Dis pas ça

À cinq heures du soir, cinq mille cadavres sont ensevelis sous les décombres, dit le présentateur. Tout n’est que mort et rien que mort.
À cinq heures du soir, les décombres sont ensevelis sous les discours abjects du Président, dis pas ça. Et nos consciences ensevelies sous les sanglots et les lamentations patriotiques.
À cinq heures du soir, un homme en habit sombre suit un enterrement. Son cœur est noué, ses yeux secs. Mais devant les images du crash, son chagrin prend en lui des dimensions grandioses. Il pleure. Ensuite, il peut se reposer. Car le malheur, c’est attesté, repose, dis pas ça.
L’image de désastre regardée par des milliards de spectateurs à cinq heures du soir avale toutes les autres images. Toutes les épouvantes passées et présentes s’engouffrent en elle, l’une après l’autre.
Le temps est révolu à cinq heures du soir.
À cinq du soir, des milliards de personnes qui devant leur écran regardaient sans les voir les images qui passent, sont arrachées soudain de leur sommeil d’ennui et jetées de plein fouet sur un mur plein de sang. Elles voient, coup sur coup, deux avions s’écraser sur chaque tour jumelle, et un pays crier dans toutes les télévisions du monde.
C’est la première image mondiale dans l’histoire du monde. Une image qui crie.
Et devant la première image mondiale dans l’histoire du monde, des milliards de personnes sont saisis dans le même moment par la même pensée : le monde peut-être détruit, tout comme le sont les hommes. Le monde peut finir.
Puisque ces tours jumelles qui incarnaient la forme la plus achevée et la plus rationnelle du paysage urbain, la forme la mieux conçue pour assurer la concentration et le contrôle, puisque ces tours jumelles, en une seconde, se sont effondrées. Et nos certitudes avec.
Puisqu’elles sont devenues, en une seconde, ruines, cendres et solitude, ouvrant dans nos esprits un trou, avec des morts.
À cinq heures du soir, Christine se rend sur un site Internet pour observer les photographies des cinq mille morts qui sont morts sans comprendre. Elle regarde, une à une, les photographies des morts qui sont morts sans comprendre. Mais elle ne ressent rien, dis pas ça. Les visages demeurent irréels, leur sourire irréel et leur mort irréelle.
Chaque matin, dit Clarisse à Ulrich, le journal t’accable d’une montagne de douleur, et tu ne le sens pas plus que si une mouche se posait sur ton front. Mais que viennent faire ici Clarisse et Ulrich ?
Christine n’éprouve aucun chagrin devant les photographies des morts qui sont morts sans comprendre. Elle voudrait pleurer comme on pleure les morts dans un monde sensé, mais elle ne le peut pas. Rien n’est comme d’habitude à cinq heures du soir.
Christine ne pleure pas, mais elle ne peut quitter ces images des yeux. Tout comme moi. Qui reste plantée devant l’écran jusqu’à trois heures du matin. A mater, comme on mate un porno, un avion pénétrer une tour, dis pas ça.
À cinq heures du soir, l’équivoque accointance entre l’horreur et la fascination est devenue, pour des milliards de téléspectateurs, une évidence à laquelle ils ne peuvent se soustraire, dis pas ça. Comme ils ne peuvent se soustraire à cette autre évidence : la télé, si elle souhaite produire des images mondiales, se doit de produire des images d’horreur, dis pas ça, de temps en temps, à petites doses.
L’image de désastre regardée par des milliards de téléspectateurs à cinq heures du soir revient en boucle sur l’écran, et nos réflexes mentaux en boucle dans nos cerveaux.
Malgré la formation qu’on nous donne en vue de considérer constamment le monde sous ses plus effroyables aspects, nous sommes pris de court. Pétrifiés. État mental zéro. Notre formation continue serait-elle ratée ? dis pas ça.
État mental zéro. L’horreur a ce pouvoir. Dieu merci, les experts en pensée pensent à notre place.
La première pensée des experts en pensée est celle-ci. Il s’agit du premier épisode mondial de la guerre, longuement préparée, entre ceux qui aiment les images et ceux qui ne les aiment pas. Il s’agit, autrement dit, d’une guerre de religion. On dit que l’Ange Exterminateur a le nom d’un Arabe.
À cinq heures du soir, l’enfant annonce à ses parents que plus tard il deviendra pompier. Ceux-ci se réjouissent car cette profession est promise au plus bel avenir. Flic n’est pas mal non plus.
À cinq heures du soir, le marché de l’horreur fusionne avec celui des armes. Les actions montent en flèche, des deux côtés.
Le ciel bleu sur nous peut s’effondrer, et la terre sur nous peut s’écrouler, que m’impo-orte si tu m’ai-aimes, je me... Mais qui ose chanter des inepties pareilles ?
À cinq heures du soir, le marché de la guerre de religion fusionne avec le marché de la guerre économique, ça va saigner. Et ma vie dans tout ça ? dis pas ça.
Ma sœur, par téléphone, me donne deux conseils : 1- ne pas aller dans les grands magasins ou la menace terroriste est toujours à craindre, 2- cesser d’écrire des romans ou les pulsions terroristes de soi-même sur soi-même (pour cracher des secrets qu’on ignore) sont toujours à redouter. Ses sentiments sont purs.
Mais tels ne sont pas les sentiments des milliards de téléspectateurs qui regardent l’image de désastre à cinq heures du soir.
L’embêtant, en effet, pour la pureté des sentiments des milliards de téléspectateurs qui regardent l’image de désastre à cinq heures du soir, c’est que le pays victime est aussi celui qui domine le monde, dis pas ça.
L’embêtant, pour la pureté des opinions des milliards de téléspectateurs qui regardent l’image de désastre à cinq heures du soir, c’est que le pays qui domine le monde justifie à présent son pouvoir avec des arguments de victime, dis pas ça.
À cinq heures du soir, le pays victime qui domine le monde désigne la peur comme le meilleur instrument pour dominer le monde. La peur. Et son corollaire la folie de la sécurité.
La peur et la sécurité marchent la main dans la main, déclare le Président du pays victime qui domine le monde à cinq heures du soir. Le slogan est repris par d’autres Présidents et jeté dans la fosse à conneries (qui est pleine à ras bord). Et ma vie dans tout ça ? dis pas ça.
À cinq heures du soir, le présentateur de télé déclare que la cause du pays victime qui domine le monde est notre cause à tous.
Le lendemain matin, reprenant mes esprits et ma mauvaise humeur, je pose à B. cette question : la communauté des téléspectateurs constitue-t-elle véritablement une communauté ? la mienne ? la nôtre ? Répond, c’est urgent. Si tu dis oui, je me jette par la fenêtre. Et pour lui faire peur, j’ouvre en grand la fenêtre. Tiens, dis-je, il fait beau.

© Lydie Salvayre, 11 septembre 2002
6 février 2005
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