Duras | De la mendiante à Christine V, les errances féminines de M. Duras, par Aliette Armel
Aliette Armel est critique littéraire et écrivain. Elle a publié deux romans, Le Voyage de Bilqîs (éd. Autrement, 2002) et Le Disparu de Salonique (éd. du Passage, 2005). Elle est aussi la biographe de Michel Leiris (Fayard, 1997) et elle travaille sur Marguerite Duras depuis 1985.
Elle lui a consacré deux livres : Marguerite Duras et l’autobiographie (Castor Astral, 1re édition, 1990 ; 2e édition, 1996) et Marguerite Duras les trois lieux de l’écrit, avec des photographies d’Alain Guillon (éditions Christian Pirot, 1998).
Lire la bibliographie complète en fin de deuxième partie de cet article.
Participation d’Aliette Armel à l’actualité Duras 2005-2006 :
Article dans le numéro de la revue Europe consacré à Marguerite Duras : « Marguerite Duras, personnage d’Enrique Vila-Matas », janvier 2006.
Participation à l’hommage de France-Culture à Marguerite Duras, dans le cadre de l’émission d’Alain Veinstein, Du jour au lendemain, vendredi 3 mars à 22h30.
Participation à l’hommage rendu à Marguerite Duras par l’Institut français de Madrid, le 16 mars 2006.
Coordination du dossier Marguerite Duras dans Le Magazine littéraire d’avril 2006.
Conférence introductive pour la soirée « Marguerite Duras » organisée par Le Magazine littéraire à la Bibliothèque nationale de France, le mercredi 26 avril à 18 h 30, dans le Grand Auditorium du site François Mitterrand.
« C’est une femme. Elle est chauve, une bonzesse sale. Elle agite le bras, elle rit [...] Elle est folle. Son sourire ne trompe pas » et elle chante toujours, en répétant un nom, Battambang, celui d’une petite ville du Cambodge près du lac Tonlé Sap. Pendant dix ans, elle poursuit son errance, du nord vers le sud, puis de l’est vers l’ouest, des rives du Mékong au delta du Gange, des montagnes bleues de Pursat à l’Inde où les eaux ne charrient plus que des morts, en passant par la plaine des Oiseaux, au Vietnam et en traversant la Birmanie. De fleuve en fleuve, de montagnes en plaines marécageuses, par Mandalay, Prome et Bassein, elle est arrivée à Calcutta, ville de la chaleur écrasante et de la lumière crépusculaire, de la douleur et de l’ennui, des lépreux et des hommes et femmes vêtus de ce blanc qui est aussi la couleur de leur peau. Elle se glisse dans les jardins de l’ambassade de France à Calcutta, puis dans ceux de l’hôtel Prince of Wales, sur une île salubre des bouches du Gange. Elle guette la nourriture et l’eau que fait déposer pour les mendiants Anne-Marie Stretter, la femme de l’ambassadeur. Elle marche, elle dort et elle chante, le chant de Battambang qui devient celui de Savannakhet [1], ce village des rives du Mékong dont le seul nom fait rêver.
C’est de Savannakhet qu’est venue Anne-Marie Stretter, autrefois Anna-Maria Guardi. Originaire de Venise, elle y a commencé une carrière de pianiste. Puis, elle est partie au Laos, avec un administrateur général, auquel l’a enlevée un ambassadeur, Monsieur Stretter, un homme beaucoup plus âgé qu’elle. Portée par les circonstances, elle l’a suivi, sans vraiment en faire le choix : « À Calcutta on ne sait pas encore aujourd’hui si elle était reléguée au fond de la honte ou de la douleur à Savannakhet lorsqu’il l’a trouvée. Non, on n’a jamais su. » « Reléguée », c’est ce mot qui la qualifie à Savannakhet. Elle était mise à l’écart, exclue de son univers de bienséance et de richesse. Elle était celle qu’on ne voit plus, qu’on ne fréquente plus, dont on ne parle plus qu’à voix basse, comme la mendiante qui reste invisible aux yeux des passants. De Savannakhet à Calcutta, Anne-Marie Stretter erre à la suite de son mari, de poste en poste, pendant dix-sept ans.
À Calcutta, deux errances se croisent, celles de deux femmes qu’en apparence tout oppose, mais dont l’une est comme l’image noire de l’autre, son versant laid, pauvre et affamé, qui réveille la conscience et suscite l’effroi. Ce sont les « deux femmes du Gange » et lorsqu’elles échangent un regard, l’une cachée dans la pénombre, derrière un buisson du parc, l’autre debout dans la lumière, sur la terrasse de l’ambassade, elles se reconnaissent, sans éprouver aucune crainte, alors que l’une comme l’autre font peur, de manière différente et là encore opposée, l’une par trop de laideur et l’autre par trop d’insaisissable beauté.
Cette rencontre n’a pas eu lieu dans la réalité de l’Inde coloniale, mais dans un livre, Le Vice-Consul, et dans un film, India Song. Le lieu de cette rencontre, c’est la « chambre noire de l’écrit », creuset de l’alchimie complexe, entre mémoire et oubli, entre souvenir et imaginaire, qui nourrit les textes de Marguerite Duras. Lorsqu’elle entreprend de raconter l’histoire du Vice-Consul qui, à Lahore, tirait sur les lépreux, Marguerite Duras retourne, d’une autre manière que dans Barrage contre le Pacifique, aux sources de son adolescence, à cette période où, dans l’Indochine coloniale, Marguerite Donnadieu a croisé la mendiante et Elisabeth Striedter (devenue dans l’œuvre Anne-Marie Stretter), ce moment de sa vie où s’est construite son approche du monde dans le rejet de la mère, dans l’ambivalence d’une fascination et d’une condamnation des mœurs coloniales, dans une naissance à l’amour marquée par les différences entre les classes sociales et un trouble rapport à l’argent.
C’est « la mendiante qui a fait le Vice-Consul »
C’est « la mendiante qui a fait le Vice-Consul », a déclaré Marguerite Duras. L’écriture de ce livre, Marguerite Duras l’a abandonnée à plusieurs reprises, et pendant une de ces périodes où le Vice-Consul lui échappait, elle a écrit Le Ravissement de Lol V. Stein. Dans un disque enregistré chez Auvidis pour les Alliances françaises [2], elle a expliqué comment l’introduction du personnage de la mendiante dans l’histoire d’Anne-Marie Stretter et du Vice-Consul lui a permis de sortir de l’impossibilité, d’écrire enfin le livre, après une longue bataille avec le souvenir.
Lorsqu’elle avait une dizaine d’années, Marguerite Donnadieu vivait en Cochinchine où elle était née. Sa mère dirigeait l’école de filles de Vinh Long [3], c’est entre 1925 et 1928 que Marguerite Donnadieu a rencontré la mendiante et entendu parlé d’Elisabeth Striedter. À leur retour après un séjour en France de 1922 à 1924, Marie Donnadieu avait obtenu un poste à Vinh Long. Elle sera ensuite nommée à Sadec (octobre 1928) dans la plaine des Oiseaux, au bord du Mékong. L’achat de la fameuse concession de Prey-Nop, au sud du Cambodge, date de juillet 1927.]], dans le delta du Mékong. Un jour, une mendiante est arrivée. Elle était blessée à la jambe et portait un enfant auquel la malnutrition ne permettait pas de donner d’âge. La mère a recueilli la petite fille, et donné de l’argent à la mendiante qui est repartie vers le nord. Quelques jours plus tard, la mort de l’enfant a été « une horreur » pour Marguerite Donnadieu, comme la mendiante avait été la source d’un effroi que les années n’ont pas effacé : « Cette femme, dit Marguerite Duras, aux différents âges de ma vie, je l’ai vue, car je pense être sincère quand je dis que j’y ai toujours pensé depuis... » Apparu dans Barrage contre le Pacifique, ce souvenir s’est imposé à nouveau alors que Marguerite Duras cherchait à structurer l’histoire du Vice-Consul. Elle réécrit l’histoire de la mendiante : « La chose est complètement faite, explique-t-elle dans le disque enregistré en 1964, elle est complètement sincère et je vais très certainement être obligée de la rejeter du roman que j’écris. Je pense que tout en ayant été très prévenue contre la difficulté qu’éprouve un écrivain à intégrer dans une œuvre un souvenir réel, je n’ai pas évité l’écueil. J’en suis passé par une sorte de réalisme personnel qui fait que cette chose vécue me paraît totalement étrangère à la littérature que je fais d’habitude. » La difficulté qu’elle évoque ici, c’est la transformation d’une personne en personnage, le passage de la réalité au mythe, le travail de l’imaginaire qui extirpe le vécu du carcan d’une fausse fidélité aux êtres et aux choses, tels qu’ils étaient censés exister dans une vie antérieure à celle du livre.
Elle exprime l’impasse dans laquelle elle se trouve, ouvertement, dans la solitude d’un studio vide, sans journaliste. Elle profère son monologue intérieur à l’adresse d’un public anonyme. Et quelques jours plus tard, elle trouve la solution [4]. La première phrase du livre est écrite. « Elle marche, écrit Peter Morgan. » Les premiers chapitres reconstituent l’itinéraire de la mendiante, tel que le voit Peter Morgan, écrivain anglais vivant à Calcutta, double masculin de l’auteure. Comme Marguerite Duras, il part de la réalité vécue pour la transmuer en littérature. La silhouette sombre qui hante les jardins de la résidence des Stretter en chantant d’une voix frêle devient l’héroïne d’un périple digne d’une épopée : des centaines de kilomètres la sépare de son point de départ, elle marche avec un pied purulent, elle survit à toutes les maladies et à toutes les misères. Elle est « la » mendiante mais aussi l’enfant victime d’une mère terrifiante, l’adolescente rejetée, la jeune fille que les hommes s’approprient et qui se bat, à sa manière, pour survivre à l’injustice de son destin.
Elle est aussi celle qui échoue à devenir mère, celle qui abandonne ses enfants, qui les vend, les oublie au bord du chemin, dans cette Asie, « gouffre d’indifférence dans lequel tout est noyé ». Comme dans l’Europe des temps reculés, les femmes accouchent de nombreux bébés avant de pouvoir élever un enfant. « Lors d’une promenade en barque sur le fleuve, écrit Pierre Lartigue [5], [Adhémard Leclere] voit le petit corps d’un enfant mâle qui flotte à la surface de l’eau. La tête roule, s’élève et se balance, à croire qu’elle va se séparer du tronc. Le bout d’une rame le touche sans que celui qui la manœuvre fasse mine de s’en apercevoir. Lorsque Adhémard Leclere se retourne pour voir si la tête s’est détachée, une barque qui les suit passe par-dessus et l’écarte sans que personne n’y prête attention, sauf une petite fille qui est à bord... Et lorsqu’au retour ils repassent par là, la petite tête flotte encore dans le remous des barques qui défilent et la frôlent. Il va photographier la pagode et s’étonne de ne plus penser à cette scène si peu de temps après, mais en écrivant, le soir, l’image lui revient du corps « attaqué par les poissons qui le becquettent » ». Pierre Lartigue, voyageur dans le Cambodge de 2003, rapporte un souvenir noté en 1886 par Adhémard Leclere, administrateur colonial. Quarante ans avant, soixante-dix ans après la rencontre de Marguerite Duras avec la mendiante, les fleuves de l’Asie charrient les mêmes visions dont les enfants sont à la fois victimes et témoins. La petite fille qui, chez Adhémard Leclere, est la seule, avec le colon, à remarquer le cadavre flottant, fait écho à l’enfant de la femme blanche qui, dans Le Vice-Consul, « regarde la petite fille [de la mendiante] comme elle regarderait quoi ? mais quoi ? » et dont la résolution convainc la mère de faire entrer la jeune femme dans la propriété : « La petite fille blanche est là : Dieu existe. » Grâce à elle, la misère du monde est prise en compte, « la chose est faite » : la mendiante et son enfant pénètrent dans le poste blanc. C’est ce même mouvement, le seul par lequel « Dieu existe », qui guide l’écrivain du Vice-Consul, Peter Morgan. Il « désire prendre la douleur de Calcutta, s’y jeter, que ce soit fait, et que son ignorance cesse avec la douleur prise » et que se lève l’indifférence, celle des colons du XIXe et du XXe siècle, des hommes d’affaires, des touristes, et des spectateurs du journal de 20 heures au XXIe siècle. Il s’empare de l’histoire de la mendiante, il la reconstitue, l’invente, la décrit et à partir de ce récit, de cette entreprise tout autant littéraire que politique, le livre peut s’écrire. « Elle marche, écrit Peter Morgan. » et Le Vice-Consul échappe à l’impossibilité à laquelle était confrontée son auteure.
Partir, quitter la plaine
Le point de départ de l’errance, ce n’est pas directement la misère, mais la mère. La mère qui réapparaît dans le sommeil, « une trique à la main », la mère qui renie l’enfant sur le point de devenir mère, la mère impitoyable qui refuse de pardonner la faute d’une grossesse hors mariage au nom de principes qui, dans ce contexte, paraissent totalement absurdes : « mon devoir est envers les survivants qui un jour, eux, nous quitteront ». Elle force sa fille à partir, elle met sa vie en danger par souci de futurs survivants, dans un monde dont aucun lendemain n’est sûr, et elle leur reconnaît, à eux, la capacité à « quitter » le village. Le discours de la mère s’égare entre le « vous » et le « tu » : « prosternez-vous devant votre mère et va-t’en », s’écrie-t-elle. Son « vous » est-il une forme d’acceptation de l’enfant et le « tu » une manière de condamner définitivement sa fille ? Elle la chasse, impose sa marque sur ce départ : la jeune fille doit lutter contre le désir de reprendre le chemin du village natal et implore « une indication pour se perdre ».
Laisser la mère, quitter la plaine, longtemps Marguerite Donnadieu l’a rêvé. La mendiante, elle, « le fait ». Elle opère ce passage à l’acte que souligne dans les livres de Marguerite Duras l’emploi du verbe faire, isolé entre deux points, répété. Une première fois, elle quitte le village, suit encore les indications données par sa famille et se dirige vers le Sud, pendant que son corps se transforme. Elle perd ses cheveux, comme sous l’effet d’une malédiction, d’une déportation ou d’un bombardement. Marguerite Duras s’attarde sur la description des effets de la faim sur cette femme enceinte qui devient chauve puis se sent dévorée par l’enfant qu’elle porte : « elle écoute et entend le grignotement incessant dans le ventre qu’il décharne, il lui a mangé les cuisses, les bras, les joues, [...] tout, il prend petit à petit la place qu’elle occupait, cependant que sa faim à elle il ne l’a pas mangée ». Ce n’est pas le pélican qui s’ouvre les entrailles pour nourrir ses enfants. Ce n’est pas, à l’inverse, l’horreur de Saturne dévorant ses propres descendants ou celle d’Atrée servant à son frère Thyeste ses fils comme viande bouillie dans un chaudron. Mais c’est un constat qui échappe aux idées toutes faites sur l’amour maternel : le dévouement infini de la mère à ses enfants, l’abnégation, le don total n’ont rien de « naturel » et toutes les sociétés n’accordent pas à ces valeurs morales une égale importance. Elle décrit une réalité, celle qu’elle a observée dans la Cochinchine de son enfance et qui perdure dans les pays de la misère : l’errance de ceux qui ne parviennent plus à se nourrir là où ils sont nés, les enfants laissés au bord de la route quand ils ne sont pas vendus aux riches Européens, la faim, la maladie et la prostitution, pour les femmes, seul moyen de survie. Tant que l’exotisme met à distance, cette proclamation ne fait pas scandale.
« Regardez bien autour de vous : quand les femmes sont comme celle-ci, inattentives, oublieuses de leurs enfants, c’est qu’elles vivent dans la loi de l’homme, qu’elles chassent des images, que toutes leurs forces, elles s’en servent pour ne pas voir, survivre » : ce n’est pas à propos de la mendiante que Marguerite Duras a écrit cela. La femme dont il est question ici est Christine Villemin, mère du Petit Grégory, disparu dans les eaux de la Vologne. Marguerite Duras lui consacre, dans Libération, en juillet 1985, un article d’anthologie : la femme inculpée dans un fait divers devient un mythe durassien, Christine V., et les lecteurs interpellés dans leur quotidien sont invités à porter leur regard sur leur environnement le plus proche et ils ne supportent pas ce déplacement, cette abolition de la distance.
« Aucun homme au monde ne peut savoir ce qu’il en est pour une femme d’être prise par un homme qu’elle ne désire pas. La femme pénétrée sans désir est dans le meurtre. Le poids cadavérique de la jouissance virile au-dessus de son corps a le poids du meurtre qu’elle n’a pas la force de rendre : celui de la folie. » C’est de Christine V. qu’il est encore question ici. Mais cette analyse pourrait également s’appliquer à la mendiante. Les pêcheurs « cognent contre l’enfant, ce rat, il faudra bien qu’il sorte » : aucun instinct de meurtre ne s’éveille chez la jeune fille qui accepte, sans révolte, la prostitution, mais l’acte de soumission au désir masculin met directement l’enfant en danger de mort. Quant à Anne-Marie Stretter, pour échapper à la relégation de Savannakhet, elle accepte les étranges invitations que son mari fait en son nom. Des hommes vont avec elle dans l’hôtel des Iles et c’est là non pas qu’elle tue, mais qu’elle se tue. La condition faite aux femmes, d’un bout à l’autre de l’échelle sociale et dans la répétition obsédante de l’histoire est, pour Marguerite Duras, la cause de leur basculement dans la folie, folie du meurtre, du suicide, de l’hôpital psychiatrique, de Christine V., d’Anne-Marie Stretter, de Lol V. Stein. La mendiante, elle aussi, est considérée comme folle, mais sa folie lui permet de continuer à vivre, à marcher, à chanter, à partir.
Partir, c’est le rêve des femmes, celui que la mendiante réalise. Partir, c’est le désir que Marguerite Duras prête à Christine V. : « Comment sortir de devant cette colline nue [...], comment se retrouver enfin ailleurs pour toujours, même le temps d’une saison, loin du harcèlement quotidien le plus affreux, celui de la recherche du sens de tout cela. » L’absence de sens rendrait aussi invivable que la misère la plus noire, le quotidien de celles qui ne sont pas des femmes d’intérieur ni de bonnes mères et qui pourtant ont « tout subi, le mariage, la baise, l’enfant, la maison ». La mendiante « assume l’invivable ». Son pouvoir de résistance - à la marche sur des milliers de kilomètres et sous les déluges de la mousson, à la famine, à la prostitution, à la lèpre qui l’entoure - porte au paroxysme la capacité de l’humain à survivre dans l’horreur et lui donne sa dimension mythique. Mais pour pouvoir devenir ce mythe, elle doit en passer par l’abandon de l’enfant, comme Christine V. aurait pu « penser la mort de l’enfant pour se sortir de là ». « Ce n’est pas sûr. On peut imaginer la chose dans son principe. Dans son fait, on ne peut pas, c’est rigoureusement impossible. » La mendiante « l’a fait ». Christine Villemin l’a pensé. Elles ont en commun la « monstrueuse innocence » qu’Anne-Marie Stretter, cette bonne mère de trois enfants, ne partage pas et dont le manque l’emporte, elle, dans les eaux du Gange. Elles ont en commun ce caractère « sublime » qui permet de faire d’elles les représentantes de toutes les autres femmes reléguées dans leur solitude et dans la « matérialité de la matière ». Elles sont des archétypes des femmes qui résistent à leur condition selon une vision que Lacan, peut-être, aurait pu reconnaître comme il l’a fait du ravissement de Lol V. Stein : « Marguerite Duras s’avère savoir sans moi ce que j’enseigne. »
Ce que Marguerite Duras s’obstine à écrire, depuis la première apparition de la mendiante dans Barrage contre le Pacifique jusqu’à l’article scandaleux sur Christine Villemin, c’est qu’une « relation causale définitive [s’établit] entre la vie [de certaines femmes] et la disparition de leur enfant », que l’enfant peut être le meurtrier de sa mère et devenir sa victime, qu’il peut y avoir lutte à mort entre la mère et l’enfant, au lieu de cet instinct maternel évident et naturel dont Simone de Beauvoir a dénoncé le fondement dans Le Deuxième Sexe, en 1949, en démontrant qu’il s’appuie sur des préjugés et des stéréotypes : il n’est pas inné mais culturel. Marguerite Duras sort de l’abstraction la théorie de Simone de Beauvoir et du symbolique les meurtres entre générations dont la psychanalyse souligne l’existence et dont les tragédies se nourrissent. Elle prétend en trouver des exemples concrets, incarnés, dans l’Asie lointaine de son enfance mais aussi dans les faits divers dont chacun parle. Le scandale est à la mesure du tremblement qu’elle provoque chez ses lecteurs, du rejet suscité par les pulsions de violence et de meurtre qu’elle met en évidence.
Aliette Armel.
Lire la suite.
[1] Dans Le Vice-Consul, même si la géographie est déjà très fantaisiste, Marguerite Duras a un certain souci de vraisemblance : pour descendre jusqu’à Vinh Long, dans la plaine des Oiseaux, entre deux bras du Mékong (dans la zone de son delta, en bordure de la mer de Chine), là où se trouvait la concession de la mère de Marguerite Duras, à Prey Nop, la mendiante longe le lac Tonlé Sap au Cambodge, puis les bords du Mékong. Elle vient donc de Battambang, à quelques kilomètres du lac Tonlé Sap. C’est Anne-Marie Stretter qui vient de Savannakhet. À la fin du Vice-Consul, déjà, les lieux des origines, du chant de la mendiante, tentent à se confondre. Dans India Song, la mendiante vient elle aussi de Savannakhet.
[2] Marguerite Duras parle, série « Français de notre temps. Hommes d’aujourd’hui », sous le patronage de l’Alliance française. Réalisation sonore Hugues Desalle. Diffusion Adès. 33 tours.
[3] Selon la plus récente chronologie, établie par Jean Vallier pour les Cahiers de l’Herne (n°86, novembre 2005)
[4] « Huit jours plus tard, je trouvais comment en sortir » (Hubert Nyssen, Les Voies de l’écriture, Mercure de France, 1969, p. 133).
[5] Pierre Lartigue, Le Ciel dans l’eau Angkor, La Bibliothèque, 2005, p. 64-65.