Duras | De la mendiante à Christine V... (2), par Aliette Armel

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L’abandon de la mère et celui de l’enfant

Dans Le Vice-Consul, la complexité de cette relation entre mère et enfant se déploie à travers les âges, les classes sociales et les générations. La scène originaire, celle de l’arrivée de la mendiante dans la cour de la maison de Vinh Long, est le point de convergence, l’espace de la rencontre entre le souvenir et la littérature, entre la mendiante et l’enfant blanche, entre la mère, l’enfant et le petit-enfant. Dans « cette lumière crépusculaire des choses qui doivent s’achever et d’autres recommencer », c’est le moment crucial où les choses enfin « se font ». Peu avant son accouchement, la jeune fille chassée de son village avait encore évoqué sa mère, « sale femme, cause de tout », et l’imprécation qu’elle avait lancée alors résonne de sens inattendus : « Je te rendrai cet enfant et toi tu le prendras, je le jetterai vers toi et moi je me sauverai pour toujours. » Pour accomplir « l’abandon définitif de la mère », pour ne plus être poursuivie par le désir du retour au village natal, pour cesser d’appeler la mère et ne plus se réfugier dans « le recommencement de l’irresponsabilité », pour renoncer à l’amour que la mère, obstinément, lui refuse, la jeune fille devenue femme doit d’abord rendre à sa mère le premier de ses enfants, celui qui a été rejeté en même temps qu’elle. Pour que la fille puisse accomplir son destin, il faut que la mère reçoive l’enfant, accepte la transformation de la fille en mère, le passage des générations. Le premier de ses enfants, la jeune femme ne peut, comme ceux qui suivront, le laisser au bord du chemin, l’oublier. Elle ne s’autorise pas encore à être « oublieuse de ses enfants » pour pouvoir survivre. Car dans ce monde où la seule question est « manger quoi ? », il n’y a aucune part de nourriture pour l’enfant. C’est monstrueux, scandaleux, cela suscite la colère et les coups de feu du Vice-Consul, mais « c’est » : « Ce que refuse le Vice-Consul, c’est l’existence de choses comme ça, cette petite affamée, animale, qui marche dans les marécages de la Birmanie. [...] Quand il tire contre les lépreux, il tire contre la petite, il tire contre l’injustice même, contre la vie. » C’est par la mendiante que le Vice-Consul devient le personnage attendu par Marguerite Duras pour faire exister son livre, c’est par elle que son geste inexplicable prend un sens, celui que toute enquête psychologique commanditée par sa hiérarchie, toute remontée vers l’enfance échoue à faire apparaître. Il ne peut supporter ce que découvre son regard, l’absolu de la misère : la famine, la lèpre, la folie des errants, l’abandon des enfants et l’impossibilité de l’amour. « Le vice-consul a un regard difficile à supporter. On dirait qu’il attend de la douceur et peut-être de l’amour. Qu’ils viennent. De l’enchevêtrement, de la confusion de toutes les douleurs », afin qu’ensuite il puisse dire, comme une des voix d’India Song : « Je vous aime jusqu’à ne plus voir, ne plus entendre mourir. »
La mendiante elle, accepte, la loi de la vie. Le seul moment où elle échappe à cet état d’absence que Marguerite Duras prête à tous ses personnages féminins, où elle cesse de dormir, d’oublier, de subir comme en ne sentant rien, c’est lorsqu’elle approche de Vinh Long. Elle voit une mère, blanche, donc riche, accompagnée de son enfant et « l’intelligence revient à la jeune fille, ruse, habileté, elle flaire sa chance ». Une mère remplace l’autre, celle du marché de Vinh Long prend la place de celle du marché de Tonlé Sap. La jeune fille peut donner son enfant et repartir, devenir « la mendiante », atteindre un état à la limite de l’inhumain, « sale comme la nature même » et croquant la tête des poissons crus au sortir de la rivière. Et pour la première fois, l’enfant blanche est celle par laquelle « Dieu existe » : les portes s’ouvrent, les destins s’accomplissent, les choses « se font » dans la seule réalité sur laquelle elle a prise, celle de l’écrit. « L’enfant blanche de la dame veut, Dieu veut. Donnée. Et prise. C’est fait. » Sans amour ni tendresse, au-delà de toute justification.

Pour en finir avec le jugement

Du Barrage contre le Pacifique au Vice-Consul, un pas a été franchi : la jeune fille ne justifie plus moralement l’abandon de son enfant. L’impossibilité matérielle suffit. Dans Barrage contre le Pacifique, « elle disait [à la mère] qu’elle aimait tellement son enfant qu’elle avait fait trente-cinq kilomètres en marchant sur la pointe du pied malade pour venir la lui apporter ». Dans Le Vice-Consul, « Dieu veut », les critères ordinaires du jugement sont abolis et la mendiante rejoint Christine V. dans « la monstruosité de l’innocence », l’absence de tout sentiment de culpabilité : « La justice paraît insuffisante, lointaine, inutile même, elle devient superfétatoire du moment qu’elle est rendue. Pourquoi la rendre ? Elle cache. Plus que le secret, elle cache. Elle cache l’horizon du crime et, disons le mot, son esprit. Le mouvement de l’intelligence défait l’ordre judiciaire. » Vingt ans après Le Vice-Consul, Marguerite Duras justifie ainsi son article sur Christine Villemin. Elle prétend l’absoudre du meurtre de son enfant après l’en avoir, de sa propre autorité et selon le seul « mouvement de l’intelligence » déclarée coupable. Elle déclenche alors la haine, la condamnation des lecteurs de Libération, et l’admiration que son œuvre continue néanmoins à susciter s’énonce toujours « en dépit » de ses errements, parmi lesquels l’article sur Christine Villemin est le plus souvent et violemment condamné [1].
De la mendiante à Christine V., une frontière a été franchie, rendant insoutenable et inaudible le propos, en lui-même déjà difficile à admettre et à entendre : la violence qui peut bouleverser les rapports entre mère et enfant, la mort et la folie qui rôdent autour des femmes prisonnières de ce que Marguerite Duras définit comme leur condition. La mendiante entrée dans la cour de la maison de Marie Donnadieu à Vinh Long, Elisabeth Striedter, la jeune femme rencontrée à Saïgon qui a inspiré le personnage d’Anne-Marie Stretter, sont, tout au long de leur vie, demeurées cachées de tous. Elles n’ont existé qu’en tant que personnages, même si Marguerite Duras s’est livrée, pour elles comme pour d’autres, à l’examen autobiographique des circonstances, révélant les sources de l’écrit. La littérature n’a jamais envahi leur vie, n’en a pas modifié le cours. Au contraire, Christine Villemin a été directement atteinte par le mythe que Marguerite Duras a construit autour d’elle. Devenue un auteur à succès, celle par laquelle, enfant déjà, « Dieu existait », écrit à propos de Christine V. : « Je ne vois qu’elle au centre du monde quant à moi et ne relevant que du temps et de Dieu. Par Dieu je n’entends rien. » Elle affirme sa toute-puissance, s’arroge le droit d’entraîner ceux qui passent à côté d’elle dans son univers où la confusion devient totale entre réalité et vision fantasmée. « Elle écrit, MD, elle écrit. MD, c’est ça et rien d’autre. » Cette litanie revient sans cesse dans ses entretiens et même dans ses textes, lorsque, à partir de 1980, elle cherche à s’emparer de plus en plus directement par l’écriture de ce qu’elle vit. Ce qui « se fait » par elle et autour d’elle se vit dans l’écrit. La moindre parole échangée avec elle, le moindre incident peut prendre des dimensions d’épopée. « Ca fait du mal un écrivain ! C’est intenable ! », affirme-t-elle. Et elle se compare à Anne-Marie Stretter « donneuse de mort », qui ne peut s’empêcher de faire le mal et porte « ces messages-là à travers le monde : l’invivable de la vie », cet invivable dont la mendiante est, elle aussi, l’incarnation.
Le jeune homme qui frappe à la porte de l’appartement de Marguerite Duras à Trouville, pendant l’été 80, devient dans ses livres Yann Andréa et même Yann Andréa Steiner : de son côté, Yann Andréa écrit et publie M.D. Mais lorsqu’elle prétend transformer, sans son consentement, Christine Villemin en Christine V., Marguerite Duras provoque une indignation à la mesure du préjudice causé à cette femme sur laquelle elle fait peser d’insoutenables soupçons. Elle la prend en otage d’une démonstration qui, sortie du contexte esthétique du Vice-Consul et d’India Song, devient aussi intolérable que le « passage à l’acte » de l’infanticide. Ce qui dans l’écrit, et dans l’écrit seul, « se fait » en dehors de toute démonstration et de tout jugement, révèle ce qui se joue au plus profond de l’humain, ce qui ne peut ni s’avouer ni s’accepter dans un cadre ordinaire. L’œuvre littéraire et artistique a le pouvoir d’émouvoir avec ce qui, dans la réalité, produit destruction, haine et morts. Elle engendre ainsi questionnement, doutes, prises de conscience. Mais lorsque la frontière entre l’œuvre et la vie devient trop poreuse, les faits évoqués, en apparence de même nature, changent de statut, apparaissent comme des révélations scandaleuses, et leur évocation comme une atteinte à la vie privée, une intrusion inadmissible dans une procédure en cours. La violence des relations entre les êtres, jusqu’au cœur des familles, entre hommes et femmes, mais aussi entre parents et enfants, les désastres causés, à travers le monde, par la misère et les longues cohortes d’errants aux frontières, envahissent sans relâche, les médias. En voulant faire office de journaliste avec les armes de l’écrivain, Marguerite Duras a transformé la fascination en détestation et le pouvoir d’envoûtement et de révélation en parodie. Ce qui pouvait affleurer en sourdine, venu de l’inconscient de lecteur, dans l’espace entre musique et silence, entre l’esthétique des images et l’horreur décrite par les mots, dans les intervalles marqués par la scansion des voix dans Le Vice-Consul ou India Song, est écrasé par le poids de l’affirmation et de la certitude émanant de la chronique judiciaire sur Christine V. et par le tumulte qui entoure sa parution.

« Oh ! le Nénuphar/Qui fleurit dans la mare/Pleine de boue/Et d’herbes/Semble bien bizarre, mais/C’est une fleur qui m’émerveille/Au bon matin, les abeilles le réveillent/Oh ! le Nénuphar/S’il était son propre maître... ». Ainsi chante la mendiante. Marguerite Duras a gardé dans ses archives la traduction de la complainte laotienne comme preuve matérielle de l’existence de ce personnage sauvage et effrayant dont le chant simple et lancinant accompagne le plan inaugural d’India Song. La lumière monte comme au premier matin du monde, le chant de Savannakhet fait résonner la mélodie de l’enfance et de l’origine. Laideur du corps chauve qui reste invisible. Subtile modulation du chant qui s’inscrit dans la partition d’India Song et devient, comme toute musique, figure savante. La mendiante, « l’innocence et le malheur toujours survivant du monde », ne peut se réduire à la difformité de son corps, à la beauté de son chant, à la légèreté de son rire, à la monstruosité de l’abandon de ses enfants. Elle est ambivalente comme toute chose et tout être dans l’univers de Marguerite Duras : elle dénonce « cette époque noire de la terre, [...la] soumission aux forces blanches de centaines de millions d’individus » en suivant de sa caméra le mouvement lent de la marche d’Anne-Marie Stretter dans l’hôtel des Rothschild à la poésie crépusculaire. N’y a-t-il que les sociétés coloniales pour esthétiser le malheur et proclamer, comme une voix d’India Song, « C’est beau, des jambes de femme, ici, plantées dans cette horreur. Vous ne trouvez pas ? » ou pour formuler cette interrogation : « Est-ce tuer que de tuer des lépreux ou des chiens ? » La mendiante est là. Elle existe par son chant, par le récit de son épopée. Peter Morgan l’écrivain, « voudrait ne lui donner d’existence que dans celui qui la regarderait vivre. Elle, elle ne ressent rien » pour que d’autres, les lecteurs, les spectateurs laissent monter en eux les sensations, les tourments et les tumultes, la révolte des mères et l’impuissance des amants, pour qu’ils soient « poignardés par l’absolu du malheur » et l’injustice éternelle qui transforme les exclus de la misère en errants, en sans papiers, en « sans rien » d’un monde qui n’en finit pas « de courir à sa perte ».

Aliette Armel.


L’article De la mendiante à Christine V., les errances féminines de Marguerite Duras a fait l’objet d’une communication à la journée d’agrégation Marguerite Duras organisée par Bernard Alazet et Evelyne Grossman (Université Paris 7 - Denis Diderot & Université Paris 3 - Sorbonne nouvelle) le vendredi 25 novembre 2005.

Aliette Armel a réalisé le dossier « Marguerite Duras » du Magazine littéraire en 1990, avec un grand entretien avec l’auteur.
Dans l’Encyclopaedia Universalis, elle est l’auteur de l’article biographique (dans ses deux versions, 1993 et 1996) et de l’article sur Le ravissement de Lol V. Stein.
Dans la revue Pages en 1998, elle a publié l’article « Marguerite Duras, L’image dans le jeu autobiographique ».
En mars 1998, elle a coordonné l’hommage de la NRF (et écrit l’article « Marguerite Duras et le cinéma »).
Elle a participé à de nombreux colloques sur Marguerite Duras (Cerisy, 1993 ; Faculté des lettres de l’Institut catholique, 1997 ; Bibliothèque nationale, 1998 et 2000).
Pour le colloque de l’Institut catholique en 1997, elle a présenté la maquette d’un documentaire réalisé par Alain Guillon : Duras et l’absence de Dieu (avec des interventions de Dionys Mascolo, Michaël Lonsdale et Sylvie Germain).
Elle est intervenue à plusieurs reprises à l’occasion de projections et de représentations d’œuvres de Marguerite Duras : India Song (Université de Fribourg, Suisse, 1991), Agatha (Théâtre du Pavé, Toulouse, 1991), Le Square, mise en scène de Max Eyrolles (Limoges, 2003). Ces représentations du Square ont été précédées d’une conférence intitulée « « Et de temps en temps nous trouvons à nous parler ». Le Square ou l’art de la conversation selon Marguerite Duras. »
Pour un hommage à Marguerite Duras, au Moulin à vapeur d’Olivet en 2002, elle a écrit un montage de textes, Marguerite Duras : Bribes de vie, fragments d’écrits, qu’elle a lu en scène avec le comédien Yves-Jacques Bouin.

6 mars 2006
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[1On trouve par exemple cette mise en garde dans la première page de la partie du site du ministère des Affaires étrangères consacré à un des auteurs français les plus connus à l’étranger : « Tout ce qu’elle sent, elle l’écrit en enfilant les syllabes comme un artiste des perles. C’est avec l’oreille, plus encore qu’avec les yeux, qu’il faut lire ses livres ou voir ses films. On ne s’étonnera pas qu’elle accouple "Hiroshima" avec "mon amour", ni qu’elle ose proclamer "sublime, forcément sublime" le meurtre d’un enfant retrouvé noyé dans une rivière des Vosges - un fait divers qui fit couler beaucoup d’encre dans les années 80 - et que, sur des présomptions plus littéraires que juridiques, elle désigne abusivement la mère, Christine Vuillemin, comme la meurtrière. »