Extrêmes et lumineux, de Christophe Manon
De Christophe Manon a paru Extrêmes et lumineux, aux éditions Verdier, en août 2015. Ce roman s’est constitué depuis ce qui s’était entamé, avait pris sa première forme, durant cette résidence de l’auteur à la bibliothèque Marguerite-Audoux en 2011. Le livre en est à la fois une re-constitution, un achèvement et la continuation de ce chemin d’écriture. Chronique par Guénaël Boutouillet ci-dessous (également parue sur le site materiau composite).
« (…)
prochant prudemment de son passé tel un archéologue qui fouille et retourne la terre à la recherche de vestiges ou de menus indices, interrogeant dans un ressassement insensé les couches superposées du temps afin de remonter à sa surface d’infimes trésors ou de petites reliques privées qui n’ont de valeur significative que pour celui qui les exhume, découvrant que des pans entiers de l’édifice se sont écroulés, ont été endommagés ou irrémédiablement détruits comme à la suite d’un bombardement ou d’une terrible catastrophe, ce phénomène, outre l’érosion naturelle et communément partagée par chacun, étant très certainement en corrélation avec l’usage abusif et combiné de psychotropes et de boissons alcoolisées, mais peut-être aussi ayant des causes plus profondes, plus secrètes et par conséquent plus difficiles à élucider, se retrouvant donc, malgré ses laborieux efforts, avec un corpus composé d’une série de moments sans cohérence chronologique, sans lien logique entre eux, comme morcelé et suspendus dans le vide, arbitrairement reconstitués et qu’aucun fait tangible ne permet de confirmer, oscillant dans un espace intermédiaire entre la réalité et la fiction : morceaux de gestes figés et d’objets sans suite, questions dans le vide, phrases inachevées, séquences sans début ni fin, instants désordonnés, série discontinue, mobile, fuyante, de différentes péripéties, scènes d’autant mieux gravées dans la mémoire qu’elles sont insignifiantes, fragments dépareillés dont les bords incertains ne s’adaptent pas les uns aux autres, épisodes confectionnés et arrangés en associations fortuites ou saugrenues dans une écriture qui change, bifurque, se retourne, maquille, altère, invente, amplifie ou atténue, certains détails comme exagérément grossis par un effet de loupe tandis que d’autres sont inexplicablement confus ou inexorablement effacés, les visages demeurant par exemple pour la plupart indistingables et flous, comme recouverts d’un léger voile transparent ou enveloppés d’une sorte d’émanation vaporeuse pareille à une aura ; (…) »
Difficile de couper, dans ce texte, ou plutôt : difficile de ne pas se conformer aux coupes telles que les a élaborées l’auteur.
En effet, ce roman de fragments, premier du poète Manon (poète dont j’ai souvent parlé par-ci ou par-là, roman dont remue.net avait publié les prémisses), est d’emblée extrêmement frappant dans son apparence, régi par une structure singulière – laquelle, on le verra, est autant la marque de ce saut, de cet aller vers l’ampleur dont Extrêmes et lumineux est le résultat, que la conséquence logique d’une évolution de son phrasé poétique durant ces dernières années. À la fois résultante et continuum, cette machine de mémoire et de langue fait roman, sans rien amoindrir de cette douce puissance constitutive de la poésie de Christophe Manon.
Construit en fragments incomplets, débutés et clos au milieu d’un mot (et ce sont ces mots coupés qui font jonction entre chacun des fragments dissemblables), le livre parcourt une mémoire – des mémoires : moments d’ivresse, de violence, d’extrême sensualité, photos de groupe dont on ne sait plus les noms des sujets, versos de cartes postales sans lien familial nommé…Le point de vue est d’enquête, comme les éléments d’Histoire, récurrents, d’un théâtre ambulant qui fit la gloire familiale avant dispersion et mise au clou, semblent en attester.
Mais l’enquête elle-même n’annonce ni son objet ni sa méthode, elle les cherche en les formulant. C’est comme d’ouvrir un coffre, au grenier, d’y trouver des archives, en leur désordre initial, et de s’y perdre en tentatives de classement qui toutes successivement s’annulent dès qu’une autre piste, une nouvelle possibilité, surgit : car c’est ce regard rétrospectif seul qui confère à l’archive son statut : ce qui s’amoncelle dans un coffre (dans une mémoire), c’est du tout-venant, de la vie même, de l’en-cours : quel album-photos familial saurait n’être pas incomplet ?
Composé d’une seule phrase, ourlée de méandres, innervée de boutures, d’embranchements, de reprises, d’hésitations (les ou bien abondent), d’une étrange évidence, le texte joue de tous les ressorts rythmiques (voire typographiques, comme dans l’usage de ces blancs qui rapiècent les monologues intérieurs) pour unir ces contraires, assumer allègre cette dimension quasi-oxymorique, apparemment paradoxale, annoncée dès son titre : certes l’adjectif extrême ne constitue pas le contraire de lumineux, mais leur association est contre-nature autant qu’évidente dès qu’inscrite par Manon.
C’est aussi toute l’efficacité de cette structure formelle qui opère : la coupe est nécessaire, pour retrouver un semblant de souffle, sans que cesse le vertige – mais l’ourlet fait au sein même du mot final vous relance aussitôt, lecteur, dans la nouvelle direction prise : vous vous dirigez en ces méandres, avec une implacable lenteur, comme en un jeu de plateformes hypnotique, opiacé.
Ce principe de coupe, annonçais-je, est continuité de sa poétique, de son geste – et notamment la lecture publique, telle qu’il l’a envisagée ces dernières années, augurait cette chute en milieu de phrase : des extraits de l’éternité ou de qui-vive (deux livres essentiels, parus au dernier télégramme, reconsidérés rétrospectivement comme pièces d’un même cycle ), audibles sur remue.net, produisait un effet extrêmement singulier, un appel, une coupe brutale autant que la nécessité de relance. Sans en être le décalque, puisque les fragments sont bien plus longs ici, que ne l’étaient ses paragraphes-poèmes, cette structuration en est une rémanence – et témoigne de cette si fertile ambiguïté.
Le miracle si particulier de ce livre magnifique, c’est de parvenir à cheminer dans cette étrange indétermination. D’énoncer du collectif, sans nous, ni je : ce tombeau-là, ces fantômes, ces aïeux, sont nôtres : leurs vies minuscules leurs sont restituées dans leur unicité, en même temps qu’anonymisées pour nous être offertes.
Et le chemin, réel ou fictif, emprunté par le narrateur Manon dans ses archives, concrètes ou imaginaires, est ainsi rendu nôtre.