Françoise Ascal et Gérard Titus-Carmel, Des voix dans l’obscur
combien sont-ils
ils se bousculent se pressent s’amassent je ne parviens pas à les identifier leurs visages se confondent ils marchent interminablement certains portent une faux sur l’épaule ou un fusil d’autres poussent une brouette on ne voit pas leurs rides on ne sait pas leur âge sous des chapeaux de paille à large bord nombre d’entre eux sont des femmes tous avancent trébuchent se cognent aux pierres du chemin il faut tendre l’oreille longtemps pour capter leur souffle une buée à peine posée sur la mémoirela nuit je les héberge
ils gesticulent dans ma chair s’agitent dans ma bouche
surtout dans ma bouche
veulent prendre langue chaos de mots
sons brisés qui me brisentje n’existe que par intermittence quand ils consentent à s’assoupir
ce sont mes bourreaux
mes aimés
Une partie importante de ton travail d’écrivain naît de la collaboration avec des artistes de l’image, peintres, photographe. Comment se crée cette collaboration ? Commences-tu à écrire un texte en sachant avec qui il dialoguera ? Naît-il d’une rencontre préalable ou le dialogue le met-il au jour ?
Qu’il s’agisse de livres à tirage limité ou d’éditions courantes, chaque réalisation a son histoire singulière. J’ai expérimenté de nombreux cas de figure. Parfois ce sont les peintres qui m’ont sollicitée, d’autres fois j’ai conçu mon texte en amont mais avec l’idée qu’il recevrait un accompagnement plastique. Ce fut le cas pour Des voix dans l’obscur et pour le précédent Lignées. J’ai d’abord écrit les poèmes et dès l’origine, je n’envisageais pas d’autre compagnonnage que celui de Gérard Titus-Carmel, artiste dont je me sens proche depuis presque un demi-siècle ! Son obsession du motif, son goût pour le fragment, ses variations obstinées sur le végétal me rejoignent. Nos échanges ont confirmé cette complicité et permis qu’il travaille au plus près de mes textes.
Une autre voie, plus rare et plus difficile à mettre en œuvre, est celle du cheminement conjoint. Ainsi avec Yves Picquet avons-nous élaboré l’un de nos livres, L’Encre du sablier, en le faisant mûrir lentement, par étapes : visites à son atelier de ma part, dialogue et retours sur mon chantier d’écriture de sa part.
Il arrive aussi qu’un éditeur provoque la rencontre, supputant une possible collaboration (ainsi Calligrammes pour Si seulement avec le peintre Alexandre Hollan) ou bien encore que j’écrive à partir d’œuvres du patrimoine pictural comme je l’ai pratiqué dans Rouge Rothko. Mais le plus souvent, c’est la rencontre humaine, le goût du dialogue, la recherche d’une résonance qui sont primordiaux. Il faut qu’il y ait non seulement du désir de part et d’autre, mais de la nécessité. Ensuite le chemin s’ouvre et la forme s’impose assez naturellement.
L’univers qu’évoque Des voix dans l’obscur est à la fois végétal et animal. Du côté de l’humain, ce sont des traces et des voix, que tes poèmes donnent à voir et à entendre. Tes poèmes luttent-ils contre la disparition, l’effacement de l’humain dans l’univers que tu évoques ?
Comme tu le soulignes, l’univers des Voix est entièrement pris dans un tissu végétal, sorte de terreau originel de la vie, fécond autant que mortifère. Forces de croissance et de décomposition luttent constamment. Je m’appuie sur le monde rural, archaïque, que j’ai connu dans l’enfance et qui aujourd’hui est en voie de disparition. Animaux et humains s’y débattaient pour survivre. Les traces et voix dont tu parles saturent ce paysage. Avec le temps, elles se sont mêlées à plus vaste : aux éléments, aux bruits de la rivière, au souffle du vent dans les arbres. J’ai le sentiment qu’elles font de la résistance, s’entêtent à occuper les crânes des vivants. Du moins, c’est ainsi que je vis la relation à mes morts. La frontière n’est toujours pas étanche entre eux et moi-même, en dépit des décennies qui me séparent de leurs disparitions. J’appartiens à une génération dont les parents et grands-parents ont vu leur vie bouleversée par l’Histoire — deux guerres mondiales et leurs tragiques conséquences. Nombre d’entre eux ont été broyés, parfois très jeunes. Dès ma prime enfance, les morts ont eu une présence palpable autour de moi. Un devoir de loyauté à leur égard s’est imposé à mon insu. Ma grand-mère parlait à ses morts à haute voix quand elle se croyait seule. Mon imaginaire s’est construit avec la certitude que les morts jouissaient d’un pouvoir sur les vivants et utilisaient les corps de ces derniers pour survivre. Mais je suis aussi une femme du XXIe siècle, capable de mettre à distance cette forme de pensée magique ! Je n’ignore pas la fugacité du passage des humains sur terre, d’où cette relation pleine d’ambivalence qui est au cœur de ce texte. Comment accueillir en soi le souvenir de ceux qui nous ont précédés — surtout lorsqu’ils sont d’anonymes gens de peu — , comment veiller sur leurs traces, lutter contre l’oubli (ainsi que ta question l’envisage) sans devenir soi-même un territoire occupé ?
Tes poèmes surviennent-ils avant ou après les « belles histoires » dont tu parles dans un poème ? Les précèdent-ils ou partent-ils à la recherche de ce qu’elles n’ont pas raconté ?
L’origine de ce poème qui commence par « Non / pas de belles histoires à raconter » est anecdotique, mais elle est significative de notre époque et de la place de la poésie aujourd’hui. L’un de mes éditeurs, se désolant du petit nombre d’exemplaires vendus de mes recueils, m’a lancé mi-sérieux mi-plaisantant cette phrase : « Quand est-ce que tu nous écriras de belles histoires ? » Cette expression m’a frappée comme une gifle. Elle a provoqué en moi un « non » viscéral. Elle m’a aidée à assumer la noirceur de ce que j’écris — même s’il me semble être toujours en quête de lumière.
Lire l’article que Jacques Josse a consacré à ce livre dans le numéro de janvier de la revue.