Édifier sur des ruines

Note : cet entretien entre Valéry Hugotte et Jacques Dupin, est paru dans la revue Prétexte n°9. La visite du site de Prétexte s’impose par ailleurs. Merci à eux. PhR.

Image : Stan Gaz, "James Minor, Andrew, Ash Series, 2004"


Revue Prétexte : Dans Comment dire, texte inaugural paru en 1949, vous affirmiez : "On ne peut édifier que sur des ruines." Vous avez pourtant souligné ce que vous deviez aux poèmes, et à l’amitié, de René Char, de Pierre Reverdy, d’Henri Michaux ou de Francis Ponge. Comment dès lors assumer l’héritage d’alliés substantiels sans en subir trop fortement l’influence ? Et, aujourd’hui, quelles lectures sont pour vous les plus précieuses ?

Jacques Dupin : Le texte que vous citez, et que vous qualifiez d’"inaugural" était seulement le premier texte publié d’un jeune homme de 22 ans, publié grâce à René Char, dans la revue Empédocle qu’il dirigeait avec Albert Camus et Albert Béguin. On sortait de la guerre, de l’occupation par les armées nazies, des destructions massives, des camps d’extermination. La révélation d’Auschwitz, et le mot célèbre d’Adorno. Ma génération a grandi dans ce climat de désolation où les ruines ne manquaient pas. Matérielles, mais aussi spirituelles et métaphysiques. Etat des lieux : état des ruines. L’air que nous respirions n’était guère propice aux "Belles Lettres"... Mais j’ai voulu probablement signifier aussi, et je le pense toujours, qu’il est nécessaire pour écrire, pour se donner la liberté d’écrire, de détruire en soi et hors de soi ce qui entrave le pas, alourdit la marche, brime l’élan. Détruire et conserver sont les composantes du même mouvement. On ne peut se constituer en corps écrivant qu’en choisissant ses nourritures, en jetant certaines, même injustement, en assimilant certaines, jusqu’à l’excès d’imprégnation ou l’outrance du parti pris. Dans votre énumération, tellement limitative, de quatre poètes français, mes aînés et qui furent des amis je voudrais sans attendre et abruptement ajouter les noms d’Artaud, de Reverdy, de Leiris, de Blanchot, de Bataille, de Louis-René des Forêts et surtout de l’admirable Jean Tortel dont le peu de place qui lui est réservé me parait révoltant.

Des influences ? Mais je les revendique, je voudrais les accueillir dans les strates les plus profondes des gisements qui me sont ouverts. Il ne s’agit pas de conserver, d’"assumer l’héritage", il y a pour cela des traités de littérature, des ouvrages d’érudition, des bibliothèques bondées. Il serait plus adéquat pour évoquer ce qui se passe en réalité de parler d’imprégnation, d’immersion, de greffes et de branchements, de décantation, de cristallisation, de fusion, et de toutes les éventualités d’une combinatoire du fond.

RP : Vous avez appliqué cette injonction de destruction à votre propre écriture, qui jamais ne s’est figée en une forme définitive - chaque oeuvre se développant en quelque sorte sur les ruines des œuvres précédentes. Depuis les premiers poèmes de Cendrier du voyage jusqu’aux poèmes les plus récents, quelles lignes de force vous paraissent témoigner, au-delà d’évidentes ruptures, de la permanence d’un questionnement et de l’unité de votre oeuvre ?

JD : Ma réponse est dans la question. Quand on veut construire un édifice, on commence par détruire ce qui reste du précédent, partiellement ou en totalité. C’est ce qu’on observe dans n’importe quelle rue. Quelque chose prend la place de quelque chose. Construction et destruction sont inséparables. Ecrire pour moi ce n’est pas être le gestionnaire encore moins le gardien, le guide, le contrôleur de ce qui est, qui est écrit. Mais le mouvement de la marche, l’ouverture des yeux, le corps qui se projette dans l’inconnu, et la parole qui découvre, qui éclaire. Je n’ai pas la moindre idée sur ce que vous appelez "permanence" et "unité", sauf que je sais que c’est bien le même "artiste", le même noyau éclaté depuis l’enfance qui ne peut qu’aller ailleurs pour tenter de rassembler sans y parvenir les fragments centrifuges de son incohérence. De son insatisfaction, de son désir...

RP : "L’acte d’écrire comme rupture, et engagement cruel de l’esprit, et du corps, dans une succession nécessaire de ruptures, de dérives, d’embrasements" (Moraines). La violence qui s’exprime dans cette phrase est-elle pour vous indissociable du mouvement de l’écriture ? Camille Dumoulié évoque à propos de Nietzsche et d’Artaud une éthique de la cruauté : cette expression vous paraît-elle correspondre à l’"engagement cruel" qui fonde votre poésie ?

JD : Si l’on prend le langage en tant que tel, entité autonome, corps vivant, et qu’on le dégage de sa fonction utilitaire, outil de communication et d’échange entre les hommes pour le fonctionnement de la société, la langue est nue, mise à nu dans la lumière, et sa nudité est pure violence. Les mots cessent d’être de la menue monnaie qui circule, valeur d’usage et valeur d’échange. Les mots sont les étoiles scintillantes d’une constellation à l’état naissant. Ou les gouttes d’eau d’un torrent rapide. Ou les grains de sable d’une grève insoupçonnée. Les écrivains, et singulièrement les poètes, travaillent le chaotique et l’informulé de la langue. Ils ne façonnent pas ni ne fomentent, ni ne modèlent la langue, ils précipitent son surgissement. Ils s’absentent pour lui livrer passage, et réinscrire à travers leurs corps, ses traits et son sens. Comme toute écriture qui se porte au-delà, le Théâtre de la Cruauté d’Artaud est d’abord la prise de conscience de la rupture inhérente à tout acte de création. Mais il est le seul à l’avoir vécue et soufferte dans son âme et dans son corps, avec l’intransigeance de l’extrême lucidité.

RP : À la lecture de vos textes esthétiques, on est souvent tenté d’appliquer à vos poèmes les remarques que vous faites à propos de Miró, Giacometti, Tápies... Avez-vous le sentiment de vous interroger sur votre propre écriture à travers ces textes esthétiques ? Et faites-vous une distinction entre poèmes et textes esthétiques - ou naissent-ils d’un même élan, d’un même désir ?

JD : J’ai écrit des livres et des textes, en assez grand nombre, sur l’art contemporain. À une exception près, un poème sur Malévitch, ce sont tous des textes de commande ou de circonstance. Les poèmes aussi, peut-être, à la réflexion. Ecrits sur la même table, et avec le même désir. Pour moi les ateliers d’artistes étaient, depuis un demi-siècle, et demeurent, des lieux familiers, mille fois visités, habités, interrogés. J’écris donc sur les artistes comme j’écris sans eux. Mais quand ils sont là, il y a autour d’eux et comme intégrés, des couleurs, des odeurs, des matières, des outils, et cette carapace protectrice, et cet autre univers vivant, l’atelier. Ecrire sur l’art, ce n’était jamais pour moi contempler ou analyser des oeuvres, mais accompagner leur élaboration, leur apporter une ponctuation, des remarques marginales, leur donner l’écho, la réaction de l’écrivain dont les artistes ont, on ne sait pourquoi, un vrai besoin. En retour j’ai beaucoup appris. Ma façon de voir et d’écrire en a été fondamentalement modelée. Mon premier atelier : Brancusi, c’était hier.

RP : Certains lecteurs vous ont associé à des poètes tels qu’Yves Bonnefoy, Paul Celan et André du Bouchet. Il est vrai que votre collaboration à la revue L’Ephémère ainsi que certaines interrogations communes incitent à évoquer un voisinage. Comment vous-même situez-vous votre oeuvre par rapport à celle de ces poètes ?

JD : Vous me rapprochez, comme il est d’usage, de trois poètes, mais vous oubliez Philippe Jaccottet. Il s’agit donc de chronologie, tout en sachant que pour les poètes il est moins tenu compte de la naissance que de la notoriété éditoriale. Je ne suis guère plus âgé que Bernard Noël, Michel Deguy ou Jacques Roubaud. Mais je suis dans le tiroir "Fifties’s", eux sont classés "Sixtie’s", c’est ainsi. Les cinq que vous citez, je ne vois rien de commun entre eux, sinon un refus certain des feux d’artifice du surréalisme et de toute littérature politiquement engagée. Mais ils étaient ou ils sont mes amis. Entre nous, des rencontres, des conversations, des soirées, des lettres, des voyages. Pour le reste, à vous de juger, je les aime, je leur dois beaucoup. Et puis il y a eu L’Ephémère, une entreprise partagée pour quelques-uns, pendant cinq années, des rencontres régulières, des lectures, des discussions, des choix. Une expérience difficile, mais féconde et, pour moi, avec la distance, inoubliable, nécessaire, décisive.

RP : Vous avez écrit dans Le Soleil substitué que si "le poème n’est pas l’écriture de la révolution", il n’en est pas moins "travaillé en son fond par les mêmes ferments", qu’il "la rejoint, la recoupe, s’en écarte, lui répond" et qu’"il incorpore son imminence, exaspère son injonction." De même, vous avez dit dans L’Irréversible quel espoir avait été le soulèvement de Mai 1968. Pourtant, à l’exception de L’Appel à la vigilance dans lequel vous avez dénoncé, aux côtés d’une quarantaine d’intellectuels, la banalisation de la pensée d’extrême droite, vous avez très rarement pris position politiquement. Pourriez-vous préciser quelle est pour vous la nature des rapports entre poésie et politique ? Et comment la poésie, si elle est absente (Eclisse), peut-elle néanmoins être en avant de l’action - voire, pour le demander naïvement, changer la vie ?

JD : Vous parlez de la politique. Elle est pour moi présente dans chaque mot que j’écris. Mais je ne crois pas pour autant qu’il faille que l’écrivain s’enrôle dans un parti, dans un groupe, et signe à la volée toutes les protestations qui circulent, manifestes, et pétitions. Un seul avait du sens, le Manifeste des 121, j’allais signer. René Char m’en a dissuadé. On ne peut, de son fauteuil, et sans grand risque, disait-il, appeler à la désertion les garçons du contingent. Il avait raison. Si j’ai écrit que la poésie était absente, c’était d’abord un constat. Je pense qu’elle se situe, quel que soit le monde, dans la contestation, dans le contre-pouvoir, dans la négation de l’horreur qui se perpétue. Elle est, par son absence, sa blancheur, sa barre de fer chauffée à blanc, le seul horizon qui se pose radicalement contre : l’oppression, les massacres, le viol, la magouille, l’exclusion, le racisme, le trafic d’armes et d’organes, la prostitution des enfants, le génocide, etc... le catalogue est ouvert, est béant...

Propos recueillis par Valéry Hugotte. Jacques Dupin a répondu à cet entretien par écrit.

15 janvier 2004
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