Dépaysements / la ville, la classe, l’écriture (Hélène Gaudy)
L’adolescence, je la retrouve toujours. J’y reviens, la traverse et retraverse, la récris sans cesse. En entrant dans la classe, je pourrais donc être en terrain connu. Je ne le suis pas, bien sûr. Puisque retourner dans le groupe, dans cet âge-là, c’est toujours une immersion, un dépaysement.
Envie de me confronter à ça. Mais peur, aussi, de me sentir démunie face à eux, voire de ne pas éprouver pour des adolescents « réels » l’intérêt, en grande partie lié à ma propre histoire, que je porte à cette période.
La classe, ses mouvements, sa géographie, je les avais observés, déjà, lors d’ateliers d’écriture en Tunisie et là-bas, c’étaient des élèves qui se levaient, s’asseyaient en cœur, des filles dans leurs blouses roses, cheveux tirés, grande politesse, des doigts en l’air pour parler. Ici, bien sûr, les gestes sont différents, et le vocabulaire, mais c’est la même curiosité qui me prend pour les agitations de la classe, la place de chacun, les lignes de démarcation, les messes basses, les conflits et les contacts — une tête sur une épaule, une fille qui coiffe un garçon, des tendresses rapides et aussi ceux qui sont seuls, ça, ça se voit tout de suite et souvent, ça ne change pas.
Sans qu’on les attende, sans qu’on les cherche, il y a des moments qui se fixent, deviennent images, matière à écriture.
Cette bagarre dans la classe dans laquelle j’intervenais l’année dernière, devenue l’ouverture de l’un de mes livres. Et, plus que la violence elle-même, le mélange de provocation et de peur qui semblait saisir le garçon en question, son visage rouge, sa tension, ses mains qui tremblaient et sa façon d’en rire quand la fille face à lui le renvoyait dans ses buts, triomphante, surexcitée. Tout cela m’avait frappée, travaillée, s’était fiché quelque part pour devenir le point de départ d’un livre.
Leurs gestes, leurs mots, tout ce qui me manquait jusque-là pour réactiver de façon vivante, physique, mes propres souvenirs, me poussaient aussi vers autre chose : une espèce de mystère qui leur appartient comme nous appartenait le nôtre, à quinze ans, mais près duquel j’aime toujours autant me tenir.
Une chose était claire : eux m’intéressaient. Restait à savoir si j’allais dépasser ce plaisir qui est aussi une peur, celui de l’immersion dans leur monde, pour leur apporter quelque chose du mien.
Ce que j’apprends, peu à peu, c’est oser la confrontation, ne pas rester corps étranger dans un milieu dont j’absorbe tout, le plus possible, contredire, pousser plus loin, pousser tout court. Aller chercher ceux qui restent en retrait, entrer en conflit, manifester ses désaccords. Essayer.
Tenter de tenir une position d’adulte quand il est si tentant de partager leurs rires, leur flegme, leurs moqueries, leurs stratégies d’évitement, parce que je me souviens trop bien de ce que c’était, ces heures passées à s’abstraire de ce qu’on nous raconte pour rentrer bien profond dans d’autres mots, intimes, parallèles, et ce sont ceux-là que je veux capter, qui m’intéressent et que souvent, ils me refusent — c’est leur espace, j’étais comme eux.
Tenter d’entrer dans leur écriture, aussi. Parce que leurs textes sont d’abord une bulle autonome. Ce sont leurs mots et, avant de m’en saisir, je les lis, les écoute et comprends peu à peu qu’il faut forcer cette bulle, prendre ces mots avec eux, les déplacer, les tordre, que c’est cela aussi qu’ils attendent de moi, s’ils attendent quelque chose. Déroutés, sûrement, d’abord, par cette posture particulière. Qu’est-ce qu’elle nous veut, celle-là ?
Tenter, aussi, d’éviter la projection. Ce que j’attends d’eux, ce que je voudrais lire, la phrase étrange, bancale mais belle, que j’extrais du texte sans toujours parvenir à expliquer à son auteur ce que je lui trouve.
Apprendre à partager ces fulgurances alors que c’est si dur, de dire pourquoi une phrase est exactement comme elle doit être.
Cette confrontation, elle me pousse aussi à redéfinir mon propre territoire. Face au groupe, mais aussi face à l’écriture. La définir pour eux me permet de questionner ma pratique.
Sur quoi je travaille, finalement ?
De quoi je me nourris et cette nourriture, est-ce qu’elle peut être aussi la leur ?
Relire des auteurs, redécouvrir des artistes, en découvrir d’autres. Passer deux jours à ranger mes livres par ordre alphabétique en espérant qu’il va en surgir quelque chose. Élargir mon champ de connaissance mais aussi mieux le définir. Poser le doigt sur des choses qui restaient nébuleuses et se dire, voilà, c’est par là, que je veux aller.
Encore, trouver sa place. Le déplacement, l’isolement, souvent met des choses en lumière. Et une fois qu’elles remontent à la surface, trouver des stratégies de partage.
Qu’est-ce que c’est, le dépaysement, pour eux, pour moi ?
Et si eux, ils me dépaysent, où est-ce que je les emmène ?
Venir de l’extérieur, c’est aussi s’appuyer sur le travail d’un enseignant qui, lui, est dedans, qui les connaît, eux et leur environnement, leurs envies, leurs difficultés, et trouver l’équilibre entre cet apport du dehors et cette connaissance de l’intérieur que, peu à peu, il me transmet.
Les comprendre mais aussi les désorienter, les mener ailleurs.
Mais c’est quoi, ailleurs ? Le décalage est grand, parfois, entre leurs attentes et l’ailleurs que je leur propose. Cet ailleurs de proximité que je tente de partager avec eux : travailler sur le témoignage, le quotidien, voir son environnement autrement.
Ils sont déçus, parfois, que cet ailleurs soit si près de chez eux. Qu’on ne les emmène pas dans des territoires inconnus mais qu’on les pousse à dévier leur regard sur ce qui les entoure.
Ne suis-je pas, une fois encore, en train de projeter des choses, au lieu de les accompagner, plus simplement, vers ce qu’ils souhaitent déjà découvrir ?
Mais si le regard finalement se dévie, si le message passe, si on n’y arrive, peut-être que se révéleront, dans leur environnement, leur ville, des motifs de recherche, d’enthousiasme, de découverte, et ces choses-là, transformées, ils les auront toujours sous la main, avec eux, et elles deviendront une force s’ils savent s’en saisir.
Essayer au moins de transmettre ça, l’attention aux détails, le plaisir qu’il y a à s’approprier les choses.
Ne pas subir son environnement, ne plus en être exclu puisqu’on peut le décrire avec ses mots et d’un coup s’y faire une place, dans la ville comme dans la classe, au sein du groupe, face aux autres, voilà ce que m’apprend l’écriture, ce que je voudrais leur apprendre.
Se mettre dans la classe, c’est revenir à une partie du monde à laquelle on n’avait plus accès pour tenter de leur donner envie d’y mettre leurs mots, d’en faire leurs images, pour que la classe comme le dehors devienne notre territoire commun et qu’ils y soient, finalement, aussi dépaysés que moi.
Envie de me confronter à ça. Mais peur, aussi, de me sentir démunie face à eux, voire de ne pas éprouver pour des adolescents « réels » l’intérêt, en grande partie lié à ma propre histoire, que je porte à cette période.
La classe, ses mouvements, sa géographie, je les avais observés, déjà, lors d’ateliers d’écriture en Tunisie et là-bas, c’étaient des élèves qui se levaient, s’asseyaient en cœur, des filles dans leurs blouses roses, cheveux tirés, grande politesse, des doigts en l’air pour parler. Ici, bien sûr, les gestes sont différents, et le vocabulaire, mais c’est la même curiosité qui me prend pour les agitations de la classe, la place de chacun, les lignes de démarcation, les messes basses, les conflits et les contacts — une tête sur une épaule, une fille qui coiffe un garçon, des tendresses rapides et aussi ceux qui sont seuls, ça, ça se voit tout de suite et souvent, ça ne change pas.
Sans qu’on les attende, sans qu’on les cherche, il y a des moments qui se fixent, deviennent images, matière à écriture.
Cette bagarre dans la classe dans laquelle j’intervenais l’année dernière, devenue l’ouverture de l’un de mes livres. Et, plus que la violence elle-même, le mélange de provocation et de peur qui semblait saisir le garçon en question, son visage rouge, sa tension, ses mains qui tremblaient et sa façon d’en rire quand la fille face à lui le renvoyait dans ses buts, triomphante, surexcitée. Tout cela m’avait frappée, travaillée, s’était fiché quelque part pour devenir le point de départ d’un livre.
Leurs gestes, leurs mots, tout ce qui me manquait jusque-là pour réactiver de façon vivante, physique, mes propres souvenirs, me poussaient aussi vers autre chose : une espèce de mystère qui leur appartient comme nous appartenait le nôtre, à quinze ans, mais près duquel j’aime toujours autant me tenir.
Une chose était claire : eux m’intéressaient. Restait à savoir si j’allais dépasser ce plaisir qui est aussi une peur, celui de l’immersion dans leur monde, pour leur apporter quelque chose du mien.
Ce que j’apprends, peu à peu, c’est oser la confrontation, ne pas rester corps étranger dans un milieu dont j’absorbe tout, le plus possible, contredire, pousser plus loin, pousser tout court. Aller chercher ceux qui restent en retrait, entrer en conflit, manifester ses désaccords. Essayer.
Tenter de tenir une position d’adulte quand il est si tentant de partager leurs rires, leur flegme, leurs moqueries, leurs stratégies d’évitement, parce que je me souviens trop bien de ce que c’était, ces heures passées à s’abstraire de ce qu’on nous raconte pour rentrer bien profond dans d’autres mots, intimes, parallèles, et ce sont ceux-là que je veux capter, qui m’intéressent et que souvent, ils me refusent — c’est leur espace, j’étais comme eux.
Tenter d’entrer dans leur écriture, aussi. Parce que leurs textes sont d’abord une bulle autonome. Ce sont leurs mots et, avant de m’en saisir, je les lis, les écoute et comprends peu à peu qu’il faut forcer cette bulle, prendre ces mots avec eux, les déplacer, les tordre, que c’est cela aussi qu’ils attendent de moi, s’ils attendent quelque chose. Déroutés, sûrement, d’abord, par cette posture particulière. Qu’est-ce qu’elle nous veut, celle-là ?
Tenter, aussi, d’éviter la projection. Ce que j’attends d’eux, ce que je voudrais lire, la phrase étrange, bancale mais belle, que j’extrais du texte sans toujours parvenir à expliquer à son auteur ce que je lui trouve.
Apprendre à partager ces fulgurances alors que c’est si dur, de dire pourquoi une phrase est exactement comme elle doit être.
Cette confrontation, elle me pousse aussi à redéfinir mon propre territoire. Face au groupe, mais aussi face à l’écriture. La définir pour eux me permet de questionner ma pratique.
Sur quoi je travaille, finalement ?
De quoi je me nourris et cette nourriture, est-ce qu’elle peut être aussi la leur ?
Relire des auteurs, redécouvrir des artistes, en découvrir d’autres. Passer deux jours à ranger mes livres par ordre alphabétique en espérant qu’il va en surgir quelque chose. Élargir mon champ de connaissance mais aussi mieux le définir. Poser le doigt sur des choses qui restaient nébuleuses et se dire, voilà, c’est par là, que je veux aller.
Encore, trouver sa place. Le déplacement, l’isolement, souvent met des choses en lumière. Et une fois qu’elles remontent à la surface, trouver des stratégies de partage.
Qu’est-ce que c’est, le dépaysement, pour eux, pour moi ?
Et si eux, ils me dépaysent, où est-ce que je les emmène ?
Venir de l’extérieur, c’est aussi s’appuyer sur le travail d’un enseignant qui, lui, est dedans, qui les connaît, eux et leur environnement, leurs envies, leurs difficultés, et trouver l’équilibre entre cet apport du dehors et cette connaissance de l’intérieur que, peu à peu, il me transmet.
Les comprendre mais aussi les désorienter, les mener ailleurs.
Mais c’est quoi, ailleurs ? Le décalage est grand, parfois, entre leurs attentes et l’ailleurs que je leur propose. Cet ailleurs de proximité que je tente de partager avec eux : travailler sur le témoignage, le quotidien, voir son environnement autrement.
Ils sont déçus, parfois, que cet ailleurs soit si près de chez eux. Qu’on ne les emmène pas dans des territoires inconnus mais qu’on les pousse à dévier leur regard sur ce qui les entoure.
Ne suis-je pas, une fois encore, en train de projeter des choses, au lieu de les accompagner, plus simplement, vers ce qu’ils souhaitent déjà découvrir ?
Mais si le regard finalement se dévie, si le message passe, si on n’y arrive, peut-être que se révéleront, dans leur environnement, leur ville, des motifs de recherche, d’enthousiasme, de découverte, et ces choses-là, transformées, ils les auront toujours sous la main, avec eux, et elles deviendront une force s’ils savent s’en saisir.
Essayer au moins de transmettre ça, l’attention aux détails, le plaisir qu’il y a à s’approprier les choses.
Ne pas subir son environnement, ne plus en être exclu puisqu’on peut le décrire avec ses mots et d’un coup s’y faire une place, dans la ville comme dans la classe, au sein du groupe, face aux autres, voilà ce que m’apprend l’écriture, ce que je voudrais leur apprendre.
Se mettre dans la classe, c’est revenir à une partie du monde à laquelle on n’avait plus accès pour tenter de leur donner envie d’y mettre leurs mots, d’en faire leurs images, pour que la classe comme le dehors devienne notre territoire commun et qu’ils y soient, finalement, aussi dépaysés que moi.
10 avril 2012