Eric Pessan | La disparition

Cette image, je l’ai prise début janvier 2014. Passant devant ce petit parc, j’ai vu ce banc déserté. Puis, après quelques pas, j’ai fait demi-tour, j’ai attendu quelques instants. Et j’ai pris cette image. Un peu inquiet, un peu terrifié. Et plus tard, un peu amusé me rendant compte que l’image (celle vue, celle prise) était une surface de projection. Ce qui avait vacillé en moi était l’idée de la disparition. Parce que j’ai toujours été très ébranlé et inquiété par les chaussures laissées dans la rue, souvent au bord d’un trottoir, par les vêtements étalés dans l’absence des corps sur d’autres trottoirs ou routes des villes. Mais l’on pourrait sans doute envisager d’autres interprétations, d’autres chemins d’imagination...
J’ai donc soumis la photographie autour de moi à différents auteurs avec comme proposition la saisie libre de cette image. Voici donc une variation d’écriture et de lecture.

Sébastien Rongier


Eric Pessan | La disparition



Le jour où le dernier éditeur renonça à publier le dernier roman ; ce jour où l’internet avait fini par délaisser la lenteur des mots et des narrations pour la rapidité des vidéos et des effets spectaculaires ; le jour où les hommes – toujours plus pressés, toujours plus avides – s’insurgèrent contre la lenteur de la littérature et préférèrent recevoir leur dose d’émotions, de chocs, de rêves, de désirs, de sexe et d’évasions en quelques secondes d’un shoot visuel et sonore ; ce jour où les gouvernements décidèrent de retirer la littérature de la liste des enseignements sous prétexte de céder aux demandes d’allègements des rythmes scolaires et de favoriser ainsi la performance et la réussite des écoliers – ce fameux jours où la réforme ne fut que très marginalement critiquée par une infime minorité de vieux professeurs nostalgiques ; le jour où la dernière bibliothèque fut recyclée en salle de jeu et où le dernier livre fut transféré derrière la vitrine blindée d’un musée des Arts et Traditions d’Autrefois ; ce jour-là précisément une boîte à chaussure rouge, un vêtement bleu et un sac blanc furent trouvés sur un banc.
Rien n’expliquait leur présence.
Ce rien provoqua un scandale.
Le scandale secoua l’espace social, se propagea en ondes souterraines, puis fut dans toutes les bouches et toutes les consciences.
Dans un monde où les distractions propulsaient les individus vers la vitesse, voici qu’une image fixe provoquait la stupéfaction.
Que s’était-il passé sur ce banc ? Et pourquoi les vêtements, la boîte, le sac avaient été oubliés ?
Bientôt, des rumeurs circulèrent. Des théories naissaient çà et là, visant à expliquer la disparition autant que l’apparition des reliques. Quelqu’un imagina une histoire. Quelqu’un d’autre – insatisfait de cette histoire - en broda une autre.
Il était clair que la présence des objets abandonnés sur le banc autant que leur usage liés à un corps absent nécessitaient l’invention d’une histoire, sans cela ils demeureraient dans les consciences comme une béance, comme une plaie à jamais entrouverte.
Bientôt, plusieurs blogs renouèrent avec l’écrit. Il s’agissait de dire ce qui avait bien pu se produire sur ce foutu banc ; et un livre paru, à tirage timide, vite épuisé, constamment réédité dans des proportions considérables. Puis un second, un troisième et – dans la foulée – un quatrième livre fut édité qui parlait de tout à fait autre chose mais qui connut un succès similaire.
La disparition du banc fut enseignée en fac, les étudiants de sciences dures voulaient percer le mystère, ceux de sciences humaines s’accordèrent à détailler la beauté des hypothèses ; plus jamais le besoin d’histoire ne fut démenti.

Eric Pessan

On retrouve l’ensemble des contributions ici.

23 janvier 2014
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