Emmanuel Ruben | Largo Portugal, 3

Aveiro atlantico

C’est la voix de la terre aspirant à la mer
Pessoa (trad. D. Touati)


Ici toutes les îles sont éphémères et vu depuis la dernière dune le paysage est un archipel de quelques heures qui s’efface avec le flux, que redessine le jusant.

Hier soir à marée basse, la lagune se rendait à la terre en se vidant de ses eaux comme une immense baignoire d’argile, avec des touffes d’herbes qui apparaissaient par endroits, des traces de pas, des empreintes

les hommes marchaient au milieu de la vase, chaussés de grandes bottes de caoutchouc qui leur montaient jusqu’à mi-cuisses ; ils cueillaient des algues ou des moules, on les voyait se pencher, petites silhouettes lointaines dans la lumière ambrée du couchant

Ce matin, la lagune déborde de toutes parts, les vannes sont lâchées, c’est l’heure inquiète du mascaret, des flaques d’eau se forment, la route disparait sous nos pneus, nos vélos n’iront pas plus loin, il faudra les troquer contre des pédalos.

Heureusement, la route s’élève brusquement à l’approche d’un petit ponton japonais qui me fait penser à celui que Van Gogh peignait près d’Arles. Il enjambe le chenal qui grossit, on croirait que la marée va l’emporter lui aussi mais il tient bon – quelques planches de bois vermoulues suffisent parfois pour traverser les heures, les jours, les années.

Nous laissons nos vélos contre le parapet et nous regardons l’eau monter, la terre s’imbiber, l’odeur de vase refluer, qui régnait partout et nous prenait à la gorge

Voici venir la grande invasion journalière de l’océan qui lave avec le vent le paysage, balaie les digues, isole les fermes, emplit les ports, libère les vaisseaux et transforme le labyrinthe des chemins en dédale de chenaux.

Au loin on aperçoit des carcasses de bateaux, des grues rouillées, des tractopelles dont on entend le ronron et partout ces ducs-d’Albe qui servent de perchoir aux mouettes

Là-bas se tient comme un dernier phare en lisière de la vraie mer, une grande ferme bariolée. Faisant le tour du jardin, sa barrière hissée de guingois est peinturlurée d’un jaune et d’un vert très vif ; un portillon de fer forgé en garde l’entrée ; un chemin de terre, de galets et de tuiles concassées disparaît qui menait il y a quelques minutes encore à cette ferme hautaine ; les chiens aboient à la vue des vagues qui grossissent ; un coq s’égosille comme si la marée montante était une nouvelle aurore ;

au fond du jardin, à l’ombre de trois pins méditatifs, une petite cabane à l’abandon égaie l’atmosphère grâce à ses azulejos qui résonnent comme un défi à ce monde de grisaille où tout rouille, où tout s’esquinte, où rien ne dure.

Mais pour qui sont ces dessins lézardés, ces arabesques ? Pour qui ces ombres bleues et délavées qui se noient dans le gris de la mer ?

Pour les rêves des pêcheurs perdus en mer ? Pour les mânes des matelots naufragés ?

Aveiro tu n’attends plus le retour des caravelles

Tu sais que ne reviendront pas les ancêtres qui puent la poudre et le sang

Ici finit l’Europe, sa honte et sa tristesse

Imagine le large que tu prendras un jour, quand la digue aura cédé, quand l’archipel se sera émietté, quand les vents de l’Atlantique auront dévasté ton cordon dunaire, et que ta lagune saumâtre se sera rendue à la vraie mer

Regarde au loin ce vaisseau fantôme qui s’avance, hésite et fait demi-tour

Il se détourne de tes côtes, il ne veut plus de ton commerce

Et sa cargaison d’âmes ne sera pas pour tes serres, tes camps, tes prisons, tes usines

Alors respire un bon coup et regarde enfin l’horizon

Voir tant de ciel dans le paysage et sentir tant d’air frais est rare au sud de l’Europe où dominent les mondes cloisonnés, les montagnes dans la mer, les vallées encaissées, les nids d’aigles, les îles miradors, qui repoussent ceux que la mer jette au bord de nos frontières

Hier c’était Venise et ses gondoles funèbres qui revenait dans ma mémoire mais à l’instant, Aveiro, sa lagune, ses marais salants gagnés sur l’océan, me ramène à Bruges ou à Ravenne, à cause de la tristesse provinciale et du ciel gris, de l’espèce de nonchalance que le Portugal, prenant ici sa retraite, oubliés les fastes passés, adopte en se livrant aux caprices de cet océan qu’il a cru conquérir

Et le soir sous la halle de la criée ce sera à Sète que je penserai, à Sète la populeuse et l’industrieuse, grâce au goût du poulpe et du calamar, grâce à tous ces moliceiros aux couleurs narquoises, proues en forme de col de cygne, poupes décorées d’images naïves et coquines – je reverrai alors les barques décorées, les hommes vêtus de blanc, perchés sur leur tintaine, et les joutes nautiques de mon enfance rejoueront quelque instants dans ma mémoire, quand nous allions acclamer les Sétois se défiant en gueulant sur les canaux, j’entendrai le bruit des lances et des pavois qui s’entrechoquent
 
toc toc bam ho hé zip con vas-y rrrrrrrrrrrr merde putain plouf hourra !

Au rez-de-chaussée des rues pavées, les mémés postées à leur fenêtre palabreront sans s’interrompre, en se moquant de ces touristes qui passent avec leur air goguenard de vainqueurs

Et les hirondelles gribouilleront le ciel dans l’angoisse de la nuit qui tombe ici trop vite

Et le lendemain nous retournerons voir la mer qui revient dans la lagune, écouter les mouettes qui criaillent, je m’assiérai en bordure des marais, je sortirai ma boîte d’aquarelle et mon carnet, je tâcherai de croquer

l’envol des avocettes élégantes au-dessus des vasières,

l’air idiot du même oiseau qui picore les salicornes

Peu de paysages m’émeuvent autant que les marais salants, ces petites utopies de quelques hectares où le temps et l’espace sont comme accordés, où tout est ordonné, mesuré, calculé, partagé.

Il y a une géométrie des marais salants qui me parle intensément,

c’est une architecture horizontale, un échiquier multicolore, un tableau de Paul Klee

les miroirs aux tains plus ou moins dépolis de tous ces œillets sont comme les godets d’une aquarelle grandeur nature qui célèbrerait le travail du ciel, de la mer et des hommes,

et les petits tas de sel qui s’amassent sont si blancs que penser à la neige est inévitable, à la neige qui brûle et qui crisse elle aussi – le sel est cette neige ignée venue de mer 

(pas de pétrole dans ce pays, rien que des algues pour engrais, des poissons par milliers et le vrai sel de la mer qui fera d’un cabillaud trop fade une morue bien parfumée ; et on vous la servira le soir à la mode de Braga, c’est-à-dire entière, grand éventail frit ou blason doré, croustillant, qui dépassera de l’assiette et que vous n’aurez pas la force de finir, sur un lit de batatas fritas, avec des oignons confits, des olives noires et une sauce épaisse qui tient au corps et n’a rien à envier à la légendaire gribiche des Lyonnais)

les voilà, les vrais travailleurs de la mer

Deux hommes et une femme travaillent pieds nus dans le sel – épiant leurs mouvements, leurs paroles entrecoupées par le vent, leur silence, je comprends soudain qu’ils dansent, que leurs pas et leurs gestes sont chorégraphiés :

elle, la cinquantaine, a les cheveux courts, les pans de sa grande robe verte flottent au vent, ses seins se balancent, son collier de perles zigzague autour de son cou tandis que les mains vont et viennent le long du manche et font des vagues

lui, trente ans peut-être, offre au grill méditerranéen sa peau tannée, son dos vigoureux, ses épaules de déménageur et sa silhouette trapue s’arc-boute au paysage ; autour de sa taille, un short de foot bleu comme le ciel (couleur du FC Porto) est sa seule tunique ; le soleil fait briller son crâne chauve, ses poings – j’imagine les cals sous les paumes, les phalanges noueuses, les stries et les cicatrices – sont ceux d’un boxeur qui éreinte la mer et la fait suer sur ce ring à grande échelle

le sel cristallise sous le soleil de midi, j’ai faim, j’ai soif, mes yeux me brûlent et je n’ai pas su peindre ce mystère

mais quel bonheur de voir encore ces gestes antiques des paludiers

et quelle inquiétude de voir grossir les petits tas d’heure en heure et se refléter à l’infini ces sabliers qui paraissent décompter le temps des hommes et des marées.

3 mars 2016
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