Deux livres d’Antoine Emaz

Parution de Sauf (Tarabuste) et de Cuisine (Publie.net)


Après Caisse claire (Points/Seuil, 2007), l’anthologie établie par François-Marie Deyrolle qui reprenait plusieurs recueils de poèmes publiés par Antoine Emaz chez divers éditeurs entre 1990 et 1997, voici, chez Tarabuste, un nouvel ensemble qui, sans recouper le premier, le complète en regroupant des poèmes extraits de plaquettes et de livres allant des années 1986 à 2001. Ces textes, parfois publiés à tirages limités, étaient épuisés. Assemblés, ils permettent de suivre Emaz sur le long terme. On arpente le champ poétique qui est le sien avec la lenteur que requiert un tel cheminement. On remarque d’emblée, avec ici en ouverture Poème en miettes, que sa voix est depuis longtemps posée, ce qui ne l’empêche pas de creuser toujours un peu plus. On y retrouve, non pas amplifiés mais rappelés avec constance et rigueur, ces vers brefs ou ces fragments de prose compacte qui disent à la fois le doute et la nécessité de tenir, la fatigue et le besoin de récupérer l’énergie lâchée en cours de journée, le corps qui flanche le soir venu mais que l’on confie à la nuit pour réparation.

« finir le jour
avec pour seul désir
se libérer du jour
l’effacer se dissoudre »

Le repli sur soi est éphémère et salutaire. Il aide à recouvrer de l’allant et à se remettre d’aplomb en employant au mieux les outils qu’il a à sa disposition : une force intérieure très sollicitée, une tension vive, une réflexion bien pesée et des mots qu’il faut manier avec justesse, sans les dévoyer, en les respectant, en allant les chercher dans nul autre vocabulaire que celui qui nous est donné à entendre tous les jours, au travail, dans la rue, en famille, au bar ou ailleurs. La simplicité et la modestie dont fait preuve Emaz sont très réconfortantes. Il s’adresse à tous en puisant, à sa manière, dans les évidences et les subtilités de ce qu’il nomme « la langue utile ».

« qu’espérer d’autre

le calme plat des choses

les platanes lents ou la table de jardin
et jusqu’au ciel bleu fixe

le familier
résiste étrange

comme chaque règne dans son ordre
étanche »

Les mots, il les sait vivants, retors et pas forcément disposés à lui venir en aide sans qu’il aille, au préalable, au devant d’eux pour leur demander ce qu’il souhaite, exactement, pour concrétiser par la pensée et le texte telle ou telle émotion. « Peu de mots vont jusqu’à la fin ». Il faut faire avec. Connaître ces limites et tenter de les dépasser en y mettant du corps, de l’air, du silence.

« sans cesse
des mots couvrent
d’autres mots

très peu restent
comme des îles »

Emaz avance en travaillant sa langue de façon à transformer ce qui semble précaire en atout majeur. Il accorde sa confiance aux mots. Chacun trouve sa place, dans un contexte voulu, dans son sens premier, accolé ou coupé des autres, pour que batte un tremblement de vie qui doit mener de l’aube au soir, en équilibre sur un arc invisible où il marche en refoulant ses peurs et en parvenant à destination.

« on entre dans un autre temps
d’un coup le jour a basculé sur un autre rythme
assez pour détendre et pouvoir
de nouveau demain
tendre un jour »

Le jour fini, le désir de calme se réalise souvent via le jardin. Il suffit d’un rien, d’une branche que le vent agite, d’une trouée, d’un oiseau agité, pour qu’il s’adonne à ce besoin d’air qu’il appelle fréquemment. Il s’offre une autre respiration, plus apaisée, plus ample.

« dans le battement
on se laisse porter
dériver dans l’air ouvert

le corps s’allège
avance lentement
dans le silence
et viennent quelques visages
longtemps perdus
aimés
sans parler »

On retrouve également ce mieux être quand l’espace s’ouvre et que, face à la mer, il pousse son corps au vent en éprouvant pleinement une fatigue physique assez enivrante.

« Longue plage presque grise, et le vent debout. Aller nulle part, mais contre cette force nouée, serrée. On voit à peine la mer, les yeux se brouillent, on continue de marcher, contre. »

La somme contenue dans ce volume de 330 pages nous aide à suivre le poète Emaz dans un long parcours d’homme, certes en proie au dur à vivre mais néanmoins décidé à rester éveillé, aux aguets, prêt à se nourrir de ces instants fragiles qui viennent à l’improviste glisser de la douceur là où on ne l’espérait pas. Il ne se laisse jamais happer. Il fait face à force de rigueur, d’acuité et de ressenti maîtrisé.

Parallèlement à Sauf, un autre livre, Cuisine, paraît en version numérique chez Publie.net. Il donne à lire, comme le faisait déjà Cambouis (paru au Seuil, collection « déplacements » en 2009 et également disponible en numérique), les multiples notes, échos, lectures, réflexions et échos familiers qui alimentent le vaste chantier d’écriture/lecture que mène en continu Antoine Emaz. Ce livre est conçu tel un journal (ce qu’il n’est pas), de façon chronologique, avec pour chaque note une ou plusieurs entrées placée(s) à gauche sur la page. Ainsi Visage, vieillir :

« Rides. Visage qui prend de l’âge. Cela ne m’a jamais gêné, comme pour la barbe ou les cheveux blancs. M’ennuient davantage les récurrentes douleurs au dos ou à l’épaule droite, quand elles se réveillent. Pour les proches, j’ai mon visage, il vieillit à la vitesse du leur, rien de grave. Pour les autres, j’ai un visage de mots, et je ne sais ce qu’il peut être, ni s’il peut vieillir. »

Emaz se découvre ici tel qu’il est : avec pudeur et retenue. Il évoque son métier d’enseignant à Angers, ses fréquentes relectures de Reverdy, de Du Bouchet ou de Follain, ses incursions dans les carnets, notes ou journaux des autres (Hugo, Pascal, Jules Renard), son plaisir à entrer dans un nouveau livre de James Sacré, de Jean-Patrice Courtois, de Jean-Pascal Dubost, de Ludovic Degroote ou de Valérie Rouzeau en soulignant les lignes de force ou les variations qu’il y repère. Il explique sa relation à l’internet, sa fidélité et son bonheur de travailler avec Florence Trocmé pour Poezibao où il publie régulièrement des compte-rendus de lecture.

Les notes touchant le corps qui s’use, vieillit, fatigue trouvent leur équilibre grâce à celles qui s’attachent à la belle respiration que lui procurent les instants passés au jardin ou les haltes estivales à Pornichet. Le champ social est également très présent. Cela va des difficultés de son métier à celles rencontrées par les élèves et leurs parents en passant par le travail qui peut broyer des vies comme le montre la vague des suicides à France Télécom. C’est un homme à l’écoute et au contact permanent des autres (poètes ou pas) dont on peut, dans cet ensemble, prendre, page à page, le pouls.

Sa relation à l’écriture (ou à son absence, quand il est en panne) est évidemment au centre de sa réflexion.

« Le travail du poème doit être transparent, invisible : une machinerie de verre. »

Sa volonté d’aller « toujours au plus simple, jamais au plus facile » est indéniable. Il croit à la poésie et reste confiant quant à son avenir. Il existe de nombreux chemins secrets et en friche sur lesquels personne ne s’est encore aventuré et qui finiront bien par être explorés. Il en est convaincu. C’est le lecteur curieux, assidu, insatiable, avançant dans tel livre ou manuscrit, le crayon à portée de main, qui s’exprime ainsi.

Cuisine n’est pas à considérer comme l’envers du décor, comme la face cachée du poète Antoine Emaz. Il s’agit au contraire d’un livre qui prend place, de façon naturelle, dans son parcours créatif. En témoignent, s’il en était besoin, ces nombreux passages où il revient sur l’écriture de Plaie (écrit en deux mois et retravaillé durant deux ans), sur la construction de Sauf, sur sa difficulté à écrire ou sur ce formidable terreau que constituent à ses yeux les lectures accumulées tout au long des dernières décennies.


Antoine Emaz : Sauf, avec des encres de Djamel Meskache, éditions Tarabuste, Cuisine, éditions Publie.net.

8 janvier 2012
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