Entretien avec Gilles Weinzaepflen | Maël Guesdon
Maël Guesdon : Comme votre précédent livre Noël Jivaro, Soleil grigri est composé de quatre sections. Elles se rattachent à des formes littéraires très variées : un récit de voyage (« Quart vide »), de brefs poèmes en vers (« Pivot Kinski »), une série de textes en prose (« Le printemps s’appelle reviens ») et le portrait fragmentaire d’un père disparu (« Salut voilà »). Comment avez-vous, durant l’écriture du livre, pensé l’articulation de ces différentes sections ? Comment s’est construite la composition d’ensemble de l’ouvrage ?
Gilles Weinzaepflen : Noël Jivaro rassemble 10 années d’écriture (1994-2004). Avec Soleil grigri, nous sommes sur la période 2004-2015. Ce qui m’a semblé important ici, c’est d’observer les « voix » que j’habite pendant le temps de l’écriture, puis d’assumer leur éclatement en offrant à chacune un espace du livre. En juxtaposant ces élans divergents voire contradictoires, j’ai voulu exprimer une réalité qui m’est propre, revendiquer une certaine mobilité sans craindre d’aller à l’encontre du principe qui fait de l’unification de la voix, un préalable à l’écriture et au désir de livre.
Quelques semaines avant sa mort, Paul Otchakovsky-Laurens m’a écrit à ce propos qu’il ne trouvait pas de « point de rencontre stable » dans Soleil grigri. Cette expression me semble d’une incroyable densité. La mort de l’éditeur, alors qu’il était lui-même en voiture, dans l’instabilité du voyage, en a fait pour moi une sorte d’épitaphe. Comme si derrière ces mots, il y avait une définition possible de la vie, qui serait la recherche d’un point de rencontre stable avec soi, avec les autres, le monde qui nous entoure.
Je joue de l’éclatement dans Soleil grigri, non pas pour me perdre ou perdre le lecteur, mais parce qu’il y a bel et bien « une » voix, que celle-ci est suffisamment stabilisée pour me permettre d’expérimenter des modulations. Celle qui s’exprime dans la section « Pivot Kinski » me sert de camp de base depuis longtemps. Elle descend en droite ligne d’un texte qui m’a permis de me situer comme poète il y a 25 ans : « L’égalité des signes ». Je reste fidèle à sa forme brève associée à une contrainte née de l’écriture elle-même, dans une autogenèse. Mon rôle consiste à déjouer celles qui m’habitent : 75% du livre vient de là.
« Quart vide » s’organise autour d’une description de photos d’un voyage au Yémen avec un non-voyant. La contrainte spécifique de ce voyage réalisé dans ma jeunesse, verbaliser et conduire, devient poétique : le lecteur circule dans un texte où des photos non reproduites dans le livre lui sont décrites. Il fait une expérience proche de la cécité et devient lui aussi, un voyageur aveugle. « Salut voilà » interroge la dimension fictionnelle de la mémoire : en combien de souvenirs « tient » celle d’un proche disparu ? La contrainte numérique suscite un corpus de 27 poèmes qui constituent un « personnage » n’ayant plus vraiment de rapport avec la réalité de ce que fut le disparu du texte, mon père. Dans la section « Le printemps s’appelle reviens », je prends un tout autre cap et donne libre cours à mon goût de raconter des histoires, brisant certaines logiques du discours comme la relation signifiant-signifié ou le lien associant événement et sens.
À défaut d’être expérimentale, l’écriture de Soleil grigri est une série d’expériences pouvant modifier (ou non) les croyances du lecteur à l’égard du signe.
Maël Guesdon : Vous êtes poète mais aussi musicien et cinéaste. Comment s’articulent dans votre travail ces différentes pratiques ?
Gilles Weinzaepflen : Je suis devenu réalisateur parce que poète et musicien. Mon premier film documentaire est un portrait du compositeur électronique Jean-Jacques Perrey (Prélude au sommeil, 2008). Le second présente un regard subjectif sur le champ poétique contemporain (La Poésie s’appelle reviens, 2011). Les deux films sont visibles sur Youtube. Je termine actuellement le troisième intitulé Le Liseré vert. Il s’agit d’un jeu de piste le long de l’ancienne frontière franco-allemande de 1871, dont j’arpente la géographie et la mémoire. Dans ces trois films, il s’agit à chaque fois de rompre un silence, et faire connaître.
Le travail de l’image est venu assez tard, passé 40 ans. Comme j’ai commencé par sortir des disques avant de pouvoir publier un livre, j’ai cru bon de maintenir étanche la frontière entre les disciplines. Rien de pire que la confusion poésie - chanson. Ce cloisonnement m’a permis de chercher, trouver puis stabiliser une voix dans chaque domaine de création, à partir de laquelle entreprendre un travail séparé, que j’espère évolutif.
Maintenant que du temps a passé, des croisements sont possibles, les cloisons bougent.
J’ai constaté que les signes se travaillent avec des outils similaires. Même si ceux-ci ont des prérogatives différentes, une circulation est possible, elle permet l’enrichissement d’un champ par un autre. Le poète que j’essaie d’être montre au musicien comment se servir autrement de l’outil « couper ». Le musicien montre au cinéaste comment réaliser un shunt que le langage filmique traduit, en lui donnant une aura différente, fondu au noir. Une compétence développée dans un domaine peut donc être exercée dans un autre, en introduisant des variantes.
Je parle ici de technique. Tout le reste, c’est à dire l’essentiel, relève d’une forme de mystère : pourquoi quelque chose se dit, par le son, la parole, l’image.
Maël Guesdon : La perception des formes dans leur instabilité, en mouvement ou « gagnées par le flou » traverse les différentes sections du livre. L’observation que cette instabilité requiert est thématisée dès la première partie qui se construit, sous la forme de l’enquête, autour du compagnonnage avec un non-voyant, et « l’incessant devinement des ombres ». Elle se transforme ensuite dans la circulation à la fois méthodique et arbitraire des signes et des logiques du discours ainsi que dans la dynamique des surgissements à l’écran de Klaus Kinski ou dans la description d’un personnage à travers quelques bribes mémorielles. Soleil grigri poursuit, en ce sens, le travail inauguré dans Noël Jivaro sur le lien (distordu) entre le signe et son contexte (d’énonciation). Mais il semble que l’accent, le « pivot » se soit légèrement déplacé, passant de l’onde ou de la fréquence (dans Noël Jivaro) au cliché, à l’instantané, au « rêve de photographie » (dans Soleil grigri). Comment percevez-vous ce pivotement ? Ces deux accents correspondent-ils aux deux facettes de la même « égalité des signes » ?
Gilles Weinzaepflen : Dans mes débuts en poésie, j’ai d’abord tenté de remettre de l’ordre dans ma langue et sans doute en moi-même, à partir du rythme, des sons. C’est l’époque où je vivais à Marseille, au début des années 1990. J’ai commencé par développer une familiarité avec les signes, avant de me sentir suffisamment en confiance pour les mettre en mouvement par un réinvestissement du réel. Pendant ces années d’apprentissage, j’ai pris conscience de ma liberté et de mes limites. Face au flux qui menaçait ma parole, l’instantané s’est imposé pour ralentir, revenir à l’observation et à une forme de contemplation.
La section « Quart vide » de mon livre est la traduction du terme arabe Rub al-Khali, qui est le nom du désert saoudien. C’est aussi le titre d’un très beau film de Raymond Depardon (Empty quarter), dans lequel le narrateur voyage avec une femme pour qui il éprouve une passion sans retour. Cet amour non partagé est un poison é-vidant : privé de corps et de coeur, le désir tournoie sur lui-même comme un signe malade, contaminant tous les autres, le paysage, les hommes croisés sur la route. La poésie assume dans ce film une mission de sauvetage. Cela passe par les paroles de Depardon en voix off et le montage de Franssou Prenant, actrice et monteuse du film. Le « montreur de signes » et sa collaboratrice s’en vont au désert du signe, afin d’opérer un retour poétique à la vie que l’oeuvre réalise.
Je crois à des allers retours entre les moments du signe, de la plénitude à l’épuisement. Dans les Évangiles, le Verbe de Dieu qui est signe divin, ne gagne en hauteur que par un abaissement dans les péripéties du corps. C’est en prenant en charge la mort elle-même, qu’il redonne vie au signe déchu qu’est le corps : le sien, celui des hommes. De son côté, si le poète prend en charge la mort du signe, son dérèglement, ce n’est pas pour s’y complaire, mais pour le remettre en circulation après un travail de dépollution vivifiant.
Le signe malade contamine la nature. Ce que l’on constate aujourd’hui du point de vue écologique est né dans le langage, dans certains choix et agencements qui détruisent. L’écologie, la responsabilité, la durabilité : des termes qui ne concernent pas seulement la nature. En travaillant à la sauvegarde et au relèvement du signe, je crois que le poète participe à celui de la nature. En effectuant une photographie-radiographie du langage à un instant donné, il est en mesure de repérer les symptômes et envisager une méthode de guérison poétique, qui lui appartient. C’est un travail infiniment précieux et responsable.
Maël Guesdon : Au cœur de ces déplacements, quels rôles jouent, dans Soleil grigri, les noms propres et les marques ? Alors même que ceux-ci se présentent souvent comme des référents décalés, un certain nombre d’expressions ou de noms communs sont personnifiés et interagissent dans des situations concrètes – La Seconde Guerre Mondiale qui achète par exemple un bâton de réglisse à la boulangerie ou la poésie qui se rend à la campagne pour respirer le bon air. Comment concevez-vous ces retournements ?
Gilles Weinzaepflen : Les noms propres et les marques échangent leurs prérogatives : c’est ce que l’on observe dans la société. Ce qui est mis en circulation dans la marque, à côté d’une production et d’une qualité, c’est la quantité de fiction inscrite dans le nom, sa valeur marchande. Ce glissement du nom vers la marque s’observe partout : le sport, la culture, le tourisme. Il suffit de voir ce qui se passe devant certaines oeuvres d’art ou certains paysages que les visiteurs ne regardent plus mais photographient parce qu’ils sont devenus des emblèmes. Devenu emblème, le nom peut être possédé. La marque permet de s’approprier des essences.
Une fois possédé, le nom perd toute opacité et profondeur, il se met à flotter dans l’air comme un sachet de plastique vide dont on observe les balancements absurdes et les contorsions. C’est cela que l’on photographie et achète.
Ce que je cherche à faire dans ces poèmes, c’est mettre en scène ces enveloppes vides qui circulent dans la langue. La Seconde Guerre Mondiale ne renvoie plus à un conflit, elle est un enfant innocent qui achète des friandises dans une boulangerie. La poésie blessée et le poète compatissant sont des personnages sortis tout droit de la parabole du bon Samaritain. Pierre Boulez n’est pas un compositeur, mais un beauf qui regarde la télé et boit des bières en famille.
L’égalité des signes peut signifier leur épuisement. Le nom est devenu parfaitement égal, c’est à dire absolument nul. Une part du travail de la langue vivante produit des effets régressifs et évidants : jeter un déchet dans le bac dédié fait de moi un être responsable. Responsable : nouvelle baudruche qui flotte dans le néant des signes.
Maël Guesdon : Comme son titre l’indique (« Le printemps s’appelle reviens »), la troisième partie du livre donne une place décisive mais ambigüe à la répétition. Quelle fonction tient-elle dans les associations d’images et de registres que construit le livre ? Permet-elle de mettre en variation les alternatives qui composent « Le printemps s’appelle reviens » (pensée riche ou pensée profonde ; fonder une famille ou la poésie ; tuer ou faire un geste ; mettre des contraventions ou acheter des kebabs…) ?
Gilles Weinzaepflen : La répétition me permet de créer l’espace suffisant pour développer et renforcer le postulat du poème par des ajouts successifs et des variations. Comme ce postulat est généralement déviant, la répétition a pour but de faire passer le lecteur de la contestation à l’acquiescement, sans qu’il s’en rende compte. Si je choisis de donner à un cowboy un nom de livre plutôt que Bob, la répétition de ce nom finit par l’installer dans sa conscience et valide ma décision d’auteur. L’enchaînement du discours permet d’oublier la gêne initiale et le doute causé par un tel choix. Le lecteur s’habitue puis valorise ce dérangement qui peut-être lui apportera du plaisir, ou un savoir neuf.
La répétition est un accessoire indispensable pour assoir la folle propagande que développent ces poèmes.
Comme vous l’avez remarqué, elle me permet aussi de créer un balancement entre des prérogatives absurdes. L’alternative devient un dilemme impossible à résoudre. Cependant un choix finit par s’opérer, le plus souvent aberrant. Ceci permet d’exprimer quelque chose du fragile bricolage existentiel avec lequel chacun tient (debout) et tente de faire tenir debout.
Le printemps du titre se répète, lui aussi. Cette saison du « primus tempus » qui revient est celle d’une restitution du monde par le nom. Mais le monde remis en circulation par le langage est inutilisable, la nomination erratique a égaré le sens. Le sentiment de puissance que confère le pouvoir de nommer fait ici du langage une machine décalibrée, dans laquelle les signes ne font plus du tout signe.
Dans un vers de la Genèse, Dieu révèle son appétit poétique en demandant à l’homme de nommer : « Et Dieu, qui avait formé à partir du sol tous les animaux des champs et tous les oiseaux du ciel, les fit venir vers l’homme pour voir comment il les appellerait. » Le printemps du nom a valeur de recommencement. Re-nommer, c’est nommer à nouveau pour rendre au signe sa plénitude. Comme le dit David Fenech, un ami musicien avec qui je collabore en lecture, parler c’est improviser. Improviser, nommer une seule fois : c’est ce que fait la poésie. À l’inverse, la répétition qui met la parole en scène est le commencement du mensonge.
Maël Guesdon : Les premières pages de "Quart vide" ont été publiées en 2016 sur Remue.net. Les deux versions (celle du livre et celle publiée en revue) diffèrent légèrement, par exemple en ce qui concerne la ponctuation des dernières phrases des deux premiers paragraphes. À quoi correspondent ces transformations et, plus généralement, quel est votre rapport aux revues ?
Gilles Weinzaepflen : Ce moment de fragilité qu’est la création d’une oeuvre est un moment privilégié pour rapprocher le poète de son public. Donner à lire ou entendre un travail en cours, la formation d’une voix, un fragment, est une mission souvent assumée par les revues. Ce travail est d’autant plus nécessaire que la poésie fait de plus en plus peur et que la peur engendre le rejet. L’inaboutissement d’une oeuvre est un chemin vers l’autre.
Les premières pages de « Quart vide » ont été publiées sur Remue.net dans une version de travail. Vous avez finement observé des variations entre les deux versions, notamment des changements dans la ponctuation. Ces modifications résultent parfois de la lecture orale, qui révèle un problème imperceptible à l’écrit. Dans ce cas, l’oral l’emporte. Ma conception du travail poétique est d’arriver à cet infinitésimal, à une pesée de chaque mot, chaque signe, le risque étant le travail sans fin et l’agacement des éditeurs. Pourtant, la responsabilité poétique, je la situe là : ni boulimie ni vomissures, ni détritus ni restes. Juste le peu, et que ce peu, si possible, demeure. Pour la nature.