Franco Moretti : Atlas du roman européen (1800-1900), essai
Une centaine de figures (cartes et légendes) occupent les deux tiers de cet Atlas du roman européen (1800-1900) que l’occurrence actuelle des mots « Europe » et « européen » a donné idée de relire ce week-end. La majorité ont été conçues par Franco Moretti, à lire et relire les romanciers du XIXe siècle. Elles n’illustrent pas le texte, elles forment les piliers de sa recherche : « comment la géographie réussit à engendrer le roman de l’Europe moderne ».
En voici quelques-unes :
Figure 10. Le villain et l’Europe. La carte indique la provenance ou la destination du villain dans le roman anglais du XIXe siècle, ainsi que les lieux où se produisent des événements particulièrement catastrophiques. Bien que la France soit clairement la source des maux qui affligent le monde, la carte sous-estime en réalité son rôle narratif, en partie parce que ce pays n’est pas toujours mentionné explicitement (comme dans le cas du « pays étranger » où est exilée Maria Bertram), et en partie parce que les sentiments anti-français sont souvent exprimés d’une autre manière - par le biais de la physiognomonie, par exemple, ou du langage (les villains adorent le français : Carker, dans Dombey et fils, « parle français comme un ange »).
On notera également avec intérêt que tous les « mauvais » choix érotiques des romans de formation anglais concernent une femme de nationalité française (Cécile Varens dans Jane Eyre, Laure dans Middlemarch) ou qui a en tout cas reçu une éducation française (Flora McIvor, Blanche Amory, Dora Spenlow, Estelle). Résister à la séduction de Paris devient un rite de passage fondamental de la jeunesse anglaise.
Figure 11. La géographie des idées dans le roman russe. [...] cette figure révèle une sorte de division du travail intellectuel à l’échelle européenne, qui rappelle la thèse célèbre sur les trois sources du marxisme : l’économie politique provient de l’Angleterre, avec ses impitoyables conséquences (a)morales ; l’utopie radicale de la France, ainsi que la violence qui l’accompagne souvent ; l’athéisme philosophico-scientifique de l’Allemagne. La seule vraie exception est la parabole du Grand Inquisiteur, dans Les Frères Karamazov, qui est située à Séville (mais qui fut probablement inspirée par Don Carlos de Schiller).
Figure 42. Le Paris de Zola. Les romans parisiens de Zola sont en général circonscrits à des espaces étroits, ses limites ne sont franchies que dans des circonstances exceptionnelles (le mariage de L’Assommoir, l’entretien de Lisa au Palais de Justice dans Le Ventre de Paris) ou au péril de la vie (Nana, au Grand Hôtel ; les coups de feu sur le boulevard Montmartre dans Le Ventre de Paris ; Coupeau, dans L’Assommoir, qu’on repêche dans la Seine au Pont-Neuf et qui meurt à l’hôpital Sainte-Anne, près de Montparnasse). Cette immobilité n’est remise en question que dans Nana, qui ne se déroule d’ailleurs pas dans un espace social homogène, mais à l’intersection de la haute bourgeoisie, de la prostitution et du théâtre. (La maison de Nana, rue de Villiers, reste néanmoins hors des limites de cette carte, à une certaine distance du quartier de la haute bourgeoisie, à la Chaussée d’Antin.) Nana avait d’ailleurs déjà été la protagoniste des principales transgressions spatiales de L’Assommoir, d’abord près de la rue du Caire, puis sur les boulevards.
L’absence de mobilité urbaine a un double : les fréquents et lointains déplacements des êtres humains et des choses. Le grand magasin claustrophobique d’Au bonheur des Dames, par exemple, doit son triomphe aux marchandises importées d’une douzaine de pays européens et asiatiques, tandis que la Banque universelle de L’Argent spécule, avec un long rayon d’action, en Méditerranée et au Moyen-Orient. Le panorama international est très importanrt dans Nana (laquelle se rend en personne en Égypte et en Russie) et il prend une forme sinistre dans Le Ventre de Paris, avec l’exil de Florent à Cayenne.
Les deux premiers chapitres étudient « l’espace dans la littérature ».
Chapitre I : Roman et État-nation. Hériter de son père et gérer un domaine foncier ou s’expatrier pour faire fortune, voyager pour s’instruire ou s’exiler pour échapper à la prison, oui, mais dans quelle direction, vers quelle ville, quel pays, quel continent ? Sur quelle route, quel chemin l’aventure surgit-elle, où conduit-elle ?
Chapitre II : Récit de deux villes : le Paris de Balzac, Flaubert, Zola ; le Londres de Jane Austen, Dickens, Conan Doyle. Faire carrière par la profession ou par le mariage, déménager pour fuir un créancier ou rejoindre l’objet de sa passion, oui, mais dans quel arrondissement, vers quel faubourg, quel quartier ?
L’auteur dresse une géographie narrative des trajets quotidiens et des itinéraires exceptionnels, des déplacements fortuits et des exils définitifs, des rapts amoureux et des voyages d’affaires, des ambitions de ceux qui partent et des frustrations de ceux qui restent, à la fois fortement ancrée dans la réalité de son temps et parfaitement imaginaire. Où demeurent les personnages des romans ? quels désirs d’ailleurs dictent leur choix ?
Le mélange de lieux réels et de lieux imaginaires qui est si typique du roman moderne répond-il à une logique ? Peut-être les uns et les autres remplissent-ils une fonction narrative spécifique ? C’est-à-dire : y a-t-il des événements qui tendent à se produire dans les lieux réels et d’autres dans les lieux imaginaires ? Il est trop tôt pour répondre, mais l’œuvre de Jane Austen suggère sans aucun doute que les lieux imaginaires sont particulièrement adaptés au happy end, avec sa fonction de rassurer symboliquement. À l’opposé, combien plus pessimistes sont les conclusions du roman, tant les espaces imaginaires y deviennent rares, ou même inexistants (Balzac, Zola).
Le troisième et dernier chapitre est consacré à « la littérature dans l’espace », l’espace historique qui assure, entre autres, la traduction et de la diffusion des romans.
Soit les Buddenbrook. Ce roman de Thomas Mann, écrit en 1901, n’est d’abord traduit que dans l’Europe nord-orientale et aux États-Unis (1924). Il faut attendre 1929 (année du prix Nobel de son auteur) pour qu’il atteigne Tel-Aviv (1930), puis le Japon et la France (1932), l’Espagne (1936), le Portugal (1942), etc.
Ces descriptions, menées avec entrain, sont ponctuées de six Interludes théoriques dans lesquels Moretti étudie les interactions entre les lieux et les différents types d’histoires et de personnages.
Dans « Espace et style » il aborde le thème de la frontière. Chez Walter Scott et Pouchkine, remarque-t-il, plus on approche de la frontière, plus nombreux sont les personnages. « Et ils tendent aussi à apparaître dans le même ordre : avant la frontière le personnage comique, et au-delà le personnage tragique [...] Les personnages comiques sont en général liés à ces espaces géographico-sociaux qui se soumettent au nouveau pouvoir central sans trop de résistance ; les personnages tragico-sublimes, aux espaces qui refusent de se plier et qui seront donc complètement détruits. »
« Géographie de l’intrigue » raconte la façon dont le récit a abandonné la « topographie enchantée du conte » pour la géographie urbaine politiquement et socialement structurante du roman.
« Histoire du Tiers » évoque comment, en ce XIXe siècle, le conflit binaire, moteur convenu de toute intrigue, qu’il soit posé entre justes et méchants, hommes et femmes, propriétaires et non-possédants, ville et campagne ou colonies, cède la place à la médiation par la constitution d’un espace commun, la ville, auxquels les deux forces en présence ont simultanément accès et où elles se mêlent, sinon se fondent.
On n’aura donné ici qu’un court aperçu de la richesse, de l’intelligence et de l’érudition de cet ouvrage, de ses hypothèses critiques et questions historiographiques, de la diversité et du nombre d’écrivains et de romans cités.
On voyage dans chaque carte comme dans autant de cartes du Tendre romanesque, et on se sent singulièrement ému par les rencontres et les croisements qu’il met au jour ou propose, comme si dans un monde parallèle, le monde de la lecture (on pense souvent au regard cousin d’Alberto Manguel), Lucien de Rubempré, Sherlock Holmes, Renzo et Lucia, Pougatchev, Quasimodo, Nana, Kurtz et Auguste Dupin se rejoignaient et s’invitaient ensemble dans notre imaginaire illimité de lecteurs.
Atlas du roman européen (1800-1900) de Franco Moretti, traduit de l’italien par Jérôme Nicolas, a paru aux éditions du Seuil, dans la collection « La couleur des idées », en 2000.
Franco Moretti enseigne la littérature comparée à la Columbia University, New York. C’est son premier ouvrage traduit en français.
Illustration : Book (1968) de Philip Guston ©.
Extrait de Graphes, cartes et arbres. Modèles abstraits pour une autre histoire de la littérature de Franco Moretti, paru en 2008 aux éditions Les prairies ordinaires.