Dominique Dussidour | tirer, écrit-elle

tirer, écrit-elle en 1961

tirer sur tous les hommes
les petits
les grands
les hommes importants
les gros
les hommes
mon frère
la société
l’église
le couvent
l’école
ma famille
ma mère
tous les hommes
Papa
moi-même
les hommes

pourquoi elle tire ?
parce que cela l’amuse et la fait se sentir bien
elle tire parce que
elle est fascinée
de voir comment le tableau saigne et meurt

elle tire sur le patriarche

les avatars disent qu’il renaît à l’instant où elle tire, il s’éteignait, mieux aurait valu le laisser mourir de sa belle mort mais la belle mort d’un patriarche on se méfie de l’adjectif, mourir de sa mort à lui on se méfie autant, on a été à lui, on lui a appartenu, on serait du nombre, sa mort naturelle nous emporterait

tirer, écrit-elle
et elle tire pendant dix années
de 1962 à 1972

elle colle des tubes, des poignées de plâtre, des clous, des boutons, des roues, des figurines, de la filasse, des petits objets de la guerre sur une planche de bois qui mesure deux mètres cinquante et un sur un mètre soixante, quarante centimètres d’épaisseur

elle est la cow-boy de la peinture que je vois armer sa carabine dans un western sur les grands boulevards
la détente brille à son doigt comme un anneau d’or
elle vise le saloon, les rocheuses

elle peint ce qui la vise
elle tire sur ce qu’elle peint

moment magique
extase
pureté blanche, écrit-elle

je distingue les projectiles derrière l’écran de fumée

quand je sors de la salle obscure le patriarche s’installe dans ma jambe, il a un œil de verre, il porte une lampe électrique au milieu du front, son profil droit brûlé par un lance-flammes des Actualités Gaumont me coupe le sifflet

je ne le vois plus
je le revois

il est assis derrière un bureau, il respire, je tâtonne, il est savant, il veut m’enseigner la mort, pas la sienne, la mienne, je calcule nos distances, recule de trois pas, il a une voix grave quand il se taira tant pis je tire

je le perds de vue
il me retrouve

cette nuit ma jambe me conduit à l’aéroport où je prendrai l’avion pour Rome, la route n’est pas asphaltée, elle est boueuse comme s’il avait plu, argileuse, file entre les grands arbres qui sont des eucalyptus

les tubes de peinture éclatent
les couleurs jaillissent

rouge, jaune, bleu
le tableau pleure
le tableau est mort
elle tue le tableau
il renaît
guerre sans victimes, écrit-elle

guet-apens dans les cactus

une victime quand même, ciblée, non identifiée
découverte plus tard au bout de la piste

je récuse chaque mot, voilà le tableau
je les somme

je tire sur la jambe avec laquelle je n’écris pas
je claudique
j’écris d’une jambe


La Mort du patriarche a été peint par Niki de Saint Phalle en 1962.

On peut le voir à l’exposition « Le Nouveau Réalisme » qui se tient au Grand Palais, Paris, du 28 mars au 2 juillet 2007. On y verra également l’artiste tirer dans le film Daddy qu’elle a écrit et réalisé en collaboration avec Peter Whitehead en 1972. Le texte sans titre « j’ai tiré sur… » figure dans le catalogue de l’exposition.

3 mai 2007
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