Déplier les enfants
Déterminer un lieu. Aubervilliers. Piquer ensuite des points sur la carte, au hasard. Sur chaque point, zoomer, via l’écran le rejoindre, stationner devant, regarder la vue : un immeuble, la rue, des voitures stationnées, des visages floutés. Décider cela, que l’on nait à partir d’un lieu, d’une vue. Avant même d’avoir déterminé quoi que ce soit d’autre, créer un personnage à partir d’un lieu [1]. Voir ce qui en découle.
Ce qui en découle, c’est un nom : patronyme attribué au hasard parmi les 200 noms de famille les plus présents à Aubervilliers.
Ce qui en découle, c’est une situation : distribuer, dans cette petite population de personnages fictifs nés de points piqués au hasard sur la carte, le sort de vivre seul ou en couple, avec ou sans enfant, selon la même proportion que celle constatée sur le vrai territoire.
Et puis, avec cette très schématique distribution de traits distinctifs, demander de raconter "quelque chose qui arrive". Dans ce lieu, à ce personnage si peu tracé, à partir de cette "vue" fictive, d’un intérieur qui n’existe pas vers un extérieur vu sur écran.
Voir ce qui advient quand on demande ce qui advient.
Ce qui advient : sur 16 histoires racontées ce jour là, 16 personnages en lice : 2 récits d’émeutes [2]
, 4 meurtres [3] , 1 grave accident de la route, 1 cambriolage, une bousculade dans un bus, une cigarette jetée sur un passant, une femme qui vide la carte bleue de son mari [4], et... beaucoup de peur des personnages pour les "jeunes" qui traînent en bas de l’immeuble [5]
. Il est vrai que les personnages sont tous, par convention, beaucoup plus âgés que ceux qui les écrivent...
Est-ce le lieu ? Est-ce la communauté de lieu entre ceux qui écrivent et ceux qui naissent ainsi, à partir d’une vue, d’un nom, d’une situation ? Est-ce la représentation du lieu, depuis l’extérieur [6] , et tellement intériorisée qu’elle est ainsi resservie sans attendre ? Est-ce l’idée seulement que ce qui peut advenir est violent ? Ou, pour comprendre mieux, pour aller moins vite, que l’exceptionnel seulement peut-être raconté, et que l’exceptionnel est forcément tranchant, foudroyant Des coups de foudre il y en a eu aussi, mais peu : celui-là par exemple : [7]
, explosif...
Ce qui explose aussi, quand quelque chose arrive, c’est le nombre de personnages : 70 créés en une seule séance. Alors, cartographier ces nouveaux êtres, et comment ensemble ils sont liés. Et sur le logiciel FreeMind [8], tomber sur cette icône, +, qui quand on l’effleure donne la légende suivante : déplier les enfants. Déplier les enfants : faire apparaître les relations nées de relations antérieures, rendre visible ce qui advient. Me semble un programme d’écriture acceptable.
(pour l’accès à la totalité des textes et images produits en atelier d’écriture, voir le blog Traque Traces.)
[2] Il allume la télé. Il regarde les infos et apprend tout à coup que dans la cité où il habite il y a une grande émeute. Il n’a pas ouvert la fenêtre, n’est pas sorti de chez lui ce jour là. Il regarde par la fenêtre et la première chose qu’il voit ce sont des flammes partout autour du terre-plein. Toutes les voitures sont en flammes, brûlées, et autour des jeunes de la cité, ses amis, qui s’affrontent contre les CRS (..)
L’arbre qui est juste devant sa fenêtre est en flamme. Il veut sortir pour aller voir ses amis. Un CRS le recale, lui dit : personne n’a droit de sortir.
[3] Temps extrêmement froid pour un 30 octobre. En ce jour de temps froid, les émeutes sont le centre d’intérêt depuis plus d’un mois. Le Mac Donald’s près de chez lui a été brûlé par de jeunes délinquants. Plus les jours passent plus la France ne ressemble à rien. Tout cela le désespère, il veut retourner dans sa ville natale qui se situe en Bretagne, malheureusement ce n’est pas possible puisque son travail est ici et non ailleurs. Il s’adapte à cet environnement obscur. Tout d’un coup il aperçoit de jeunes délinquants qui tentent de brûler sa voiture, d’un coup, sans y reflechir, il prend son fusil de chasse tire à bout portant et tue ces deux jeunes misérables. Sa voiture n’a rien, il est satisfait, car il considère sa Porsche Panamera comme sa femme, puisqu’aucune femme n’est aussi fidèle que sa belle voiture.
[4] Ce matin elle s’est levée du pied gauche. A peine 8h00, elle jette un oeil par la fenêtre, temps pourri, quelle galère. Que faire de ses journées ? Son compagnon ne veut pas qu’elle travaille, il dit qu’elle n’est bonne qu’à faire le ménage et à manger. Finalement aujourd’hui elle décide de ne pas se soumettre à ces règles. Elle prend son sac, sa carte bleue et part précipitamment(....) Elle décide d’aller faire fumer la carte bleu de son conjoint. Entre dans le magasin, et une robe à 500 euros, puis un jean à 50 euros, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’elle découvre qu’il n’y a plus d’argent sur le compte en banque. Sur le coup elle se dit : il va me tuer, puis après réflexion : zut je le mérite, vu ce qu’il me fait subir.
[5] C’est du quatrième étage. Il aperçoit de sa fenêtre plusieurs arbres à longues branches à sa première vue. Derrière ces arbres il aperçoit un long bâtiment dégradé de 16 étages, couleur blanc et bleu. Le coin n’est pas très fréquentable, le soir, avec sa femme, il ne se sentent pas en sécurité. Vers le début de l’après-midi on trouve plusieurs jeunes, plutôt un bande en train de fumer ou autre. Et aussi des petits en train de jouer au foot sur le terre plein, devant un mur coloré. En bas de la cité, il y a un petit parking en épis : voitures stationnées. Le matin il sort pour aller travailler très tôt ; sa femme aussi car c’est lui qui la dépose. La femme tous les midis rentre pour manger, donc l’homme l’appelle pour savoir si elle va bien. Puis elle repart travailler... Le soir elle doit rentrer tôt car elle est effrayée de voir tous ces jeunes.
[6] Il est 14H30,il vient de se lever, toujours un peu saoul de la veille. Torse nu il se met à la fenêtre pour rafraichir son visage, 14H30 il y a peu de monde dans sa rue à part quelques touristes égarés qui ont perdu le chemin de la Tour Eiffel, il les voie avec leur carte pour chercher leur chemin dans les rues. Ha ha ha, ils sont trop (biiiip), ils me font trop rire avec leur kit de touriste, short, bobs, lunettes de soleil, et appareils photos au cou.
[7] Il est sept heures trente du matin, il regarde à travers la fenêtre, aperçoit une embrouille devant la montée de bus.(...)
Tony remarque alors une charmante demoiselle dans la foule encore hystérique. Il descend les escaliers en courant mais pas de chance elle prend le bus 522 juste avant qu’il arrive. Il a juste le temps de la distinguer au loin, elle est brune, ou blonde, et de taille moyenne, puis le doute s’installe, il se demande si c’est le fruit de son imagination ou la réalité. Il est très mal réveillé, il rentre terminer sa grasse matinée.
[8] (merci à Joachim Séné pour la découverte)