Duras | La précision du hasard, par Dominique Hasselmann

(La souris va du recto au verso.)

Ce petit livre en 10/18 ne pouvait avoir disparu comme cela, en fumée, sans laisser de trace autre que dans la mémoire. Il se souvenait même de sa couverture, une peinture abstraite rouge et bleue, dont on distinguait les aplats en relief laissés par le couteau, les lignes marquant le découpage des rectangles collés à des masses plus arrondies.

Il avait dû chercher dans sa bibliothèque, monter sur un tabouret, bousculer les livres du premier rayon, les entasser sur le lit, regrimper à l’assaut de la seconde ligne, et puis soudain il le retrouva : Moderato Cantabile de Marguerite Duras, il était bien là, comme soudé à son jumeau, Dix heures et demie du soir en été (Gallimard, 1960, 10/18, 1986).

Couverture : Peinture de John Downing (détail), Galerie Arnaud. Photo Charliat. © 1958, by Les Editions de Minuit. On trouvait ainsi « Le monde en 10/18 », la dernière page indiquait « Achevé d’imprimer le 4 juin 1963 sur les presses de l’Imprimerie Bussière, Saint-Amand (Cher) ». Date d’acquisition : février 1965, avec la signature de son prénom seul sans les points sur les « i ».

Malgré les déménagements, les réaménagements, les pertes ou prêts de livres (souvent, c’était la même chose), Moderato Cantabile avait survécu : l’intérieur était jauni, du scotch qui ne collait plus avait été posé pour essayer de réparer les dégâts, et l’on comptait maintenant trois petits tomes en un seul car des cassures s’étaient produites, laissant apercevoir, dans chacune de ces sortes de nouvelles créées par le temps à l’intérieur du roman, les dents intérieures des pages elles-mêmes.

En 1958, quand Marguerite Duras, malgré son attachement à Gallimard, fit paraître Moderato Cantabile chez Jérôme Lindon, il n’avait encore rien lu de cet écrivain. A l’époque, il avait écouté, sur le poste de radio familial en bakélite noir, au lycée de Valenciennes dans le Nord, la prise du pouvoir par le général De Gaulle. Il n’avait pas l’exemplaire original des Editions de Minuit, republié plus tard avec la photo de Marguerite Duras et sa machine à écrire, prise au 5, rue Saint-Benoît, en 1955, celle qui est reproduite dans la biographie de Laure Adler (Gallimard, 1998).

Plus tard, il apprendrait le rôle que l’auteur, devenue ensuite célèbre auprès du grand public avec le succès de L’Amant et de son adaptation cinématographique, avait tenu dans la résistance contre l’occupant allemand puis lors de ses engagements politiques dans les nombreux combats de la gauche.

L’objet était là, car un livre est cette construction de papier qui, comme une partition musicale, est imprimée de lignes (des portées de mots en place de notes, sauf celles, parfois, de bas de pages) et peut se nourrir d’indications de lecture.

Moderato Cantabile n’est pas la seule injonction d’un titre ou la reprise d’une expression visant à guider l’interprétation d’un pianiste. Cette phrase, dans sa propre musicalité, dépasse l’apparent fait divers que le roman raconte : elle donne la tonalité entière, amère, à force d’embruns et de vin, d’une œuvre qui se doit d’être lue selon cette antiphrase trop douce pour être vraie.

Le lecteur est alors lui-même l’interprète de chaque ligne, il doit garder le rythme, mais surtout se mettre dans l’attitude psychologique de celui qui joue le morceau « modéré et chantant », cette musique qui n’écorche pas les oreilles et se rapproche de la voix humaine, prélude au double drame de l’histoire, à l’inéluctabilité du geste absolu de la reconnaissance et de l’amour.

Un petit garçon, assis au piano (souvenir du fils de l’écrivain), butte sur le déchiffrement de ces signes bizarres, ces hiéroglyphes ronds ou ces bécarres, cette phrase en italien dont il ne se souvient plus : la musique est une grammaire supplémentaire qu’un professeur veut faire entrer dans la tête du fils d’Anne Desbaresdes.

« Ils n’ont pas demandé à vivre, dit la mère - elle rit encore - et voilà qu’on leur apprend le piano en plus, que voulez-vous. »

Pourtant, l’ordonnancement des choses, la suite logique des pages que suit de son crayon la pédagogue fière de ses certitudes, sont bouleversés soudain par l’irruption de la mort : «  Dans la rue, au bas de l’immeuble, au coin de la rue, un cri retentit. Une plainte longue, continue, s’éleva et si haut que le bruit de la mer en fut brisé. Puis, elle s’arrêta, net. »

Le fait divers est en place, l’accident brise le quotidien, la répétition des gammes.

« Une vedette passa dans le cadre de la fenêtre ouverte. L’enfant, tourné vers sa partition, remua à peine - seule sa mère le sut - alors que la vedette lui passait dans le sang. Le ronronnement feutré du moteur s’entendit dans toute la ville. »

Il s’agit ici d’un plan purement cinématographique (Peter Brook essaiera de filmer Moderato Cantabile, après plusieurs adaptations de Marguerite Duras, qui ne fut jamais satisfaite du film, pourtant interprété par Jeanne Moreau).

Cette notation brève est l’une de celles qui marquent le récit intervalles réguliers, comme les plans d’un film, soit d’ensemble, soit de coupe :

« - De loin, enfermé comme il est, face à la mer, dans le plus beau quartier de la ville, on pourrait se tromper sur ce jardin. Au mois de juin de l’année dernière, il y aura un an dans quelques jours, vous vous teniez face à lui, sur le perron, prête à nous accueillir, nous, le personnel des Fonderies. Au-dessus de vos seins à moitié nus, il y avait une fleur blanche de magnolia. Je m’appelle Chauvin. »

A l’image de la demeure somptueuse vient, lancinante, se superposer la sonatine de Diabelli et ce qui la déchire à sa propre cadence, ce rappel quotidien et sans pitié qui est celui du travail : « Foudroyante, la sirène retentit. »

Une autre musique, stridente et taraudante, comme celle d’Edgar Varese (Amériques).

L’usine est cet autre monde où deux univers séparés, deux « classes » s’affrontent : la villa paisible et immense, dont une fenêtre reste éclairée tard le soir, et l’homme qui vient près de cette maison où, « quand l’orage approche, les troènes grincent comme l’acier  », lui dit Anne Desbaresdes, passée dans l’autre camp. Là, il a rencontré un être inaccessible jusqu’au jour de l’événement.

« Elle soulève une nouvelle fois sa main à hauteur de la fleur qui se fane entre ses seins et dont l’odeur franchit le parc et va jusqu’à la mer. »

La rencontre des deux amants, ou les deux amants de rencontre, au vu de tous les compagnons de travail, a lieu dans le café où le destin les a conduits et où le vin les libère : « Pendant qu’il buvait, dans ses yeux levés le couchant passa avec la précision du hasard. »

La sonatine s’est enfuie, il suffisait de comprendre l’indication de début dans ce qu’elle annonçait de catastrophe et de rédemption : Moderato Cantabile.

La plainte est chant aussi, l’inassouvi s’évapore : « De l’extrémité nord du parc, les magnolias versent leur odeur qui va de dune en dune jusqu’à rien. »

Comme chez Edvard Munch, le cri est ce silence qui troue le tableau.

« Leurs lèvres restèrent l’une sur l’autre, posées, afin que ce fût fait et suivant le même rite mortuaire que leurs mains, un instant avant, froides et tremblantes. »

Il n’y a pas de « petite musique » chez Marguerite Duras : le phrasé seul compte, l’imagination fait le reste. Le non-écrit est comme une mélodie-palimpseste.

Un film sera forcément différent (Le Camion voit la rencontre immobile de Donnadieu et Depardieu !), un livre utilisera sa matière inventée au fur et à mesure de la frappe sur un clavier qui, lui, étend aussi ailleurs le chromatisme de ses touches d’ivoire rêvées.

Certains morceaux de musique ou certaines œuvres littéraires qui nous tiennent à cœur peuvent également s’interpréter « en mourant » : « moriendo ». Il est sans doute utile alors de déchiffrer l’expression sur la partition.

Dominique Hasselmann

A voir :
http://www.ipk.fr/gpl/downing.htm

6 mars 2006
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