Emmanuel Ruben | Maroc hivernal (2)
Casa mosaïque
« Et je me plongeais dans l’inextricable réseau des rues étroites et poudreuses, à travers la foule en haillons, l’encombrement des chiens, des chameaux et des ânes, aux approches du soir dont l’ombre descend vite, grâce à la poussière qui ternit le ciel et à la hauteur des maisons. Qu’espérer de ce labyrinthe confus, grand peut-être comme Paris ou Rome, de ces palais et de ces mosquées que l’on compte par milliers ? » Nerval
Ingrid Bergman et Humphrey Bogart ne seront pas là, sur le tarmac de l’aéroport, pour nous saluer à la descente de l’avion et jouer les amants éplorés dans un décor de carton-pâte mais il y aura mieux :
à commencer par la musique avant toute chose qui nous enveloppe – ambiance garantie
dans le train, nous sommes accueillis par cette musique envoûtante – remix d’airs orientaux mêlés de rap ou de techno – vivre en banlieue nous a habitués à ce bazar musical que ponctuent des paroles hachées
mais j’ai bien du mal à glaner dans cet argot du bled les deux ou trois mots d’arabe que je connais
deux ados vautrés sur leur banquette se servent de leurs smartphones comme de chaînes hi-fi portatives – ils nous regardent tout sourires en répétant les paroles ;
un instant, j’ai repensé aux ragazzi d’Italie, dans un train qui dévalait le Piémont mais ceux-là, ces gamins européens, chamailleurs, n’avaient que les parolaccie pour couplets
Gare de Casa voyageurs, je vais aux chiottes et, devant les lavabos, comme le sèche-mains est déglingué, un type qui vient de faire ses ablutions, sa prière et n’a pas encore remis ses pompes, se lisse les cheveux dans la glace en s’adressant à mon reflet :
Welcome to Morocco. Out of order, this is Morocco. Everything out of order. You should look around you and write everything you see if you want to benefit your journey !
l’homme ne croyait pas si bien dire : j’ai dans une poche un carnet à dessins, dans l’autre un bloc-notes, et je suis bardé de munitions – crayons, stylos, feutres et boîte d’aquarelle…
mais il faut d’abord écouter ces clameurs, s’imprégner de la nuit sans chercher à tout prix la couleur locale et se méfier de l’exotisme facile et de la tentation de l’anecdotique
ne pas écrire, donc, pas encore, ni dessiner mais laisser l’écho de la rue emplir le chaos de mon cerveau
tiédeur de l’air sous les ficus immenses
odeur des brochettes de foie qui grillent en pleine rue
les premiers passants croisés sont des Africains, venus du Mali, du Niger ou de Mauritanie : c’est donc bien le continent inconnu – l’Ifriqiya qui désignait autrefois la Tunisie et le Constantinois de mes ancêtres – qui commence ici et non pas l’Orient des romantiques ; à la même heure il neige en Egypte, Jérusalem subit les giboulées d’un conte de Noël et Istanbul doit grelotter dans lerüzgar, le vent qui déferle tout droit des steppes
Casa serait donc au nord de l’Afrique une des plaques tournantes des hommes-migrateurs ; touristes comme nous qui s’en vont chercher la mer allée avec le soleil ; exilés politiques et réfugiés économiques qui guettent une échappatoire ou s’acclimatent ici, faute de mieux, en attendant le sésame ouvre-toi d’une Europe forteresse
Casa, Casa – la maison, la case départ – drôle de diminutif pour une ville multimillionnaire
Rue Ibn Batouta on a détruit l’immeuble art déco qui menaçait de s’effondrer sur le tramway flambant neuf et silencieux qui ferait rougir de honte le tortillard verdâtre et sibilant de nos banlieues
On ne passe pas si facilement de la ville nouvelle à l’ancienne médina – il faut traverser un boulevard où les bagnoles déboulent à toute trombe, zigzaguer entre des motos pétaradantes
La rue est ici à tout le monde et faire dans cette foire d’empoigne enivrante la chasse aux Roms, aux mendiants, aux sans-abris comme on le fait chez nous n’aurait guère de sens
assis sur des nattes, des vieillards jouent de l’aoud et du qanoun dans un boui-boui crasseux – ils jouent pour le plaisir, pour apaiser la nuit, amadouer l’hiver et ce n’est pas pour réjouir les touristes : nous sommes les seuls à nous aventurer ici dans la nuit du solstice
happés par les cris et les couleurs qui débordent de l’ancienne médina,
c’est l’heure où se ferment les derniers rideaux de fer
chats lépreux et chiens errants montent la garde dans la poussière
des nuées de gamins déferlent sur notre passage – je pense aux gamins d’Istanbul qui dévalaient bras dessus bras dessous, l’air jovial, les ruelles de Karaköy en sortant de chez les putes
seuls sont restés les vendeurs ambulants qui se tiennent derrière leur charretées de fruits et de légumes – l’homme en djellaba qui nous sert des clémentines et les pèse a les mains calleuses et tailladées d’un montagnard, les phalanges fissurées, les ongles noirs
Et le lendemain, à midi, on constatera que des drames se jouent encore en pleine rue – un homme d’une cinquantaine d’année descend les marches d’un bâtiment, vient vers nous en se tenant les reins, suant sous son manteau, l’air épouvanté, les yeux fuyant l’éclat du soleil : « la gare de Casa Port ? la gare de Casa Port ? mon fils est mort à la clinique, mon fils est mort à la clinique et je n’ai pas d’argent », dit-il d’une voix désespérée, s’épongeant le front, et nous n’avons pour le consoler qu’une dizaine de dirhams à lui offrir et notre désarroi d’Européens qui ne connaissent la mort qu’à travers les écrans ; il gémit, fourre son mouchoir dans sa poche, franchit la chaussée inondée de soleil, affolé comme un lièvre aveuglé, se gare des bagnoles qui le klaxonnent, court vers le très haut mur blanc d’un jardin public, s’appuie, à bout de souffle, se penche, on croirait qu’il va vomir ; le temps de retourner vers lui, il est déjà loin dans la douleur la plus nue, cherche son chemin à tâtons dans le tintouin de la rue, s’adresse à des passants qui lui montrent du doigt la gare, là-bas, dont on voit, si blanche dans le ciel trop bleu, la tour d’horloge dépasser la canopée de pins – un instant, j’ai pensé à l’incipit en coup de poing de l’Étranger, pensé que nous étions condamnés, nous, à devenir face à la mort, face à la vie, des étrangers…
Car, ici, la mort et la vie rôdent encore côte à côte, le passé n’a pas été enfoui, la mémoire dont nous faisons tant de cas est inutile
rien ne sert de creuser, les villes sont des archipels bordéliques et non pas le parfait feuilleté de strates historiques que nous connaissons – si, d’une île à l’autre, des rues et des portes laissent passer leurs courants d’hommes et de marchandises, des remparts se dressent partout – remparts de sable, remparts de pierre, remparts des grands boulevards et des ersatz de gratte-ciel qui se dressent en vain contre le bleu sans nuage
si bien que tous les styles et toutes les époques cohabitent dans cette Casa mosaïque – le Moyen-âge odoriférant, tortueux, labyrinthique et les vitrines aseptisées du nouveau siècle
mais Casa est une ville trop plate et trop grande, qui manque de perspectives et de charme – rien à voir avec Porto, Marseille, Istanbul, Gênes ou l’idée qu’on se fait d’Alger ; on penserait plutôt à Lima qui s’étale ainsi en bordure d’un océan trop vaste ; à Lima, oui, qui est elle aussi compartimentée, faite d’îles mal reliées entre elles –
ancienne médina
zone portuaire
ville nouvelle
nouvelle médina
universités
oasis
et, non loin de la corniche, le quartiers des affaires où pavoise le luxe international à deux pas des banlieues huppées – gated communities pour gens roulant en 4x4 noirs, vitres teintées, avec des barbelés pleins les rêves et des caméras de vidéosurveillance dans la cervelle pour les protéger de la marée montante des bidonvilles
Casa n’invite pas à la flânerie, ce n’est pas une ville qu’on aime ou dont on s’éprend, c’est une ville qui vit à toutes blindes, qu’on arpente en tous sens, qu’on veut fuir et qui nous rince – à cinq heures du soir, quand, assis sur la terrasse d’un café, au quartier des Habbous, on respire enfin en sirotant un thé à la menthe dans la paume du soleil, la honte nous chauffe un peu les joues d’être venus chercher ici de l’exotisme, dans ce quartier des extrêmes, ce petit Maroc miniature – où le bunker royal, invisible, inaccessible comme le château de Kafka se dresse à l’aplomb du souk médiéval, et l’on entend dans le vent d’hiver les immenses drapeaux rouge sang qui claquent sur leur hampe tandis que toute la ville s’installe devant la télé, communiant dans l’angoisse du match de foot
le Raja joue ce soir la finale de la coupe du monde des clubs contre le Bayern
On reviendra cette nuit à l’hôtel, épuisés, et toute la ville se couchera avec les poules et à défaut de cuite une bonne raclée,
les rues se vident, les couloirs de l’hôtel sont déserts ; on aura cherché en vain les touristes – on nous avait pourtant prévenus : le Maroc l’hiver, vous verrez, c’est plein de touristes
Où sont-ils, les touristes ? La réponse viendra de Mohammed, le vendeur de shit, longiligne, rieur, en babouches, qui nous alpague à la sortie de l’ancienne médina et nous mène, à travers un lacis de venelles et d’escaliers, dans son repaire encombré de bibelots et capitonné de coussins. Devant la télé qui retransmet le match de foot, la tournée de joints commence, histoire de goûter à l’or brun du pays. Mohammed n’a pas de kif mais du shit, du bon, du vrai, qui s’effrite sous ses doigts et noircit sous l’étincelle de son regard et la flamme de son briquet. « Soyez les bienvenus » dit-il dans un français radieux, quand on lui raconte que c’est notre première fois au Maroc. Le cours abrégé de géographie peut commencer :
Tanger – attention danger !
Casa – c’est ma case à moi !
Essaouira – oui ça ira !
Agadir – rien à voir, rien à dire !
Marrakech – arnakech !
Tous les touristes sont là-bas, nous dit Mohammed. On lui demande alors si ça vaut le coup d’aller à El-Jadida. Réponse laconique : c’est bien l’été. Et Azemmour ? Réponse on ne peut plus simple : un vrai bijou ! avec le geste entre le pouce et l’index et un claquement de lèvres, comme s’il nous parlait d’une femme.
Le choix est fait : nous irons à Azemmour et pour la suite, che sara sara.