Déposséder et user du destin d’autrui, par Laurence Werner David (2)

Un autre point qu’évoquent souvent les auteurs écrivant des récits de fiction sur la Shoah, concerne l’impossible exhaustivité de relater cette expérience, à quoi les témoignages des rescapés pourraient, dans un premier temps, donner entièrement raison.
Primo Levi, Antelme, Bettelheim et d’autres rescapés évoquent ces déportés chargés des chambres à gaz et des fours crématoires – les Sonderkommandos – ces « musulmans » comme on les appelait à Auschwitz, ces morts-vivants qui avaient perdu absolument tout amour-propre, toute dignité et qui n’ont jamais pu témoigner puisque presque aucun n’a survécu aux camps. Sans leur témoignage, quelle est la valeur des témoignages des rescapés ? Il y aura toujours une béance terrifiante, une « partie lacunaire » qu’aucun des témoignages publiés n’a su ni sans doute ne pourra jamais colmater puisque ceux-là que Primo Levi nomme les « vrais » témoins « ne parleront jamais de leur place ».
À partir de ce constat, la valeur du témoignage risque d’être altérée et oblige à répondre à cette lacune à l’intérieur d’autres territoires inexplorés, avec l’aide d’autres moyens.
À côté des témoignages manquants de ces « vrais témoins », la peur d’édulcorer ou d’exagérer certains faits pour les rescapés eux-mêmes est une donnée légitime et fondamentale par laquelle la validité du témoignage est reprise et interrogée : seul moyen sans doute de situer toute la force et la spécificité du genre par rapport à un texte de fiction narrative. Comme se le demande Elie Wiesel dans sa préface à La Nuit : « Qui va valider l’authenticité, la qualité du témoignage ? » Lui-même, cinquante ans plus tard, revient sur un fait exposé dans son témoignage qu’il juge aujourd’hui faux. Un fait presque insignifiant au regard de ce qui est décrit à l’intérieur du camp.
Dans les wagons de nuit qui emmènent sa famille à Auschwitz, il a laissé entendre que les déchaînements des instincts sexuels étaient omniprésents. En réalité, il ne s’était probablement agi que d’attouchements maladroits, expliquera-t-il dans sa préface de 2007 en même temps qu’il notera quelques autres imprécisions de son texte initial.
Mais, malgré ces imprécisions et les grossissements momentanés de certains phénomènes du réel, Wiesel dit qu’il a eu raison de ne pas attendre trop avant de rédiger son témoignage – le temps y aurait inscrit un doute trop profond quant à la véracité de ce qu’il racontait. Cette crainte de l’oubli, du flou, Aharon Appelfeld l’évoque aussi souvent : oubli des choses concrètes, repérables : comme après une catastrophe personnelle, visages et noms s’effacent tandis que les lieux et les atmosphères gardent étrangement plus nettement leurs contours et leurs textures. C’est sans doute pourquoi il sentira, très jeune écrivain, que la littérature n’est pas le lieu approprié pour la sociologie. Que « la vraie littérature traite du contact avec les secrets du destin et de l’âme, en d’autres mots : la sphère métaphysique ».
Lieux, atmosphère seront pour lui, plus qu’un témoignage à offrir, les matières premières d’une expression littéraire intime alors que d’autres rescapés comme Primo Levi, auteur de témoignages et de récits de fiction, ne cesseront jamais d’être au fond hantés par cette place assignée à celui qui a vécu la Shoah et qui a écrit aussi d’autres textes que des témoignages directs en prise avec les camps.
Après avoir publié son roman La Clé à molette, il dira : « Je ne renie rien. Je n’ai pas cessé d’être un ancien déporté, un témoin. Je suis en paix avec moi-même parce que j’ai, dans d’autres livres, témoigné. »
La déposition des faits : une condition sine qua non d’être en paix comme écrivain de fiction quand on a vu de si près l’horreur transformer l’homme en non-homme. Dans son intime conscience, la force du témoignage domine, puis alors, une fois « déposé », liberté d’explorer autrement et ailleurs un monde avec une écriture plus personnelle et plus romanesque.
De même Agamben trouve-t-il d’une nécessité absolue, pour appuyer ses propos sur Auschwitz, d’aller puiser sans cesse ses sources dans les témoignages (« Nous savons par un témoignage que… »). Pourtant a-t-il aussi recours pour décrire, par exemple, le sentiment de honte, à des auteurs qui ne sont pas des rescapés et qu’il ne mentionne alors plus comme des écrivains mais comme des prophètes : Dante, Rilke, Kafka : auteurs de fictions prémonitoires de l’horreur.
La question du corps, de l’éprouvé du corps, est forcément omniprésente dans ce qui vient séparer la fiction du témoignage : « La guerre s’est terrée dans mon corps, pas dans ma mémoire », justifiera Appelfeld qui tentera, par le langage, livre après livre, d’accorder un sens à toutes ses impressions fragmentées et chaotiques enfouies dans le corps du petit garçon survivant des forêts d’Ukraine.
Appelfeld explique avec pudeur dans Histoire d’une vie qu’après la guerre, il y avait parmi les poètes et les professeurs de son pays ceux qui désiraient préserver le yiddish, assurant ainsi le souvenir des suppliciés. Appelfeld fera le choix d’écrire en hébreu malgré l’hostilité qu’il gardera envers ceux qui le lui ont imposé, se coupant de sa langue – un conflit pour lui à jamais irrésolu si ce n’est, peut-être, dans l’accès à une langue autre encore, plus personnelle.
Le désir ou la tentation d’un nouveau champ d’expérimentation d’une langue à soi semble habiter nombre d’auteurs témoins directs ou indirects de la Shoah. De David Grossman à Kertész, en passant par Elie Wiesel ou Primo Levi même, tous ont, un moment, voulu trouver à travers la langue une libération des entraves dues au devoir de reconstitution de la mémoire, non sans attendre parfois de ce langage une sorte de refuge au cœur de l’enfer.
Cette nécessité s’est associée à la volonté de remettre en cause les manières de présenter l’histoire même de la Shoah. David Grossman dira que le roman délivre de l’obscurité et qu’il est même le seul à pouvoir atteindre le cœur caché du réel. Outre qu’il n’est, si je peux dire, que le petit-fils d’un rescapé et que la distance explique en partie son assurance à juger du caractère émérite du romanesque, je crois comprendre à travers ses mots que c’est la seule mise en scène des témoignages reçus, entendus ou même vus (ce qui est le cas dans son roman Voir ci-dessous : Amour), qui permet la distance et la naissance d’un sens initiant une dialectique sans doute plus à même de comprendre l’enchaînement des faits de l’Histoire, aussi horrible soit-elle. De comprendre, aussi, le mécanisme intérieur du bourreau et de la victime ; et probablement empêcher les catégorisations absolues et parfois absolument fausses.
Jorge Semprun, plus ambivalent, a longtemps souhaité écrire une fiction qui serait aussi éclairante que la vérité. Qui aiderait la réalité à paraître réelle, la vérité à être vraisemblable. Et dans le même temps toujours cette culpabilité de l’écrivain d’écrire autre chose en contournant l’expérience de la Shoah : « Ignoble », dira-t-il.
Peut-on aller jusqu’à dire qu’il y a suprématie de la vérité littéraire sur le réel sociologique et politique ?
« Apparemment éloignée de toutes les contingences avec la grande Histoire de son époque qu’il ne relate jamais factuellement, l’œuvre de Kafka n’en est pas moins totalement solidaire et ne peut se penser en dehors de l’époque dans laquelle elle a vu le jour. Son œuvre n’est pas de celles qui se rapportent à une analyse sociologique mais est d’abord et essentiellement une œuvre littéraire. » C’est ainsi que Semprun explique que les « fictions » de Kafka le ramenaient à la réalité du monde alors que le réel constamment invoqué dans le discours théorique ou politique du communisme n’était qu’une fiction, contraignante sans doute, asphyxiante parfois, mais de plus en plus délestée de tout ancrage concret, de toute vérité quotidienne.
Par ailleurs, qu’est-ce qui chez l’écrivain pourrait poser une limite à se réapproprier le réel historique par la fiction ? Doit-il y demeurer, dans la conscience de l’écrivain, un problème d’ordre éthique ? Si oui, à quel moment y a-t-il pour l’écrivain « bascule » ?
La fiction a ceci d’actif et de nécessaire qu’elle insiste sans cesse à ce que nous cessions de croire à une vérité absolue qui serait celle uniquement liée aux archives officielles.
Utiliser des documents historiques pour écrire un récit de fiction est-il un procédé plus authentique et remarquable que d’écrire un récit entièrement né de l’imagination et dont la forme finale s’apparenterait à un document historique ?

Dans son texte accaparant et magnifiquement écrit, Un tombeau pour Boris Davidovitch, Danilo Kiš use de deux procédés au point où il n’est plus possible (même aux exégètes) de distinguer la part de témoignages vrais et les constructions imaginaires.
Dire comme je l’ai entendu affirmer récemment par des universitaires et des écrivains que ces procédés manipulatoires fonctionnent à merveille dans le cas du Tombeau de Boris Davidovitch car eux seuls permettent la dénonciation des sombres machinations du totalitarisme stalinien, me paraît une conclusion brève et un peu vaine, même si vouloir démontrer que l’Histoire relève de l’illusion et que l’écriture seule est vérité est toujours un tour de force qui m’éblouit jusqu’à ce que, pour ainsi dire à chaque récit témoignant d’une période historique tragiquement forte, stratagèmes et artifices d’écriture soient dévoilés et que réapparaisse le soupçon que j’ai du désir de vérité de son auteur.

Qu’est-ce qui nous dérange d’apprendre que la biographie d’une personne que l’auteur disait injustement méconnu, n’est en fait qu’une fiction ?
Les critères de l’Histoire réelle sont-ils inamovibles et intouchables parce qu’il s’agit d’un support universel commun, fondateur de milliards d’histoires individuelles ?
Le subterfuge (ou la supercherie) d’une biographie historique truquée comme le Marbot en est un des cas les plus précis et l’un des plus commentés de la littérature européenne.
L’auteur de Marbot : une biographie s’appelle Wolfgang Hildesheimer. Il est né en 1916 dans une famille juive qui émigre en Palestine puis en Angleterre avant de revenir en Palestine en 40 où il vit durant la guerre.
On le retrouve en 46 comme interprète à Nuremberg dont il rédigea une partie du procès-verbal officiel pour le retrouver en Bavière où il s’établit pour y peindre (il n’écrira qu’à partir de ses trente-quatre ans).
On le dit visionnaire et érudit, analyste d’exception, ironique, dénonciateur des liens entre l’art et le pouvoir, fasciné par les hommes de génie tout autant que par les faussaires.
Qui est sir Andrew Marbot ?
Un critique d’art du début du XIXe siècle totalement resté hélas méconnu.
Il a croisé Byron, Goethe, Shelley, Schopenhauer et c’est d’ailleurs à cause de cette dernière rencontre qu’il aurait commis son suicide à vingt-neuf ans (on attribue l’autre origine de son suicide à la relation incestueuse qu’il entretint toute sa vie avec lady Catherine Marbot).
Son corps n’a pas été retrouvé. Un portrait dessiné au crayon par Delacroix authentifierait le baron Andrew Marbot.
Longtemps on a pu trouver le livre Marbot dans les librairies à la rubrique « critiques d’art ».
Le problème avec Marbot c’est que son auteur, Wolfgang Hildesheimer, a usé de codes très spécifiques liés au genre de la « biographie historique » (cf. le titre : Marbot : une biographie ; évocations cliniques des faits et gestes ; portrait de Marbot par Delacroix sur la couverture ; index de personnages historiques ; citations de Goethe, etc.).
Ce n’est que quelques semaines après la publication de Marbot que Hildesheimer, en réponse aux soupçons de la London Review of Books, y assurera n’avoir jamais voulu tromper qui que ce soit...
Est-ce donc un livre raté comme le présente le philosophe J.-Marie Schaeffer dans son essai Pourquoi la fiction ? puisqu’il n’est jamais ici question d’une « feintise partagée » entre l’auteur et son lecteur ?
La feinte ou la fiction seraient-elles l’une et l’autre tout autant « ratées » car, dans le cas où on supprimerait les codes de la « biographie historique » utilisés par Hildesheimer, ici alors utilisés de manière artificieuse (la « supercherie » étant découverte), le livre de Hildesheimer perdrait toute sa substance ? Valait-il mieux recourir aux codes classiques de la biographie historique pour donner plus de corps à son personnage ?
D’un côté, Hildesheimer affiche sa distance plus que critique vis-à-vis des biographies historiques en en renversant tous les attendus censés être source de fiabilité. De l’autre, il n’y a plus de jeu dans le contrat que Hildesheimer instaure avec son lecteur, le leurre n’étant connu que du seul côté du tout-puissant auteur – même si je crois qu’il faut nous demander pourquoi, en tant que lecteur ou lectrice, nous restons plus fortement troublés voire agacés par l’irruption de l’irréalité dans la réalité plutôt que l’inverse.
Marbot : est-ce donc un échec ? Sans doute est-ce plus un échec de la fiction qu’un échec des forces avec lesquelles Hildesheimer cherche à rompre, tirées de l’immuable rangement nosographique.


Il y aurait alors, sans doute, une éthique de l’écrivain contemporain à (pouvoir) tenir, qui serait celle portée par le langage et articulée par la littérature où le champ hypothétique du réel, des impossibles comme des possibles, où la multiplication des perceptions (du ou des personnages ou du narrateur), pourraient être ce jeu fascinant d’une position privilégiée de se trouver à la fois « en dedans et à côté », légitimant la question de l’intention et de la responsabilité de l’écrivain contemporain. Il tiendrait à chaque auteur d’être clair au regard de sa propre position vis-à-vis de son lecteur, de ne pas abuser d’histoires vraies pour en créer volontairement de fausses. Ou bien, s’il en est créé de fausses, se demander non pas seulement pour quoi il le fait, mais au nom de qui et pour qui un écrivain se donne le droit de prendre la place d’un autre individu qui a existé et qui n’est plus présent pour défendre sa mémoire et son expérience concrète de vie. « Une pratique littéraire, écrit Hermann Broch à Friedrich Torberg le 10 avril 1943, qui sans égard pour l’horreur du monde, poursuit son petit bonhomme de chemin sur les vieilles routes – parce que l’homme veut écrire et accessoirement vendre des livres – et qui, pour cet office, utilise l’horreur du monde uniquement comme “matière”, même si elle le fait avec les sentiments démocratiques les meilleurs du monde – cette pratique-là doit nécessairement aboutir à un art de pacotille… »

La jouissance du « mentir », du « trahir », et même la jouissance de la catastrophe toujours différée par le fait d’écrire, commanderaient-elles le désir plus ou moins fort, plus ou moins conscient, que porte chaque écrivain de tenter la transgression et la toute-puissance, affirmant que toute fiction est possible ? Même celle bafouant le témoignage… ? Mais c’est une autre histoire, le début d’une autre analyse.




2 décembre 2011
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