Les Effarés

Ils habitent des cités qui font, sur le pourtour des villes, comme des taches de boue.
Ils disent que l’Histoire, cette chienne, les a lâchés.
Ils pensent qu’ils ne sont rien. Des pantins agités par une main violente. Rien. L’ombre de l’ombre. Mais le jour, disent-ils, où ils vont se rattraper, ça va faire mal.
Ils veulent une vie rangée comme le linge des armoires.
Ils possèdent si peu qu’ils craignent constamment que ce peu leur soit pris.
Ils rentrent fourbus du chantier.
Mais cette fatigue a du bon. Elle leur permet de supporter ce que jamais ils n’auraient supporté du temps de leur vigueur.
Ils retournent en haine tout le mal qu’on leur fait.
Certains accusent de leur sort les délinquants de leur immeuble. Peut-être ainsi s’accusent-ils eux-mêmes de ce qu’ils ont été, de ce qu’ils sont encore.
Ils rêvent de jouir de la considération de messieurs les notables, mais jamais messieurs les notables ne leur accordent cette grâce, jamais.
Ils se grisent à l’idée que, depuis quelques jours, ils sont en nombre fort, eux qui se croyaient seuls et oubliés du monde.
Ils ont une colère vieille de quelques siècles. Une humiliation inversée. Et qui monte.
Régulièrement, ils rêvent de se soumettre à un chef qui dirait bien mieux qu’eux la colère qu’ils portent. Un chef, un vrai, la mâchoire carrée et le torse arrogant, un qui en aurait nom de Dieu, un prompt à la castagne, un madré, un virulent, un qui torcherait d’entrée les bureaucrates, ces parasites, un qui fulminerait contre les corrompus qui détournent l’argent du bon peuple, un qui leur donnerait un permis d’exister, un permis bien français, ça va de soi, un qui lancerait ses foudres avec des mots massifs et sans ces finasseries rhétoriques bonnes pour les pédés et les poètes, un qui mettrait de l’ordre dans ce foutoir sacré bon Dieu, un qui ouvrirait sa gueule et qui montrerait ses crocs et sa bave et sa haine, un pitbull ça vous défend quand même mieux qu’un caniche, non ?
Le Pen, précisément, s’adresse à eux qui brûlent de prendre une revanche qui les fera enfin sortir de l’ombre, et leur parle une langue ajustée aux instincts bien plus qu’à la raison, avec des ronflements et des rodomontades et quatre certitudes beuglées emphatiquement.
Il s’adresse à eux, qu’on dit simples et faciles à berner, et comme s’il prenait du plaisir à les voir s’enrager, il leur jette des mots pour exciter la haine, car la haine c’est mieux que rien, ça fait bouger le sang qui gît, ça réveille un cœur mort, ça vous dope il faut voir.
A eux qui vivent dans un constant effarement et attendent un prophète tout entouré de flics, il offre de veiller au bon ordre moral, commençons leur dit-il par l’éradication des parasites, pas besoin, n’est-ce pas, de les nommer.
C’est vers ceux-là, les effarés, que je me tourne, avec le sentiment d’une communication sans garantie, mais pour laquelle je me sens, étrangement, mandatée. Je leur dis dans le désordre et comme je le peux : que la détestation n’a jamais fortifié un cœur, et le mépris jamais relevé une vie. Je leur dis : souvenez-vous des cris qui montaient des caves en 1943. Je leur dis : donner votre voix à ce porc c’est militer à votre perte, c’est travailler à votre mort. Retrouvez, par pitié, un peu de sens commun, car c’est la ruine que cet ignoble vous propose, la destruction de ce qui compte, l’offense à tout sens humain. Car c’est la haine qu’il vous offre pour programme, des crachats pour paroles, la Mort pour Muse, et pour couple modèle le facho et sa proie.
Puis je me tourne vers les belles âmes, que nous sommes. Dans La Cave, Thomas Bernhard raconte ceci : un jour où il marche le long de la Reichenhaller Strasse, une rue bourgeoise de Salzbourg, il fait soudain un demi-tour qui va décider de sa vie. Il se dirige alors vers la cité de Scherzhauserfeld dont il ignore tout, dont tout le monde ignore tout, sinon qu’elle est la terreur absolue de la ville, et sa honte. Il va découvrir la cité, s’y rendre utile et rencontrer des gens qui sont faits comme lui. Dès lors, il ne cessera de se réjouir d’avoir opéré un demi-tour décisif vers la cité maudite.
Et si, à défaut de déplacer le ciel, nous faisions simplement ce demi-tour ?

© Lydie Salvayre
source : dossier Le Monde des Livres, ”Le sens d’un vote“, 3 mai 2002

6 février 2005
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