COMMENCER - NOVEMBRE
COMMENCER - NOVEMBRE
Premier jour.
1.
L’enfant a dix ans. Son nom est Lenf. Il marche au bord d’une rivière. Il est seul. On sent la joie dans les mouvements de son corps. Dans la légèreté de son déplacement. Dans le moindre de ses gestes. C’est aujourd’hui le 19 septembre 1917. C’est aujourd’hui le 26 avril 1922. C’est aujourd’hui le 24 juin 1922. C’est aujourd’hui le 17 mars 1926. C’est aujourd’hui le 2 janvier 1933, le 16 novembre 1947, le 18 mai 1956, le 21 juillet 1978. C’est aujourd’hui : le jour où tu lis ces mots. Tu as dix ans. Ton nom : est Lenf. Ton père a pour nom Ralep. Ta mère a pour nom Jolam. Le père de ton père a pour nom Rolep. La mère de ton père a pour nom Lulam. Le père de ta mère a pour nom Relep. La mère de ta mère a pour nom Delam. Tu as dix ans. Tu marches au bord de la rivière. C’est le matin. Cette nuit, Ralep et Jolam, Rolep et Lulam, Relep et Delam : tous sont morts. Tu marches seul. On sent la joie dans ton corps. Dans les mouvements de ton corps. Légèreté. Dans le moindre de tes gestes. Cette nuit, un nouveau monde vient de naître. Tu marches avec Ralep, Jolam, Rolep, Lulam, Relep, Delam : ils sont en train de renaître. Avec toi. Tu es en train de renaître. Seul. Avec eux. Avec d’autres qui déjà vous rejoignent. Avec d’autres que vous rejoignez.
***
Je longe la rivière. Je vois les immeubles. Je vois les arbres, les toits des immeubles. Je vois la cime des arbres. Je vois les troncs. Je vois les branches, les feuilles. Je vois le ciel, bleu. Je vois les terrasses des bars, je vois les tables en terrasse. Je vois les vélos, les voitures, je vois les bateaux accostés, je vois les oiseaux, dans les branches des arbres, dans le ciel bleu, je vois les passants, hommes, femmes, animaux. Je vois les reflets dans les vitres. Je vois les bâtiments des administrations. Je vois les pavés recouvrant le sol en pente jusqu’à la rivière. Je vois les trottoirs. Je vois le bitume. Je vois les inscriptions au sol séparant la rue en plusieurs voies. Je vois le rond point au bout de la ligne droite. Je vois l’arrêt de tramway de l’autre côté de la rivière. Je vois ceux qui attendent. Je vois ceux qui marchent. Je vois ceux dans leurs voitures. Je vois ceux sur leurs vélos. Je vois ceux assis aux tables des terrasses.
Précision des jours où le monde est accessible. Précision des images captées par la vue. Précision des contours de chaque chose vue. Précision aiguë de la vue de ces jours où sensation d’accéder par le regard à ce qui entoure.
Ici. Récit d’un accès au monde. Pas à pas. Longeant la rivière. Ce matin. Traversant la ville. Soleil vif. Bleu du ciel. Une marche. Jusqu’au bord du fleuve. Traversant la ville, longeant la rivière, m’en éloignant. Rejoignant le fleuve. Marchant sur le cours Saint-Pierre, c’est à Nantes. Sous mes pas : le canal souterrain par lequel la rivière rejoint le fleuve. À droite, là-bas, la tour de la cathédrale. Plus loin, la tour de l’ancienne usine. Face à la tour de l’usine, la tour du château. Plus loin encore, au centre de la ville : menaçante, dérisoire, la tour sombre des affaires, des bureaux.
Marchant. Dans la ville. Rejoignant maintenant les tribunes de l’ancien stade de foot. Ici : destruction partielle des tribunes de l’ancien stade de foot. Ici : construction d’un nouveau bâtiment destiné à l’accueil de chercheurs du monde entier. Prestige de la ville. Mémoire du peuple. C’est le matin. C’est à Nantes. C’est un départ.
J’arrive à Clermont-Ferrand dix heures plus tard. Proximité d’un autre stade. Une autre étape. Combien de strates.
Récit. D’un accès. Au monde. Annonce du récit d’un accès. Au monde. Par la naissance du regard. Par le récit de chaque naissance, de chaque rencontre. Ici. Récit de l’histoire d’un accès. Par la traque du début. De l’histoire. D’un regard. Par la traque de l’origine : inatteignable. Début de l’histoire. Ce matin. Longeant la rivière.
Recomposition : nécessaire. Abandon nécessaire de l’atteinte de tout but. Accès au monde. Réinvention permanente des lieux. Écriture permanente d’un récit créateur de nouveaux lieux : chaque corps, chaque espace, chaque corps dans chaque espace, chaque corps d’espace en espace : écrivant le récit d’un accès, décrivant les lieux, croisant les accès. Récit. Par la détermination d’un terrain de jeu où se croisent les trajectoires.
Je suis né. Au centre des regards. Avec un seul but à atteindre. Nommer l’origine.
Ici. Je déferais le centre. Ici. Je le défais. Je le rends multiple. Je le sais multiple. Je participe à le rendre multiple. Multiplicité des regards. Multiplicité des corps. Je suis : en train de naître. Tous. Nous sommes tous en train de naître. Depuis chaque regard, depuis chaque corps. Depuis chaque regard qui se porte au dehors de lui, chacun accompagne un corps en train de naître. Un corps dans un lieu marchant vers un lieu. Un corps vivant la naissance d’un corps. À chaque instant : chaque lieu accueille un corps en train de naître. Et, chaque corps : bouleverse les lieux, bouleverse les naissances de chaque autre corps. Nous sommes très nombreux. Nous sommes : naissances permanentes. Profusion. Nous sommes la profusion.
Et tout commence. Avec un terrain de jeu commun.
Ici. Un terrain de sport. Un village. Une année. Un dimanche de l’année 1961. En France. L’histoire commence ici. Terrain de jeu commun. Elle a quinze ans. Aujourd’hui elle a quinze ans. Aujourd’hui, elle regarde au centre du terrain de sport un garçon courant derrière un ballon. Elle le regarde courir, elle le voit pour la première fois. 1961. Théâtre des opérations. Le garçon a vingt-quatre ans. Il est en Algérie. Impossible qu’elle le voit courir derrière le ballon. Cette scène n’a jamais eu lieu. Il y a pourtant, dans l’histoire du monde, un instant très précis où leurs deux regards s’interpénètrent pour n’en former plus qu’un. L’instant de ce regard : est à l’origine de chaque instant de la vie en train de s’écrire, ici. La nécessité de ce regard, aujourd’hui, est à l’origine d’un récit donnant accès à l’histoire : un accès : où toutes les vies trouveraient leurs voix. L’instant de ce regard : est à l’origine de chaque mot du récit. Et, par delà la distance qui sépare le territoire français du territoire algérien, en ce dimanche de l’année 1961, un regard bouleverse l’état du monde : un regard parcourant la distance, un regard traversant l’espace, un regard animé par l’inconnu de la distance et de la vitesse qui le parcourt.
Vitesse traversant l’espace : une rencontre a lieu.
L’instant. De ce regard. Est une étape dans l’histoire. Le récit. Des instants. Le récit. Des lieux. Accueillera d’autres récits. D’autres récits rejoindront ce fragile premier qui jamais ne fut premier. Nul récit jamais séparé de l’ensemble des récits.
Je traque. Le vrai. Je traque. La fiction nécessaire à la vie afin qu’elle advienne. Je traque. L’effacement de la fiction, afin que l’histoire libère la vie.
Précision des jours où le monde est accessible. Précision des images captées par la vue. Précision des contours de chaque chose vue. Précision aiguë de la vue de ces jours où sensation d’accéder par le regard à ce qui entoure.
Ici. Récit d’un accès au monde. Pas à pas. Longeant la rivière. Ce matin. Traversant la ville. Soleil vif. Bleu du ciel. Une marche. Jusqu’au bord du fleuve. Traversant la ville, longeant la rivière, m’en éloignant. Rejoignant le fleuve. Marchant sur le cours Saint-Pierre, c’est à Nantes. Sous mes pas : le canal souterrain par lequel la rivière rejoint le fleuve. À droite, là-bas, la tour de la cathédrale. Plus loin, la tour de l’ancienne usine. Face à la tour de l’usine, la tour du château. Plus loin encore, au centre de la ville : menaçante, dérisoire, la tour sombre des affaires, des bureaux.
Marchant. Dans la ville. Rejoignant maintenant les tribunes de l’ancien stade de foot. Ici : destruction partielle des tribunes de l’ancien stade de foot. Ici : construction d’un nouveau bâtiment destiné à l’accueil de chercheurs du monde entier. Prestige de la ville. Mémoire du peuple. C’est le matin. C’est à Nantes. C’est un départ.
J’arrive à Clermont-Ferrand dix heures plus tard. Proximité d’un autre stade. Une autre étape. Combien de strates.
Récit. D’un accès. Au monde. Annonce du récit d’un accès. Au monde. Par la naissance du regard. Par le récit de chaque naissance, de chaque rencontre. Ici. Récit de l’histoire d’un accès. Par la traque du début. De l’histoire. D’un regard. Par la traque de l’origine : inatteignable. Début de l’histoire. Ce matin. Longeant la rivière.
Recomposition : nécessaire. Abandon nécessaire de l’atteinte de tout but. Accès au monde. Réinvention permanente des lieux. Écriture permanente d’un récit créateur de nouveaux lieux : chaque corps, chaque espace, chaque corps dans chaque espace, chaque corps d’espace en espace : écrivant le récit d’un accès, décrivant les lieux, croisant les accès. Récit. Par la détermination d’un terrain de jeu où se croisent les trajectoires.
Je suis né. Au centre des regards. Avec un seul but à atteindre. Nommer l’origine.
Ici. Je déferais le centre. Ici. Je le défais. Je le rends multiple. Je le sais multiple. Je participe à le rendre multiple. Multiplicité des regards. Multiplicité des corps. Je suis : en train de naître. Tous. Nous sommes tous en train de naître. Depuis chaque regard, depuis chaque corps. Depuis chaque regard qui se porte au dehors de lui, chacun accompagne un corps en train de naître. Un corps dans un lieu marchant vers un lieu. Un corps vivant la naissance d’un corps. À chaque instant : chaque lieu accueille un corps en train de naître. Et, chaque corps : bouleverse les lieux, bouleverse les naissances de chaque autre corps. Nous sommes très nombreux. Nous sommes : naissances permanentes. Profusion. Nous sommes la profusion.
Et tout commence. Avec un terrain de jeu commun.
Ici. Un terrain de sport. Un village. Une année. Un dimanche de l’année 1961. En France. L’histoire commence ici. Terrain de jeu commun. Elle a quinze ans. Aujourd’hui elle a quinze ans. Aujourd’hui, elle regarde au centre du terrain de sport un garçon courant derrière un ballon. Elle le regarde courir, elle le voit pour la première fois. 1961. Théâtre des opérations. Le garçon a vingt-quatre ans. Il est en Algérie. Impossible qu’elle le voit courir derrière le ballon. Cette scène n’a jamais eu lieu. Il y a pourtant, dans l’histoire du monde, un instant très précis où leurs deux regards s’interpénètrent pour n’en former plus qu’un. L’instant de ce regard : est à l’origine de chaque instant de la vie en train de s’écrire, ici. La nécessité de ce regard, aujourd’hui, est à l’origine d’un récit donnant accès à l’histoire : un accès : où toutes les vies trouveraient leurs voix. L’instant de ce regard : est à l’origine de chaque mot du récit. Et, par delà la distance qui sépare le territoire français du territoire algérien, en ce dimanche de l’année 1961, un regard bouleverse l’état du monde : un regard parcourant la distance, un regard traversant l’espace, un regard animé par l’inconnu de la distance et de la vitesse qui le parcourt.
Vitesse traversant l’espace : une rencontre a lieu.
L’instant. De ce regard. Est une étape dans l’histoire. Le récit. Des instants. Le récit. Des lieux. Accueillera d’autres récits. D’autres récits rejoindront ce fragile premier qui jamais ne fut premier. Nul récit jamais séparé de l’ensemble des récits.
Je traque. Le vrai. Je traque. La fiction nécessaire à la vie afin qu’elle advienne. Je traque. L’effacement de la fiction, afin que l’histoire libère la vie.
[...]
2.
C’est le matin. Je longe la rivière. Je traverse la ville. Je rejoins le fleuve. C’est le matin. J’attends qu’une voiture s’arrête. À côté du stade, au bord du fleuve. C’est à Nantes. Une voiture s’arrête. Je monte. C’est le soir. La voiture s’arrête. Je descends. À côté d’un autre stade. Clermont-Ferrand.
C’est la nuit. Je m’assois dans les tribunes. C’est à Chantelle. C’est une autre nuit. C’est la fin d’un été. Un orage éclate. Je cours me mettre à l’abri dans les tribunes du stade. Dans l’obscurité, je ne vois pas le terrain de foot. Dans l’obscurité, et à ce moment-là de ma vie, je crois encore que c’est là qu’a eu lieu le premier regard. Je crois encore que c’est ici qu’elle le voit pour la première fois, le jeune homme de 23 ans.
Aujourd’hui. Clermont-Ferrand. Dans deux jours il aura 70 ans. J’arrive. Je viens fêter l’anniversaire du jour de sa naissance.
Je pense : au terrain de sport comme au lieu du règne enfui de mon père. Je pense : au règne enfui de mon père dont j’ignore tout du royaume qu’il lui fallut quitter. Je fais le récit de ce royaume. Je le découvre, au fur et à mesure que je l’écris. Chaque ligne découvre un fragment du vrai. Nom du royaume. Fuite du royaume. Exil. Fuite ou exil. Départ du royaume. Terre natale. Enfance. Enfance brève. Les champs. Le travail. L’adieu au royaume. La guerre. Algérie. Le retour en France. L’usine. Le départ en Allemagne. Autre usine. Autre père. 1942. 1960.
Je sais qu’à chaque train qui part. Je sais qu’à chaque point de départ. S’ouvre une distance qui nous sépare. Une distance dont nous ignorons la réalité de la séparation qu’elle va produire. C’est dans cette séparation, et dans la distance où elle se déploie, c’est là : nous inscrivons le récit de l’histoire, de toutes les histoires. Par le maillage qu’elles tissent entre elles. Depuis Chantelle jusqu’à l’Algérie. Depuis Paris jusqu’à Clermont-Ferrand. Depuis l’Allemagne jusqu’à la Pologne. À travers toute l’Europe. Depuis Nantes. Jusqu’à l’Afrique. Par-delà les océans. Continent américain. Continent asiatique. Petite planète monstre monde histoire chère humanité. Chère vieille famille. Depuis chaque point de nos vies. Depuis chacun de nos corps. Vivants et morts dialoguent. Nécessité de voir. Nécessité de savoir. Hommes qui vivent. Hommes qui partent. Hommes qui meurent. Hommes qui reviennent.
Je suis assis. Dans l’obscurité. Tribunes du stade, Chantelle. Nuit d’été. Je pense à l’infini du temps face à l’innommable. Je pense à l’innommable comme au nom de Dieu maintenant qu’il est mort. Je pense à l’innommable comme au nom de la mort, maintenant qu’elle est sans Dieu. Maintenant que nous sommes entre nous, sans lui. Maintenant que la mort est entre nous. Maintenant que nous sommes seuls avec elle.
Assis. Dans l’obscurité des tribunes. Je pense à l’innocence qu’enfant je fréquentais, sans la connaître. Je pense à l’innocence que je porte encore en moi. L’innocence que tous nous continuons de porter, aujourd’hui qu’elle n’est plus. L’innocence que nous portons comme l’on porte un cadavre, en même temps qu’elle nous porte : par ce qui d’elle vit encore en chacun de nous. Je pense. À elle. Je pense à l’innocence et à ses deux visages : avec lesquels nous dialoguons, sans cesse, au plus loin de nos solitudes. Elle, que nous n’avons jamais connu. Elle, dont nous ne savons dire qu’une chose : elle a été, elle n’est plus. Et nous : nous, nous sommes là. À cet endroit du dialogue, lorsqu’il quitte nos solitudes, et que chacun de nous se tourne : vers dehors, et que chacun de nous : sort de son corps.
Ici, dans la conscience naissante d’une puissance jusqu’alors inconnue, toute la nuit il pense au voyage qu’il vient de décider d’entreprendre. Il en perd le sommeil.
Il repense une dernière fois au royaume enfui de son père. Il se forme en rêve les rêves de règne qu’enfant son père formait s’il en forma jamais. Il essaye de retrouver les rêves de règne qu’enfant lui-même formait s’il en forma jamais. Il pense : je ne veux pas régner : il me faut donc vivre. Sans Dieu. Sans royaume. Et maintenant.
Maintenant. C’est à la fois le premier matin, et la pleine nuit inchangée. Maintenant, une tempête éclate à l’intérieur de mon corps, dans lequel tournoient tous les stades de l’histoire, toutes les strates, toutes les étapes, tous les aigus, tous les graves. Et c’est à la fois juillet 62, juillet 42, septembre 73, et 68, 81, 83, 89, 01, 08, 16, 35, 36, 37. Ce sont les années, qui deviennent des chiffres, et la mémoire : qui vibre dans les corps. Ce sont des corps dans un même vacarme qui demandent une mémoire vive. Ce sont des corps vifs, dans les nuits, dans les jours. Ce sont des corps à vifs. Dans l’histoire. Ce sont des corps actifs, dans les nuits de l’histoire. Ce sont des corps encore assez vifs pour oser regarder la mort en face et lui répondre. Des corps : qui osent regarder ce qu’ils ne peuvent pas voir.
Ce sont des corps, qui tiennent tête au Pouvoir. Depuis la nuit des temps. Depuis la vieille grotte. Des corps de cueilleurs, de chasseurs, de paysans, d’ouvriers. Des corps qui marchent vers une parole. Des corps traçant dans le paysage le récit entêté d’un combat contre les vieilles chaînes rouillées, utiles à l’œuvre des maîtres. Utiles à l’œuvre des consentants. Ce sont des corps traçant dans le paysage, et à même leur peau, le récit entêté d’un amour indéfectible, insistant, résistant. Un amour où libre chacun défait l’aliénation. Un amour où libre chacun tremble de joie à l’idée d’accueillir un autre corps, étranger, d’autres corps étranges. Un amour où libre chacun tremble de terreur et de joie à l’idée de ne plus être le même, et de ne pas s’arrêter à cette première métamorphose.
Mains actives pour la pensée. Mains actives pour la terre. Mains actives pour la machine. Ce sont des mains d’amour qui inventent de nouveaux corps. Ce sont des corps : qui s’apprêtent à voir ce qui ne se laisse pas voir. Ils disent : nous sommes prêts à combattre : pour écrire notre histoire, pas la vôtre. Dans notre histoire vous êtes présents. Dans votre histoire nous sommes absents. C’est grammatical.
Je marche dans la nuit, et je me demande comment s’invente une nouvelle grammaire.
Je marche dans la nuit, et je vois les champs de blé, de betterave, de maïs, de colza, d’orge, d’avoine. Je marche dans la nuit. Et je vois les champs faire leur lumière.
Je marche dans la nuit. Et je vois deux corps dans la lumière. Je sais qu’ils s’inventent une grammaire. Je sais qu’ils s’inventent un plaisir. Je sais qu’ils vivent pour la première fois.
Et. Dans le même temps. Dans la lumière. Je rejoins une armée constituée de cueilleurs, de chasseurs, de paysans, d’ouvriers. Une armée de filles et de fils de cueilleurs, de chasseurs, de paysans, d’ouvriers, et nous marchons vers un château que nous allons détruire, conquérir, bâtir, nous ne savons pas encore. Nous marchons vers la vieille grotte, vers le château, vers la ferme, vers l’usine, vers la cathédrale. Nous longeons le fleuve. Nous longeons la rivière. Nous quittons le fil du cours de l’eau. Nous empruntons un chemin inédit.
Notre force : tient par cette marche dans laquelle nous savons ne pas avancer seuls. Et, en chacun de nous, une voix fredonne : parce que nous sommes seuls, chacun, nous ne le sommes plus. En chacun de nous une voix fredonne : c’est par la solitude de chacun qu’une force pour chacun trouve à naître, et qu’ensemble nous pouvons marcher. En chacun de nous, une voix fredonne : c’est parce que chaque force trouve à naître qu’une force nous dépasse et nous porte : au devant de nous : avec elle : loin devant : nous marchons.
C’est la nuit. Je m’assois dans les tribunes. C’est à Chantelle. C’est une autre nuit. C’est la fin d’un été. Un orage éclate. Je cours me mettre à l’abri dans les tribunes du stade. Dans l’obscurité, je ne vois pas le terrain de foot. Dans l’obscurité, et à ce moment-là de ma vie, je crois encore que c’est là qu’a eu lieu le premier regard. Je crois encore que c’est ici qu’elle le voit pour la première fois, le jeune homme de 23 ans.
Aujourd’hui. Clermont-Ferrand. Dans deux jours il aura 70 ans. J’arrive. Je viens fêter l’anniversaire du jour de sa naissance.
Je pense : au terrain de sport comme au lieu du règne enfui de mon père. Je pense : au règne enfui de mon père dont j’ignore tout du royaume qu’il lui fallut quitter. Je fais le récit de ce royaume. Je le découvre, au fur et à mesure que je l’écris. Chaque ligne découvre un fragment du vrai. Nom du royaume. Fuite du royaume. Exil. Fuite ou exil. Départ du royaume. Terre natale. Enfance. Enfance brève. Les champs. Le travail. L’adieu au royaume. La guerre. Algérie. Le retour en France. L’usine. Le départ en Allemagne. Autre usine. Autre père. 1942. 1960.
Je sais qu’à chaque train qui part. Je sais qu’à chaque point de départ. S’ouvre une distance qui nous sépare. Une distance dont nous ignorons la réalité de la séparation qu’elle va produire. C’est dans cette séparation, et dans la distance où elle se déploie, c’est là : nous inscrivons le récit de l’histoire, de toutes les histoires. Par le maillage qu’elles tissent entre elles. Depuis Chantelle jusqu’à l’Algérie. Depuis Paris jusqu’à Clermont-Ferrand. Depuis l’Allemagne jusqu’à la Pologne. À travers toute l’Europe. Depuis Nantes. Jusqu’à l’Afrique. Par-delà les océans. Continent américain. Continent asiatique. Petite planète monstre monde histoire chère humanité. Chère vieille famille. Depuis chaque point de nos vies. Depuis chacun de nos corps. Vivants et morts dialoguent. Nécessité de voir. Nécessité de savoir. Hommes qui vivent. Hommes qui partent. Hommes qui meurent. Hommes qui reviennent.
Je suis assis. Dans l’obscurité. Tribunes du stade, Chantelle. Nuit d’été. Je pense à l’infini du temps face à l’innommable. Je pense à l’innommable comme au nom de Dieu maintenant qu’il est mort. Je pense à l’innommable comme au nom de la mort, maintenant qu’elle est sans Dieu. Maintenant que nous sommes entre nous, sans lui. Maintenant que la mort est entre nous. Maintenant que nous sommes seuls avec elle.
Assis. Dans l’obscurité des tribunes. Je pense à l’innocence qu’enfant je fréquentais, sans la connaître. Je pense à l’innocence que je porte encore en moi. L’innocence que tous nous continuons de porter, aujourd’hui qu’elle n’est plus. L’innocence que nous portons comme l’on porte un cadavre, en même temps qu’elle nous porte : par ce qui d’elle vit encore en chacun de nous. Je pense. À elle. Je pense à l’innocence et à ses deux visages : avec lesquels nous dialoguons, sans cesse, au plus loin de nos solitudes. Elle, que nous n’avons jamais connu. Elle, dont nous ne savons dire qu’une chose : elle a été, elle n’est plus. Et nous : nous, nous sommes là. À cet endroit du dialogue, lorsqu’il quitte nos solitudes, et que chacun de nous se tourne : vers dehors, et que chacun de nous : sort de son corps.
Ici, dans la conscience naissante d’une puissance jusqu’alors inconnue, toute la nuit il pense au voyage qu’il vient de décider d’entreprendre. Il en perd le sommeil.
Il repense une dernière fois au royaume enfui de son père. Il se forme en rêve les rêves de règne qu’enfant son père formait s’il en forma jamais. Il essaye de retrouver les rêves de règne qu’enfant lui-même formait s’il en forma jamais. Il pense : je ne veux pas régner : il me faut donc vivre. Sans Dieu. Sans royaume. Et maintenant.
Maintenant. C’est à la fois le premier matin, et la pleine nuit inchangée. Maintenant, une tempête éclate à l’intérieur de mon corps, dans lequel tournoient tous les stades de l’histoire, toutes les strates, toutes les étapes, tous les aigus, tous les graves. Et c’est à la fois juillet 62, juillet 42, septembre 73, et 68, 81, 83, 89, 01, 08, 16, 35, 36, 37. Ce sont les années, qui deviennent des chiffres, et la mémoire : qui vibre dans les corps. Ce sont des corps dans un même vacarme qui demandent une mémoire vive. Ce sont des corps vifs, dans les nuits, dans les jours. Ce sont des corps à vifs. Dans l’histoire. Ce sont des corps actifs, dans les nuits de l’histoire. Ce sont des corps encore assez vifs pour oser regarder la mort en face et lui répondre. Des corps : qui osent regarder ce qu’ils ne peuvent pas voir.
Ce sont des corps, qui tiennent tête au Pouvoir. Depuis la nuit des temps. Depuis la vieille grotte. Des corps de cueilleurs, de chasseurs, de paysans, d’ouvriers. Des corps qui marchent vers une parole. Des corps traçant dans le paysage le récit entêté d’un combat contre les vieilles chaînes rouillées, utiles à l’œuvre des maîtres. Utiles à l’œuvre des consentants. Ce sont des corps traçant dans le paysage, et à même leur peau, le récit entêté d’un amour indéfectible, insistant, résistant. Un amour où libre chacun défait l’aliénation. Un amour où libre chacun tremble de joie à l’idée d’accueillir un autre corps, étranger, d’autres corps étranges. Un amour où libre chacun tremble de terreur et de joie à l’idée de ne plus être le même, et de ne pas s’arrêter à cette première métamorphose.
Mains actives pour la pensée. Mains actives pour la terre. Mains actives pour la machine. Ce sont des mains d’amour qui inventent de nouveaux corps. Ce sont des corps : qui s’apprêtent à voir ce qui ne se laisse pas voir. Ils disent : nous sommes prêts à combattre : pour écrire notre histoire, pas la vôtre. Dans notre histoire vous êtes présents. Dans votre histoire nous sommes absents. C’est grammatical.
Je marche dans la nuit, et je me demande comment s’invente une nouvelle grammaire.
Je marche dans la nuit, et je vois les champs de blé, de betterave, de maïs, de colza, d’orge, d’avoine. Je marche dans la nuit. Et je vois les champs faire leur lumière.
Je marche dans la nuit. Et je vois deux corps dans la lumière. Je sais qu’ils s’inventent une grammaire. Je sais qu’ils s’inventent un plaisir. Je sais qu’ils vivent pour la première fois.
Et. Dans le même temps. Dans la lumière. Je rejoins une armée constituée de cueilleurs, de chasseurs, de paysans, d’ouvriers. Une armée de filles et de fils de cueilleurs, de chasseurs, de paysans, d’ouvriers, et nous marchons vers un château que nous allons détruire, conquérir, bâtir, nous ne savons pas encore. Nous marchons vers la vieille grotte, vers le château, vers la ferme, vers l’usine, vers la cathédrale. Nous longeons le fleuve. Nous longeons la rivière. Nous quittons le fil du cours de l’eau. Nous empruntons un chemin inédit.
Notre force : tient par cette marche dans laquelle nous savons ne pas avancer seuls. Et, en chacun de nous, une voix fredonne : parce que nous sommes seuls, chacun, nous ne le sommes plus. En chacun de nous une voix fredonne : c’est par la solitude de chacun qu’une force pour chacun trouve à naître, et qu’ensemble nous pouvons marcher. En chacun de nous, une voix fredonne : c’est parce que chaque force trouve à naître qu’une force nous dépasse et nous porte : au devant de nous : avec elle : loin devant : nous marchons.
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Les fragments de COMMENCER - NOVEMBRE ici publiés appartiennent aux toutes premières pages encore en chantier d’un projet dont l’écriture est en cours.
Marc Perrin vit actuellement à Nantes. Il a publié un livre, intitulé Vers un chant neuf, avec dessins de Marie Bouts et pliage/façonnage de Frédéric Laé.
Marc Perrin est également un participant régulier à Du nerf, dont remue avait salué la naissance ici, ainsi qu’à LGO et Dixit. Il est l’initiateur de Ce qui secret, et on le trouve aussi ici.
15 octobre 2009