent dès les textes des années 1940 : Duras « est déjà Duras ; elle est déjà habitée par Duras, par un rapport fasciné à la puissance mise en jeu dans l’acte d’écrire, sa capacité de répéter, de ralentir, de piétiner ». Il y a parfois quelque chose de « lassant ». Et aussi une force, un talent : « Nombre des phrases, leur façon de viser directement à la violence et l’intensité de ce qui est éprouvé et vécu par la famille de la narratrice, sont fortes. » Pachet en cite certaines, prises dans différents textes du recueil : « Ces phrases transmettent le plaisir de se souvenir, la saveur même de l’acte d’écrire quand il touche à ce qui fait mal et qui est juste [47]. »
Raymond Guérin. Pour le livre sur son père, Quand vient la fin. Un livre publié pendant la guerre, mais dont Pachet apprécie la postface ajoutée par Guérin après la guerre, troublante, qui aide à comprendre comment la reconstitution par le fils de la vie de son père (une vie de « labeur acharné », sans réflexion ni loisirs, « dont l’orientation fut diamétralement opposée à la sienne propre ») devient une sorte d’hommage paradoxal. Guérin « semble tout près de reconnaître à ce père (pour lequel il suppose finalement avoir éprouvé du respect) » une certaine « grandeur », une « tension douloureuse et grandiose » [48].
Éric Rohmer. Dans les années 1940, il n’a pas encore pris ce pseudonyme et n’est pas encore cinéaste (mais professeur de français). Après sa mort (en 2010), on publie les nouvelles qu’il a écrites alors, qui sont à l’origine de certains de ses films (Friponnes de porcelaine). Pachet, peut-être indulgent (il aime beaucoup ses films, il est attaché en particulier à Ma nuit chez Maud, tourné à Clermont-Ferrand quand il y était enseignant), lit ces nouvelles « avec intérêt », les trouve « magnifiquement écrites, par un lecteur de Balzac, un amoureux de la phrase française classique ». Il lit aussi la biographie de Rohmer publiée au même moment. Ce qui l’intéresse est peut-être marginal, ou peut-être central. La monteuse de Rohmer dit de lui (Pachet la cite) : « En fait, j’ai toujours pensé qu’il se comportait davantage en écrivain qu’en cinéaste. » Ainsi, Rohmer aurait « fait vivre la littérature comme en dehors d’elle-même » – ce qui est « peut-être sa vraie place », dit Pachet [49].
Brice Parain. L’auteur de La Mort de Socrate, un roman de 1950. Pachet, mot à mot, relit le roman (pour un colloque auquel il participe à la Bibliothèque Nationale de France). Il y voit du bon et du moins bon. Les personnages sont des « drôles de résistants » (dont le « singulièrement nommé Socrate Patenôtre », qui « se fait tuer par un SS pour avoir pris la défense d’un autre déporté malmené devant lui »). Il est possible que Drieu la Rochelle passe d’une certaine façon dans le personnage du « traître ». Mais le narrateur est à la fois pourvu d’« intelligence » et d’un « parler-penser un peu familier » ; parfois son expression « s’ouvre à la compréhension et au partage », parfois elle est « énigmatique ». Il y a un « style » ou un « mode d’être » de la « conversation » dans l’écriture de Parain ; mais cette conversation « n’est qu’en partie liée au désir de s’expliquer ». Pachet n’aime pas ces marques d’un « savoir partagé », allusif (et il relève les expressions qui témoignent de cette sorte de « connivence », qu’il critique : « après tout », « au fond », « comme il se doit », « visiblement », etc.) [50].
S’il s’agit d’employer des expressions populaires ou familières, Pachet préfère Henri Calet. Admiration : « La force de certaines phrases de Calet vous prend au dépourvu, sans donner de prise. On reste alors captivé. » Admiration pour son usage de la langue française, dans des passages « spectaculaires », mais aussi dans « des phrases moins remarquables », où il a obtenu « la même vibration, le même pincement au cœur ». Et pour son intention, sa « pureté » (morale, éthique : en lisant Calet, on peut « s’abandonner à l’émotion en confiance, sans craindre d’être manipulé »). Pachet oppose d’ailleurs Calet à Céline : ici, l’émotion est « contenue », elle « ne se libère qu’en relation avec une réticence », une « aptitude à se taire et à retenir l’expression ». Pachet insiste sur ces expressions populaires, que Calet sait faire « réentendre » : « casser la tête », « dans les grandes largeurs », « y passer ». Elles ne sont pas « inertes ». Il pense aussi à un titre de Pierre Herbart : La Ligne de force. N’est-ce pas « la même volonté de tirer d’une expression usuelle une vigueur insoupçonnée » [51] ?
Ce livre, La Ligne de force d’Herbart, est un modèle d’autobiographie. Publié en 1958, Pachet le relit en même temps qu’il lit la biographie d’Herbart par Jean-Luc Moreau. Cette « étrange intimité amicale et familiale » avec Gide. La « dualité » de sa vie sentimentale (marié avec Elisabeth, amie de Gide, et homosexuel). Comment il décide de « devenir communiste » en Indochine au début des années 1930. Comment, au milieu des années 1930, il participe en URSS à la revue Littérature Internationale, et peu à peu observe « le cynisme, les privilèges exorbitants de l’élite, la misère » (il sera plus tard, pendant la guerre, un résistant non communiste). Il accompagne Gide dans son fameux voyage en URSS, en 1936. C’est là que l’autobiographie est un modèle de littérature : « On y respire une douleur, le goût de la vie, et un jugement politique sans défaut. Et une foncière résistance à l’envie de tout dire. » Pachet, sur ce voyage : « Il est passionnant de confronter la reconstitution assez détaillée de ce séjour par Jean-Luc Moreau et les phrases de La Ligne de force, à la chronologie parfois incertaine ou arrangée pour l’effet dramatique, mais qui saisissent inoubliablement l’essentiel […]. » À la mort de Gide, en 1951, Herbart écrit un livre d’hommage. Pour le centenaire de sa naissance, en 1969, il donne à La Quinzaine Littéraire un texte que Nadeau tient (Pachet le cite) pour un « petit chef-d’œuvre » [52].
Henri Thomas. Il est lié à Herbart (il participe à l’hebdomadaire Terre des hommes fondé par Herbart après la guerre). Ses romans, que Pachet a aimés à partir du Parjure, sont à la fois « indiscrets » et « discrets ». D’une part, ils font entrer « dans une zone de la vie que chacun garde pour soi », comportent des « témoignages » sur des personnes réelles ; d’autre part, ils « atténuent » leurs effets, « laissent au lecteur la peine et le mérite d’en découvrir la valeur ». Leur construction est comme un « fil qui serpente » ; la cohérence est « fine », pas « massive ». Il y a aussi ces « phrases énigmatiques, […] qui prennent à la gorge ». Par exemple, ce titre d’un autre livre, Un détour par la vie : une « très belle et contradictoire expression », qui dit « comment le détour est la vie même, est l’essentiel » [53].
Jude Stéfan. Non seulement poète, mais « très bon prosateur » (Pachet le dit dans un entretien). Il écrit des nouvelles. Il est « capable d’entrer dans la vie des autres avec une sympathie brève mais pénétrante ». Pachet aime particulièrement celle-ci : « Une journée sans homme » (dans le recueil La Crevaison). Le narrateur, un jour de congé, va en ville et rencontre – a des relations sexuelles – avec diverses femmes. Pachet aime cet érotisme de Stéfan, un thème « central » qui fait d’ailleurs de lui, en un certain sens, un « poète latin ». Il pense aussi à Baudelaire : « Ce n’est pas du tout l’histoire d’un don Juan, au contraire, c’est une façon pour le narrateur de se donner successivement à un certain nombre de situations avec toute son attention. Ça m’enchante. Il est là, c’est un lundi, […] il va chez une sculpteuse ou sculptrice, il retrouve une religieuse, une vieille qui ramasse des papiers et des cartons dans sa voiturette, il va chez une Marocaine, etc., il passe, non comme un prédateur mais, dans un geste que je trouve très baudelairien, il se donne "à l’inconnue qui passe" [54]. »
Patrick Modiano. Les souvenirs d’enfance de Pachet sont des souvenirs de Saint-Étienne (pendant la guerre) ou de Vichy (après-guerre) ; ses souvenirs de Paris sont des souvenirs d’étudiant (de la fin des années 1950 : par exemple, Arthur Adamov attablé à la terrasse d’un café au carrefour Mabillon, « en sandales et un peu hirsute »). Mais Pachet aime l’« attachement » de Modiano à Paris et à la « période obscure de l’Occupation ». Il mentionne des romans des années 1970 (Livret de famille, Rue des boutiques obscures), d’autres plus récents (Accident nocturne, Dans le café de la jeunesse perdue). Il médite sur les choses qui y figurent : les rues, les cafés, les annuaires et tout ce « monde du papier » d’autrefois (le monde « des rapports de police et des carnets d’adresses ou de rendez-vous, des dossiers débordant de documents qui vieillissent »). Il médite sur un geste emblématique, dans Accident nocturne : une femme, une inconnue, par deux fois serre le poignet du narrateur (au début et à la fin du livre). Il y a une dimension de « reconnaissance » dans ce geste, peut-être aussi une dimension « menaçante ». Pachet, sur cette « prise », qui lui semble être une image applicable à l’art de Modiano : ses enquêtes montrent de multiples « signes d’indécision ou d’hésitation », et pourtant – en prenant le mot dans un autre sens, figuré – « la prise » y est « souvent si ferme, si mystérieusement décidée ». En d’autres termes : « Quasi fantasmatique ou érotique, cette prise […] gouverne les récits, les ramène à leur devoir, les fait échapper à la nonchalance qui cependant les empreint de grâce [55]. »
Pierre Michon. Pour Maîtres et serviteurs, Rimbaud le fils. La syntaxe de Michon : il a le souci de maintenir « une affinité essentielle avec la phrase commune, avec la communication orale à la fois directe et nuancée de l’échange quotidien ». La modernité de Michon : elle est indéniable (« la fracture qui prétend constituer l’art moderne est avec lui bien présente, il en reconnaît l’existence, il ne fait pas du néo-classique »). Et pourtant, si Michon reconnaît ce « destin moderne », il s’en tient « à distance » (« à courte distance »), « il s’en moque gentiment ». Ce qui est vraiment moderne, chez lui, c’est qu’il va, dans un texte « d’inspiration toute classique » (« sur un ton classique, avec des images et des mots classiques »), déployer « une rage toute moderne » contre « ce qui voudrait s’exalter et échapper à l’abaissement » (Pachet pense au troisième récit de Maîtres et serviteurs, qui met en scène un peintre élève de Piero della Francesca). Plus tard, Pachet relève l’admiration de Michon pour Flaubert, mais au fond il n’y croit pas vraiment : il lui semble qu’il y a plutôt de l’« indulgence » chez Michon, une « profonde humanité », une « tendresse » [56].
Jean Rolin. Pour L’Organisation, « un récit drôle et pénétrant […] sur ce que furent l’esprit et les méthodes des maoïstes français dans les années 1970 ». Ce qui intéresse Pachet, c’est ce que montre ce livre de « l’entreprise communiste dans sa nudité » (il invoque Rolin dans son livre sur la Chine, L’Âme bridée). On y voit Rolin, « militant de base », se soumettre à l’« organisation » (Pachet aime ce titre « sobre », qui désigne bien le phénomène). Il s’y soumet avec ses camarades, « sans trop comprendre, avec une bonne volonté touchante, brouillonne, soutenue par l’idée que, là-haut, les copains savaient où ils les entraînaient ». C’est un récit qui montre le « renoncement à penser seul, au nom de la Cause, quelle qu’elle soit ». Ici, heureusement, l’action est « inoffensive » [57].
Emmanuel Carrère. Dans ce qu’il écrit, il entre une expérience : Carrère « ne cesse de soumettre les pensées et les questions qui le traversent à l’épreuve de l’expérience, de toutes sortes d’expériences ». Dans Le Royaume, c’est « celle de la conversion religieuse qui l’a un temps emporté, quand il a pensé avoir été "arraché à lui-même par le Christ" » ; et ce sont aussi les expériences « du doute, de la dépression, du bonheur dans le couple, des exercices intensifs de yoga et de la marche avec un ami ». Quelque part, Pachet dit aussi qu’on trouvera, par exemple, des « explications claires » sur le surendettement (sur son aspect judiciaire) dans D’autres vies que la mienne. Carrère est un maître de la description (avec « son intelligence si vigilante, presque cruelle de précision »). Dans la conversation, il sait « rapporter circonstances ou rencontres, décrire des personnages, faire partager sa perception humoristique de la comédie de la vie » : « Les mots lui viennent aisément, précis et soigneusement articulés (il n’est pas homme à bafouiller, à hésiter longuement, à laisser sa parole se perdre dans l’hésitation), tous enveloppés d’une pellicule transparente, légèrement ironique, comme si – qu’ils soient un peu recherchés ou familiers – il les citait. » Pachet constate que Carrère a d’abord écrit de la fiction, en « romancier » : « La Classe de neige, par exemple, écrite à partir de l’affaire Romand, est selon moi l’une de ses grandes réussites : le livre fait ressentir l’horreur qui rôde, et la distance infranchissable entre les formes de vie. » Et puis il a écrit des livres « plus autobiographiques » (à partir de L’Adversaire). Il y a quelque chose d’étrange chez Carrère, dit Pachet, comme un brouillage des notions de clarté et d’opacité. Dans ces livres autobiographiques, comme « une autre opacité », qui n’est pas celle des romans : c’est celle du « personnage » de Carrère lui-même, « avec sa bonne volonté, son désir d’être du côté du bien, de tout dire, sa courtoisie, ses vertus », qui « réussit, sinon à s’effacer, du moins à s’éloigner en se montrant, à créer autour de lui un impénétrable brouillard dû, paradoxalement, à cet excès de clarté » [58].
Virginie Despentes. Dans cette liste, elle est peut-être la dernière que Pachet lit et commente (en 2015). Pour Vernon Subutex I et II. Un monde, dit-il, « le monde d’aujourd’hui », qui n’est pas attirant, des personnages (« alcooliques, drogués, paumés ou pas, imbibés de musique rock ») que le lecteur « n’aimerait pas forcément fréquenter » ; et pourtant, « comme malgré lui », il est accroché. Un langage, celui « des pensées des personnages », qui est « plein de lieux communs » (« lieux communs d’aujourd’hui, mais lieux communs et expressions toutes faites quand même ») ; et pourtant le lecteur est touché par une « singulière précision », une « pénétration psychologique », une « cohérence ». Pachet perçoit dans ce livre « un mélange de regret et d’hostilité envers la littérature » (il souligne que les personnages, dans ce milieu du rock, « lisent peu »). Il y a là une « oralité irrépressible, inventive » (comme dans tel monologue du chanteur disparu, Alex). Mais il y a aussi un « regard vers la grande littérature » (à la fin du premier tome, quand Vernon, le protagoniste, « sombre dans l’errance sans abri, dans la perte de soi », et que sa conscience semble s’ouvrir « à tous les errants qu’il croise », Pachet pense au personnage d’Anna Karénine, chez Tolstoï, allant vers la mort, enregistrant « passivement » ce que les rues lui présentent) [59].

Un art poétique de Pachet, dans cette série de jugements (dont la plupart datent des années 2000 et au-delà) ?
Pachet a rappelé quelque part que dans la Poétique d’Aristote, le mot « poétique » a un aspect prescriptif (qu’on associe au « sens classique » du mot, celui d’Horace, de Boileau, qui dit « comment il faut composer une œuvre ») et un aspect descriptif (qu’on associe au « sens moderne » – Pachet invoque Paul Valéry, Gérard Genette) [60].
Quand il écrit une préface pour les textes de critique littéraire d’André Dalmas (dont on publie un recueil en 2010), il minimise l’aspect prescriptif ou normatif – en tout cas, ce qui peut apparaître comme tel, du fait en particulier des auteurs invoqués (Boileau, justement, auquel Dalmas consacre un article) : « Il arrive à Dalmas de se risquer à des appréciations du "bien écrire", du "bon usage de la prose", de la "simplicité des images" (à propos de Tristan Tzara !), de "la simplicité et la clarté du propos" (à propos d’Artaud, et à bon droit), du "rythme classique" de la phrase française, voire des "beautés d’un ouvrage", comme si c’était Boileau qui écrivait par sa plume, mais là ne me paraît pas l’essentiel [61]. »
Ce que Pachet retient plutôt, ce sont ces termes ou ces notions « presque sans âge », qui en un sens sont « classiques », mais que Dalmas « différencie et éclaire » au cours de son travail : « goût », « sensibilité », « style », « ton ». Ceux-là sont descriptifs. Chacun de ces mots peut être considéré comme « désuet » (Dalmas écrit ces articles entre les années 1950 et les années 1970, à l’époque du « nouveau roman », des avant-gardes, etc.) ; mais Dalmas semble les associer d’une façon efficace, juste. D’abord, dit Pachet en résumant, « l’activité du critique se fonde sur l’exercice du goût » (qui « n’est pas strictement individuel », dont la « réalisation unit, en tout cas à une époque donnée, les meilleurs des auteurs et des lecteurs »). Puis c’est l’alliance, « riche de suggestions », entre cette notion et la suivante :

Le lecteur de ces chroniques ne peut manquer d’être frappé par le lien qu’établit Dalmas entre goût et sensibilité. […] Le goût apparaît dès lors à la fois comme l’expression des préférences les plus spontanées et les plus personnelles d’un lecteur, et comme son aptitude à percevoir – au-delà des thèmes développés dans l’œuvre, de son intrigue – la sensibilité d’un auteur. Sensibilité : le terme est vague […]. Néanmoins, il a l’avantage de désigner ce que serait la tâche du critique : à la fois l’attention qu’il doit déployer, et son indépendance à l’égard des modes, comme des pressions collectives et idéologiques. La sensibilité n’est pas une vertu native, mais quelque chose que l’écrivain développe ou libère en lui-même à l’épreuve de l’écriture [62].

Et Pachet retient encore deux notions qui lui semblent décisives. Ce qu’il semble approuver en effet chez Dalmas, c’est « sa recherche constante de la singularité d’un auteur, laquelle […] tient à la fois à un secret de l’écrivain, secret qu’il détient moins qu’il ne le secrète, et à un travail, à un exercice dont le critique sait déceler les effets ». Les deux notions sont liées. Pachet, en résumant : « ce secret, qui est à la fois secret de l’être et secret de l’écriture, n’existe que par l’effet d’un travail » [63].

 

9.
Pachet au Portugal, à Lisbonne, en 2008.
C’est l’avant-dernière chronique « Loin de Paris ». Il semble d’ailleurs y retrouver le principe des débuts de sa chronique : un court récit de voyage.
Pachet travaille à ce moment-là à ce qui deviendra Sans amour. Il travaille aussi à rectifier son livre sur Baudelaire, Le Premier venu (publié une première fois en 1976, il sera republié en 2009 avec des corrections et des ajouts). Il ne se reconnaît plus dans ses formulations des années 1970, marquées par la pensée de René Girard. Il a aussi exprimé le regret de ne pas avoir mieux connu, à l’époque, le livre de Walter Benjamin sur Baudelaire : « l’inspiration de Benjamin m’aurait peut-être permis d’affiner et de développer mes analyses » [64].

La chronique tient en quatre paragraphes.
Dans le premier paragraphe, Pachet donne le temps et le lieu : « tard le soir », dans un « lieu de nuit » installé dans une ancienne usine d’armement. Plusieurs salles. Pachet est avec plusieurs personnes. Une des salles est occupée par une « très grande librairie » : « l’abondance des livres, le choix, la curiosité éclectique qui a sélectionné les ouvrages », tout est exaltant. Un certain « snobisme », même, a présidé au choix des livres : sur une table, des traductions de livres de Deleuze, de Deleuze et Guattari (L’Anti-Œdipe, ce livre du début des années 1970 que Girard a voulu réfuter, et Pachet aussi). Une jeune fille, assise, feuillette une nouvelle traduction en portugais de L’Homme sans qualités de Musil. Pachet n’achète pas de livre ; seul Antonio en achète, « qui regarde sans préjugés, cherchant aussi bien ce qui est nouveau que ce qui lui manque, ce qui le déconcerte ». Puis c’est la fin du paragraphe, sur cet Antonio : « Au moment où nous quittons le lieu pour repartir dans la nuit, il retourne même dans la librairie, y traîne longuement et en ressort avec un livre de plus, un manifeste du gauchisme italien qui semblerait bien désuet s’il n’avait rencontré le désir d’un acheteur passionné, à l’attention généreuse [65]. »
Deuxième paragraphe. Dans une autre salle est projeté un film documentaire, sur « la révolution des œillets » – « fin avril 1974, chute de la dictature, effervescence ouverte ». Description détaillée :

Ce sont des images d’archives, des meetings vus par une caméra libre et qui semble avoir regardé les choses en s’arrachant déjà à leur actualité fiévreuse, en se projetant vers le futur – notre présent – où ces événements seraient soumis à la critique, à l’incrédulité, à l’ironie. C’est le visage plein, presque gras, animé par une éloquence théâtrale, du socialiste Mario Soares, dont les paroles énergiques se veulent au diapason de l’excitation des foules qui écoutent, applaudissent, se divisent, défilent dans les rues (le montage fait apparaître ces plans pendant que le discours déroule son éloquence). Debout à la tribune non loin de Soares, le dirigeant communiste Alvaro Cunhal, le visage creusé, les mâchoires serrées, n’en pense pas moins. Puis la caméra suit Soares qui vient, en un mouvement ostentatoire, saluer son rival communiste et l’étreindre [66].

Troisième paragraphe. Dans une autre salle encore : de la musique. Portrait (encore un visage, et un corps) : « un accordéoniste français au beau visage, la soixantaine, chemise blanche éclatante à plastron arrondi, le col ouvert » ; il est accompagné par un batteur et joue toutes sortes de musique (française, brésilienne, espagnole, etc.). De temps en temps, un complément à la musique : « Quand la musique s’y prête, une femme se lève dans un coin, et accompagne le musicien en dansant des claquettes avec art sur une place de bois posée sur le sol, le mouvement de son corps sensiblement distinct de celui de ses talons, comme si les trois lignes de la musique, de la danse, des claquettes, s’enlaçaient sans se confondre [67]. »
Dernier paragraphe (in extenso) :

En repartant, je demande à Antonio, qui conduit la voiture avec brusquerie, de m’éclairer sur ce qu’est le "temps messianique" dont parlent Walter Benjamin (dans le Fragment théologico-politique ou dans l’énigmatique appendice des thèses Sur le concept d’histoire) et ceux qu’impressionne sa pensée. Il m’explique, de sa voix douce et grave, à peine audible depuis la banquette-arrière et cependant claire sans dogmatisme, que c’est un temps qui n’est pas indéfiniment repoussé dans un avenir, mais qui se manifeste déjà dans la rupture révolutionnaire, dans l’art, dans la lecture, dans l’amour. On roule dans la nuit le long des quais, et cela paraît lumineux [68].

15 mai 2018
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[1« Vies sans amour », Nouvelle Revue de Psychanalyse, XLIX, 1994, p. 87.

[2Ibid., p. 92, 90.

[3Idem. Dans l’interprétation la plus courante de ce passage (Bucoliques IV, 40), la responsabilité est inverse : « commence, petit enfant : celui à qui ses parents n’ont pas répondu par des rires, / un dieu ne l’a pas jugé digne de sa table », etc. (dans la traduction de J. Dion et P. Heuzé, Virgile, Œuvres complètes, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »).

[4Un à un…, op. cit., p. 131.

[5Les Baromètres de l’âme. Naissance du journal intime, édition revue et augmentée, Hachette, coll. « Pluriel », 2001, p. 33, 37, 33.

[6Devant ma mère, op. cit., p. 109-110.

[7« Vies sans amour », op. cit., p. 87 ; Sans amour, op. cit., p. 18.

[8« L’Auguste d’Anne Weber », préface à A. Weber, Auguste, Le Bruit du temps, 2010, p. 7, 9.

[9L’Amour dans le temps, op. cit., p. 168-169.

[10Ibid., p. 166.

[11Idem.

[12Idem.

[13Ibid., p. 167-168.

[14Ibid., p. 166 ; Sans amour, op. cit., p. 17.

[15« L’émotion et l’ennui », in Jude Stéfan, Le temps qu’il fait, 1993, p. 82-83.

[16Devant ma mère, op. cit., p. 119.

[17Sans amour, op. cit., p. 20, 81 ; Entretien avec A. Veinstein, op. cit.

[18« De la tragédie athénienne au théâtre », La Quinzaine Littéraire, n° 957, 2007, p. 19 ; « L’Antiquité sous les clichés », La Quinzaine Littéraire, n° 1086, 2013, p. 18 ; « De la tragédie athénienne au théâtre », op. cit., p. 19 ; « L’Antiquité sous les clichés », op. cit., p. 18.

[19« Origo et mixta de la Rome antique », La Quinzaine Littéraire, n° 1041, 2011.

[20Les Baromètres de l’âme, op. cit., p. 122.

[21Mémoire pour l’habilitation à diriger des recherches, op. cit., p. 21.

[22« Origo et mixta de la Rome antique », op. cit. ; « Le génie de Virgile », La Nouvelle Quinzaine Littéraire, n° 1132, 2015, p. 17 ; « Origo et mixta de la Rome antique », op. cit.

[23Séminaire « Critique sentimentale », 4 mars 2011.

[24« Regard rétrospectif », in A. Le Normand-Romain, P. Pachet, Du Fragment, INHA / Ophrys, 2011, p. 17 ; Compte rendu de Catulle, Le Livre de Catulle de Vérone (traduction D. Robert) et Le Roman de Catulle (traduction O. Sers), La Quinzaine Littéraire, n° 880, 2004, p. 9.

[25« Portrait de Jude » (entretien avec M. Alphant), in M. Alphant et M.-F. Lemonnier (dir.), Jude Stéfan. Une vie d’ombre(s), L’Harmattan, 2012, p. 25.

[26« Le New Yorker », Le Nouveau Commerce de la Lecture, n° 28-29, 1986, p. 3.

[27Idem ; « Note du traducteur », in Platon, La République, traduction de P. Pachet, Gallimard, coll. « Folio », 1993, p. 11 ; Correspondance de P. Pachet et A. Dalmas, Le Nouveau Commerce, n° 76-77, 1990, p. 8 ; « Choses affamées », Critique, n° 396, 1980, p. 484.

[28« Pour l’amour du grec », La Quinzaine Littéraire, n° 988, 2009, p. 19 ; « Portrait de Jude », op. cit., p. 23 ; Compte rendu de Lucrèce, De la Nature (traduction C. Guittard), La Quinzaine Littéraire, n° 797, 2000.

[29« En relisant Tacite », La Nouvelle Quinzaine Littéraire, n° 1103, 2014.

[30« Le génie de Virgile », op. cit., p. 17.

[31Entretien avec Léon-Marc Lévy, op. cit.

[32Idem.

[33L’Œuvre des jours, op. cit., p. 87.

[34« Au bord du chemin », La Quinzaine Littéraire, n° 99, 1970, p. 19.

[35L’Amour dans le temps, op. cit., p. 85.

[36« Un grave chagrin d’amour dans la Roumanie de 1934 », op. cit., p. 11.

[37« Insaisissable et capricieux », La Quinzaine Littéraire, n° 950, 2007, p. 20 ; Aux aguets. Essais sur la conscience et l’histoire, Maurice Nadeau, 2002, p. 122.

[38« La neurasthénie de l’écrivain. De Byron à Styron », in A. Ehrenberg & A. M. Lovell (dir.), La Maladie mentale en mutation. Psychiatrie et société, Odile Jacob, 2001, p. 204.

[39« Les intellectuels et "l’Affaire" », La Quinzaine Littéraire, n° 985, 2009, p. 18.

[40« Comment Proust évite la notion d’inconscient », in R. Coudert et G. Perrier (dir.), Marcel Proust. Surprises de la Recherche, Textuel, n° 45, 2005, p. 231, 227, 230.

[41« Quand il n’y a plus de livres », La Quinzaine Littéraire, n° 905, 2005, p. 29.

[42« Deux de 14 », La Nouvelle Quinzaine Littéraire, n° 1096, 2014, p. 3.

[43Adieu, op. cit., p. 30 ; « Soupçons », op. cit.

[44De quoi j’ai peur, Gallimard, 1979, p. 20 ; « Derrière la grille », Les Lettres Nouvelles, n° 1, 1977, p. 167 ; De quoi j’ai peur, op. cit., p. 20 ; L’Œuvre des jours, op. cit., p. 37 ; « Quand les émotions servent à orienter la vie mentale », in Y. Orlarey (dir.), L’Art, la pensée, les émotions, Grame, 2001, p. 71.

[45« La main d’Arthur Koestler », in J.-L. Faure, P. Pachet, Bêtise de l’intelligence, éditions Joca Seria, 1995, p. 27, 22.

[46« Deux romans inédits d’Irène Némirovsky », La Quinzaine Littéraire, n° 885, 2004, p. 15.

[47« La vie à La Borde », La Quinzaine Littéraire, n° 632, 1993, p. 13 ; « Duras frappe à nouveau », La Quinzaine Littéraire, n° 932, 2006, p. 6-7.

[48« Deux générations pour faire un individu », Revue des Sciences Humaines, n° 301, 2011, p. 50-51.

[49« Rohmer, cinéaste écrivain », La Nouvelle Quinzaine Littéraire, n° 1098, 2014. Pachet lit A. de Baecque et N. Herpe, Éric Rohmer. Biographie.

[50« Du jour au lendemain : les raisons d’une désaffection », in M. Besseyre (dir.), Brice Parain, un homme de parole, Gallimard / Bibliothèque Nationale de France, 2005, p. 164-166.

[51« L’émotion de Calet », Europe, n° 883-884, 2002, p. 11-14.

[52« Pierre Herbart », La Nouvelle Quinzaine Littéraire, n° 1104, 2014, p. 13.

[53« L’Indiscret », La Nouvelle Revue Française, n° 442, 1989, p. 14-17.

[54« Portrait de Jude », op. cit., p. 25.

[55« La prise », in M. Heck et R. Guidée (dir.), Patrick Modiano, Cahiers de l’Herne, n° 98, 2012, p. 197-198.

[56« Transmutation par le rythme », in Compagnies de Pierre Michon, Verdier / Théodore Balmoral, 1993, p. 97, 91, 95 ; « Le regard de Pierre Michon », op. cit., p. 30.

[57L’Âme bridée, Le Bruit du temps, 2014, p. 15, 177.

[58Compte rendu de E. Carrère, Le Royaume, Philosophie Magazine, n° 82, 2014 ; « Secrets de fabrication », La Quinzaine Littéraire, n° 1019, 2010, p. 23 ; « L’amitié d’Emmanuel », op. cit., p. 5-6, 9 ; « L’opacité et la clarté » (entretien avec C. Reig), in C. Reig, A. Romestaing, A. Schaffner (dir.), Emmanuel Carrère. Le point de vue de l’adversaire, Presses Sorbonne Nouvelle, 2016, p. 151.

[59« Le monde d’aujourd’hui », La Nouvelle Quinzaine Littéraire, n° 1136, 2015.

[60« Les rêves cachent le sommeil », in C. Vandendorpe (dir.), Le Récit de rêve, Nota Bene, 2005, p. 17.

[61« Histoire des publications », préface à A. Dalmas, De face et de profil. L’humeur des lettres, Les Belles Lettres, 2010, p. 16-17.

[62Ibid., p. 13-16.

[63Ibid., p. 17.

[64Mémoire pour l’habilitation à diriger des recherches, op. cit., p. 17. Le livre de W. Benjamin mentionné : Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme.

[65Chronique « Loin de Paris » (2e série), La Quinzaine Littéraire, n° 970, 2008.

[66Idem.

[67Idem.

[68Idem.