« le petit renard des désastres » (James Agee)

James Agee, Walker Evans : Louons maintenant les grands hommes, traduit de l’américain par Jean Queval, avec 62 photographies hors texte et une postface de Bruce Jackson, Plon, collection Terre humaine, 1972, 2002.
Bruce Jackson est l’auteur, dans cette collection, de Leurs prisons (1975) et Le Quartier de la mort. Expier au Texas en collaboration avec Diane Christian (1986).

On lira ici une version avec liens de l’article de Philippe De Jonckheere.

Lire également la présentation d’Une saison de coton, le texte de James Agee qui a donné naissance à Louons maintenant les grands hommes, avec des photographies de Walker Evans, paru aux éditions Christian Bourgois (novembre 2014).


Vous dites Walker Evans, et votre interlocuteur voit déjà des
photographies de paysans très appauvris dans les terres monotones des Etats-Unis d’Amérique pendant les années trente, les photographies en
question sont celles de la mission photographique de la Farm Security
Administration
, la FSA. Walker Evans, FSA, la misère, photographie
humaniste, pour ne pas dire humanitaire, tant on lui prêtait d’éveiller
les consciences, c’est d’ailleurs le rôle qui lui était assigné,
permettre à Roosevelt de convaincre les hommes politiques du pays de
l’urgente nécessité de son New Deal, il s’agit là d’un extrait
de l’histoire de l’Amérique quasi incompréhensible au regard du même
pays aujourd’hui.

Un autre poncif qui vient volontiers s’amalgamer avec le premier,
s’agissant de Walker Evans, était qu’il fut un photographe
documentaire, ce que l’on confond volontiers avec objectif. Pour
persévérer dans cette voie erronée, Walker Evans avait avoué sa dette
envers Eugène Atget, lui-même surtout connu pour sa documentation de l’urbanisme de son temps en France, et plus spécifiquement à Paris.

Walker Evans serait donc ce photographe techniquement très adroit,
objectif au dernier degré, pourquoi ne pas dire transparent ?, au point
d’être traversé par son sujet qu’il enregistrait sans jamais le
travestir ni l’embellir.

C’est oublier que la photographie jusque dans sa technique est une affaire
de choix, que ce sont souvent des choix binaires (plus sombre / moins
sombre, plus loin / plus proche), et dans chacune de ces options, des
compromis, ainsi un film sensible permet de saisir rapidement la lumière
mais c’est au détriment du grain qui est de plus en plus grossier à
mesure que le film est rapide, ou encore un diaphragme grand ouvert permet une obturation rapide mais c’est alors au détriment de la profondeur de champ, et l’image résultant de toutes ces bifurcations est en fait l’association de tous ces paramètres qui, combinés entre eux, font souvent la marque du photographe, certains photographes adoptant très tôt l’une de ces équations techniques pour ne plus en jamais démordre, Mario Giacomelli avec ses négatifs poussés, c’est-à-dire
sous-exposés et surdéveloppés, images constrastées, au trait presque,
aux antipodes d’un tel traitement vigoureux, Lee Friedlander et une gamme de gris extrêmement douce et
étendue, traitement également doux de la lumière mais en couleur chez
Joël Meyerovitch, nettement moins chaleureux chez Martin Parr. Sachant que des choix neutres ou médians ne sont pas non plus une absence de choix.

Pour des raisons de recherche de continuité, par habitude de travail, les
photographes non seulement se tiennent à une marque qui est la leur mais
aussi sont souvent prompts à gommer à la fois les traces de la recherche
de cette marque mais aussi les résultats qui se sont, plus ou moins
accidentellement, éloignés d’elle. Et d’ailleurs fouiller dans leurs
planches-contacts ou dans leurs archives n’est pas souvent permis et c’est
tout de même très indiscret. En ce qui concerne Walker Evans, il existe
cependant deux parutions qui livrent quelques secrets de fabrication
d’une part (il s’agit de Walker Evans at work —Thames and
Hudson —) et d’autre part aussi, un panorama de la très grande
diversité de son travail et de sa progression par séries, il y a chez
Walker Evans un désir d’exhaustivité et d’épuisement des formes qui, de
fait, est bien compris dans la monographie française intitulée La Soif
du regard
de Gilles Mora et John T Hill, au Seuil.

Dans ses habitudes de travail on notera que Walker Evans était un
besogneux, non seulement il n’était pas toujours très habile avec la
technique — il y a nombre d’images de Walker Evans qui sont affligées
d’effets de vignettage dus à un diaphragme insuffisamment fermé, des
images même où il est manifeste que l’appareil photo a grandement bougé
au moment du chargement du châssis, des bulles d’air sur certains
négatifs, bref une foule d’erreurs — mais qu’en revanche il était
incroyablement exigeant en matière de significations de l’image, prenant
volontiers la même image éclairée différemment pour ne choisir que
celle qui servait le mieux son dessein — et dans les photographies de la
FSA justement les éclairages les plus dramatiques avaient souvent sa
faveur — de même il essayait de nombreux cadrages différents du même
négatif, et d’un cadrage à l’autre ce qui était représenté était
souvent transfiguré, on a affaire à un photographe déterminé, très
conscient du paramétrage de chaque image, et faisant des choix très
tranchés, le contraire même d’un photographe qui se voudrait un
enregistreur visuel, un photographe volontiers documentaire, mais très
porté à faire siennes chaque image et les interprétations et les
lectures que l’on pourra en faire. Donc l’apparente neutralité de ses
choix est un leurre, elle est recherchée par lui parce que les effets
photographiques ne l’intéressent pas, au contraire de ses sujets, il
s’agit davantage d’une posture d’humilité devant le sujet, ou plus
exactement d’écoute attentive à ce que ce dernier détient et qui
importe tant au photographe.

Par ailleurs un regard qui s’étendrait sur l’ensemble de l’œuvre de
Walker Evans révèle à la fois une très grande diversité des sujets,
de l’architecture du vieux Sud des États-Unis aux masques africains, en
passant par les voyageurs du métro new-yorkais et des objets aussi facilement identifiables que des outils. Dire
alors que ce qui unit tous ces sujets chez un même photographe ne
saurait faire de lui, encore une fois, un homme qui aurait réglé, une
bonne fois pour toutes, son appareil photo et ses procédures de
laboratoire, et qui se serait contenté de faire défiler devant cet
appareil le monde de ses sujets. Là aussi il serait facile de se faire
berner par la fausse neutralité de tout cela. Et de ne pas s’apercevoir de
cette étrange tension du regard sur tous les sujets. L’œuvre en effet
pléthorique montre un ogre visuel, attentif au moindre contour de la
terrasse d’un immeuble à La Nouvelle-Orléans, motivé par un alignement
de voitures parquées en épi, dans une ville parmi tant d’autres du
Mid-West, un geste de deux marins déployant les voiles de leur immense
mât, le désordre d’une végétation tahitienne, et sans cesse et
toujours, les typographies omniprésentes dans la ville américaine,
l’immensité des usines et leurs équipements aux étranges architectures,
jusqu’à la fin de sa vie Walker Evans aura photographié ce qui
l’entourait, que ce soit au terme d’un long voyage ou simplement dans son
arrière-cour, et chaque fois cherchant dans des séries assez amples ce
qui reliait ses sujets entre eux.

Dans l’œuvre de Walker Evans, ce n’est pas tant ce qui est regardé
(photographié), le sujet, ni même la façon dont il est photographié,
la photographie, l’image, qui priment, mais bien ce mouvement de prendre
une photographie, des photographies, comme ferait, sans doute, un aveugle
appréhendant son environnement, c’est-à-dire à la façon d’un balayage
désordonné, convulsif, systématique, empressé, manière de mouvement
d’où nous viennent les images, de nous-même, et qui trouverait leur
vérification, leur confirmation, dans le réel pour retourner à notre
mental (notre imaginaire) et s’enrichir à nouveau. Ce qui pouvait bien
pousser Walker Evans à prendre toutes ces photographies ?, une
interrogation sans fin du réel par le regard. Et la photographie ne lui
permettait pas tant d’obtenir des réponses que de pouvoir poser davantage
de questions.

Philippe De Jonckheere.


De soucieux inventaires

Ils sont partis.
Personne n’est à la maison, dans toute cette maison, sur toute cette terre. Il s’écoulera longtemps avant leur retour. Je me déplacerai comme s’ils étaient là, car je ne pourrai pas autrement, donc sans enfreindre à ce que je ne ferais pas, seraient-ils ici. Je ne toucherai à rien que ce ne soit comme on fait pour les blessures les plus délicates, ou des objets consacrés.
Le silence et l’éclat d’un milieu de matinée croissent de moment en moment et croissent sur cette maison, et sur cette maison tout du ciel est attiré dans le champ focal ; et cette maison elle-même, dans chacun des objets, aussi, est champ focal.
Je suis changé en témoin d’affaires qu’aucun être humain ne peut voir.

« Ils » désigne les membres de la famille Gudger : George et Annie Mae les parents, Louise née d’un premier mariage de George (comme Emma), Junior, Burt et Squinchy, dit aussi Valley Few, les trois jeunes fils. C’est dimanche, un jour de repos. Ils se rendent probablement chez leurs voisins, les Woods ou les Ricketts.
Nous sommes page 145 de Louons maintenant les grands hommes. « Ils » reviendront page 191.
Pendant leur absence, James Agee dresse l’état des lieux où vivent les Gudger.
Le devant de la maison : structure générale, façade (porche, vestibule, toit et là-dessus la lumière : « Elle tombe juste assez en deçà de la verticale pour que chaque lame de madrier ait ses arêtes, et chaque arête de planche horizontale (que fixent, en chaque centre, des verticales carrées) soit l’encre la plus transparente et noire ; et ainsi est toute surface frappée par la lumière… »). La pièce au-dessous de la maison. Le corridor : structure des quatre pièces. Odeurs : vide et espace.
(Je détaille le plan du chapitre.)
La chambre à coucher de devant : la disposition du mobilier, le mobilier, l’autel, le tabernacle (James Agee désigne ainsi le dessus de cheminée et le tiroir de la table où se trouvent les rares objets non directement utilitaires).
La chambre à coucher de derrière : en général, la chambre, le dessus de cheminée, le placard, les lits.
La cuisine : en général, la table, la lampe.
La remise : deux points essentiels (« prendre conscience pendant une modeste durée de temps de la simultanéité d’existence de toutes les pièces de cette maison, suivant leurs structures exactes et leurs relations réciproques, dans l’espace et par tout ce qu’elles contiennent […] avec tout du corps et de l’être » ; « laisser toutes ces choses, chacune à sa place et dans toutes ses relations avec les autres et leur plénitude en substance, être, sur-le-champ, et comme braqués sur la conscience, en faisceau, sur un centre »), dans la pièce.

Histoire d’un texte

En juin 1936, le magazine Fortune demande à James Agee d’écrire un article sur les métayers américains. Walker Evans, en mission pour la FSA, travaillera avec lui en tant que photographe. Ils partent vers le Sud et s’arrêtent en Alabama, dans le Hale County. Ils y font la connaissance de trois familles, les Burroughs, les Tengle et les Fields (qui deviendront les Ricketts, Woods et Gudger du livre).
Le manuscrit que James Agee remet à Fortune est dix fois trop long. Un an plus tard les responsables de la rédaction, ne sachant comment tailler dans ce texte immense, foisonnant, à la construction complexe, renoncent à le publier et en libèrent les droits.
En 1938, un premier éditeur s’y intéresse sous réserve de quelques modifications que James Agee refuse.
En 1939, un second éditeur accepte le manuscrit tel quel (seuls huit mots, passibles de poursuites judiciaires dans le Massachusetts, sont supprimés). Louons maintenant les grands hommes paraît en août 1941. Mais la Dépression a pris fin, le thème de la pauvreté devient indifférent aux lecteurs. Et quand l’aviation japonaise bombarde Pearl Harbor en décembre, il est oublié.
En 1948 seuls 1025 exemplaires auront été vendus. Le livre devient une légende jusqu’à sa réédition en 1960, cinq ans après la mort d’Agee.

Récolter le coton, conduire dans la glaise…

Si, comme James Agee le revendique, l’on se place du point de vue de l’objet décrit et non pas de celui qui le regarde, vingt-cinq lignes ne suffisent pas à rendre compte de chaussures de travail ordinaires. Il faudrait également dire par qui, comment, où elles ont été fabriquées, à partir du cuir de quelles bêtes, de quelle race, élevées dans quels pâturages, quel salaire ont reçu les ouvriers qui les ont coupées, cousues, collées, quels étaient leurs horaires de travail, s’ils avaient une famille ; parler de l’homme qui les porte, depuis combien de temps, de la boutique où il les a achetées, à quel prix, quel temps il faisait ce jour-là ; expliquer comment les pieds de l’homme les occupent, son corps s’y appuie, quels trajets il fait avec, dedans, leur fréquence ; décrire les paysages qu’il traverse ainsi chaussé, où il va, qui il rencontre…
Qu’en sera-t-il alors quand il s’agira de récolter le coton, conduire dans la terre glaise, préparer des œufs frits, enterrer les siens ? Votre lecture achevée, vous saurez pourtant comment on récolte le coton, conduit dans la terre glaise, cuit des œufs à la graisse de porc, enterre ses proches mais, remarque James Agee, « comme on distinguera la visite en groupe d’une prison des premières heures d’un prisonnier ».
Comment rendre compte de la réalité sans la fausser, la magnifier ou l’édulcorer, sans flatter la bonne conscience de qui, parce qu’il écrit ou lit, s’imaginera en savoir davantage que Miss-Molly Woods quand elle raccommode une robe ou John Garvrin Ricketts quand il soigne le cochon ? Le travail de l’écrivain se résume-t-il à enregistrer ce qu’il a sous les yeux ? Une description, aussi neutre paraît-elle, suppose un regard qui observe, une pensée qui réfléchit, une main qui écrit - le langage ; une table ou des genoux, un carnet et un crayon, une bibliothèque – du travail. James Agee n’a de cesse de se défendre de « faire » de la littérature. « Que ferez-vous de cette lecture ? » interpelle-t-il le lecteur. Qu’en ferez-vous ensuite ? Partirez-vous dans le Sud aider les Gudger à récolter le coton, les Woods ou les Ricketts à lutter contre les propriétaires qui les exploitent – ou l’esprit apaisé par ce récit, assis au chaud devant votre cheminée, buvant un whisky de bonne qualité, disserterez-vous paisiblement sur les injustices du monde ?
Les inventaires constituent la réponse de James Agee à l’écart – qui le déchire - entre la pauvreté qu’il observe et le récit de cette pauvreté, la bonté de George Gudger et le récit de son accueil, la douceur d’Emma et le récit de son départ vers un mari qu’elle ne semble guère aimer, la fatigue irrémédiable de Fred Ricketts et le récit des travaux qu’il doit accomplir. Ils jettent un pont entre l’évidence des faits et les mots. Ils sont le parti pris qui lui permet non de vaincre cet écart mais de l’intégrer à son texte comme élément constitutif. Ils énumèrent les objets quotidiens, décrivent la rugosité des mains, les cernes sous les yeux, le hâle de la peau, racontent les gestes répétés jusqu’à épuisement des forces au point que, détaillés avec tant de minutie, dépliés avec tant de respect, le fait d’être énoncés les fait accéder à une présence sans revendication ni plainte, la simple mais incontestable affirmation de leur existence : c’est ainsi. On est bien là, c’est la force de ce texte, dans la nécessité de la littérature.

Mourir dans un taxi

James Agee est mort d’une crise cardiaque dans un taxi de New-York en 1955. Il avait quarante-six ans. Entre le séjour en Alabama avec Walker Evans et ce dernier voyage, il a publié deux romans [1], un recueil de poèmes et un livre de nouvelles. Il a également écrit les scénarios d’African Queen et de La Nuit du chasseur [2] et de nombreuses critiques cinématographiques [3].
Où se rendait-il, ce jour de 1955 ?
La dernière image a-t-elle été celle d’Emma Gudger ?

À quoi bon essayer de dire tout ce que je ressentais. Elle prit longtemps à dire ce qu’elle avait tellement à cœur de dire, et c’était dur pour elle, mais elle restait là debout à me regarder droit dans les yeux, et je la regardais pareillement, plus de temps que vous n’auriez cru possible de le supporter. J’aurais fait n’importe quoi au monde pour elle (c’est toujours caractéristique, je suppose, de l’emprise du plus grand amour qu’on puisse éprouver : la compassion, et le désir de mourir pour une personne, parce qu’il n’y a rien que vous puissiez faire de commensurable à votre amour), et tout ce que je pouvais faire, le grand maximum, pour cette fille qui bientôt quitterait mon existence pour une existence à elle si désespérée, le grand maximum que je pouvais faire était de ne pas lui montrer à quel point je tenais à elle et à ce qu’elle disait, était de ne pas essayer même, et de ne pas lui laisser entendre tout le bien que j’aurais souhaité lui faire et dont j’étais si désespérément incapable.



Un sommaire proliférant

Louons maintenant les grands hommes s’ouvre, avant toute mention de copyright, sur les 62 photographies hors texte, en noir et blanc, sans légendes, de Walker Evans avec qui James Agee a cosigné.
Puis le sommaire indique :
LIVRE PREMIER
PRÉLIMINAIRES
LIVRE DEUXIÈME.
Le Livre premier, trois pages, se compose d’un poème : « Comment vous sans-logis de corde de guenilles… » ; un slogan politique : « Prolétaires de tous les pays… » ; les premières phrases du manuel de géographie de Louise Gudger, dix ans : « L’Immense Boule sur laquelle Nous Vivons… ».
Les Préliminaires, deux pages, sont la liste des « Personnes et Lieux » nommés, dont James Agee : « Espion. Voyage en tant que journaliste », Walker Evans : « Contre-espion. Voyage en tant que photographe », et en tant qu’« agitateurs bénévoles » : « William Blake, Louis-Ferdinand Céline, Ring Lardner, Jésus Christ, Sigmund Freud, Lonnie Johnson, Irvine Upham, d’autres ».
Le Livre deuxième, les 430 pages qui suivent, expose d’abord sa « Configuration » : trois parties, trois intermèdes intitulés « Sur le porche », un entracte intitulé « Un entretien au foyer ». Des notes en bas de page et en fin d’ouvrage, ajoutées jusqu’à la parution en 1941, définissent certains mots avec précision, par exemple ce que signifie exactement le terme « fermier » en Alabama, en 1936, et quelles sont les différentes formes de métayage.
L’« Entretien au foyer », ce sont les réponses de James Agee à sept questions (« navrantes », selon lui) adressées en 1939 par la revue Partisan Review à un certain nombre d’écrivains. Refusées de publication par la revue, il les a intégrées dans son texte. Extrait :

Question 1 : Avez-vous conscience, dans vos propres écrits, de l’existence d’un « passé utilisable » ? […]
Réponse de James Agee : Tout ce que du passé on trouve utile est « utilisable » parce que c’est du présent, et parce que le présent comme le passé n’ont essentiellement rien à voir avec tout ce qui concerne le mode « d’usage ». Qui plus est, les choses sont « utilisables » par les gens de second ordre ou pire. À ceux qui réellement les perçoivent, elles sont trop brûlantes pour être manipulées d’une façon utilitaire quelconque. Ces mêmes choses « usent » les gens parce qu’elles sont devenues une partie de leur identité.
Vous voulez « utiliser » ces gens du passé de la même façon que vous voulez « utiliser » les écrivains et d’autres gens du présent. Un tas de ceux qui sont de bons imitateurs adorent être utilisés. Certains des meilleurs se servent de vous, mais vous ne le savez pas : vous croyez que vous vous servez d’eux. […]
« Utilisable » : Tout bon artiste, tout témoignage du passé ; et plus particulièrement, tout ce qui du présent et du passé existe dans le monde de l’expérience personnelle ou spéculative – « actuel », non recréé, immanent.



D’autres inventaires

Louons maintenant les grands hommes est également un récit au cours duquel James Agee se raconte : un dimanche de solitude et de déréliction à Tarrant City dans un snack à la Edward Hopper, son besoin d’une femme, la bagarre évitée… Ce récit de soi le conduit, on l’aura compris, non vers les miroirs multipliés à l’infini du même mais, découvert au plus proche de son regard et de son travail d’écrivain, à l’autre que soi.
C’est enfin une interrogation sur les propriétés de la beauté et l’état de bonheur : comment qualifier de « beau » un plancher aux lames disjointes, une robe rapiécée, une bêche rouillée, un enfant morveux ? comment se sentir « heureux » de dormir dans un lit aux draps sales et usés ?

De temps à autre je tendais le bras et touchais le bois rugueux du mur, juste derrière moi, et celui du mur à ma droite, comme tout du long ; ou je passais les mains, les pieds, la calotte du crâne contre les barres de fer du lit ; ou parcourais du bout des doigts de la main gauche le grain du plancher ; ou inclinant le menton je regardais au-delà du front, à travers le fer, le mur dans son élévation : tout ce temps-là, j’étais en train de me frotter et de me gratter, désespérément, mais c’était mécanique dorénavant. Je ne sais pas exactement pourquoi personne serait « heureux » dans ces circonstances, mais il n’y a pas à bisbiller là-dessus : je l’étais : en dehors de la vermine, mes sens n’étaient absorbés par rien que la nuit profonde, par la conscience non méditée d’un monde, pour moi nouvellement touché, et beau, et je dois admettre que même à la vermine il y avait un certain plaisir : et que, épuisé comme je l’étais désormais, ce fut l’alacrité de mes sens, tout aussi pleinement que les punaises et la démangeaison, qui me rendait impossible la venue du sommeil, et si écœuré que j’étais de m’épuiser à espérer le sommeil. C’était un plaisir de rester éveillé.

Dominique Dussidour.


23 mars 2007
T T+

[1Une mort dans la famille, prix Pulitzer, traduit de l’américain par Jean Queval, Flammarion, 1978, réédité en 10x18. La Veillée du matin, traduit de l’américain par M. Matignon, Flammarion, 1978, réédité en GF, 1988.

[2L’Odyssée de l’African Queen, La Nuit du chasseur (scénarios de films), Flammarion, collection Cinémas, 1988.

[3La plupart reprises dans Sur le cinéma, traduites par Brice Matthieussent, édition établie et présentée par Patrice Rollet, Éditions de l’Étoile/Cahiers du cinéma, 1991.