Gao Xingjian : Le Livre d’un homme seul, roman
Le Livre d’un homme seul est le récit qu’un homme fait de sa vie, les cinquante années qu’il a vécues en Chine, son pays natal, et son arrivée à Hong Kong, avant Stockholm, Sydney, New York et la France.
Deux chronologies y sont à l’œuvre, et de chapitre en chapitre se poursuivent, s’enchevêtrent, se croisent, s’éloignent et se rapprochent : la longue temporalité des années chinoises et le présent qu’inaugure l’exil. Deux narrations qui commencent en parallèle pour deux vies successives : la vie de l’enfant tel qu’il se tenait sur une photographie jaunie, perdue, où figuraient les treize membres de sa famille ; la vie de l’adulte qui, durant cette première nuit passée dans un hôtel de Hong Kong, baisse par précaution les stores comme s’il avait encore quelque chose à cacher ou à craindre.
Partir. Ecrire. Ne rien oublier.
Ni l’enfance et l’adolescence heureuses dans une famille nombreuse, ni les études universitaires où il découvre la littérature, ni la Révolution culturelle qui s’abat sur la tête de chacun, avec les peurs et les humiliations, la mort d’une mère épuisée par le travail dans les rizières, les amis qui disparaissent, ceux qui trahissent, les séances d’autocritique et la rééducation idéologique dans les camps, la brutalité et la bêtise des Gardes rouges, les luttes entre les factions, la mort de Mao. Ni la fragilité de l’être humain, ni sa solitude.
Mais quelle image de soi entreprendre ensuite de décrire quand, à certaine période historique, on a été désigné aux yeux des autres comme « ennemi du peuple » ? et quel portrait esquisser : portrait de l’écrivain en ami du peuple ? portrait de l’écrivain en ennemi de soi ?
Il n’y a pas tant de personnes pour raconter une histoire singulière. Dans la langue française il y en a trois, je, tu, il, deux ont été choisies pour écrire Le Livre d’un homme seul, tu et il, les il rapportant le passé, les tu le présent, ces deux pronoms monologuant puis dialoguant, s’observant, se soutenant, essayant de se comprendre et de comprendre ensemble.
Il te semble le voir, lui, dans une sorte de vide, une petite lumière arrive d’on ne sait où, il est debout sur une terre ni fixe ni déterminée, il est comme un tronc d’arbre sans ombre portée, l’horizon a disparu, ou alors il est comme un oiseau sur une étendue de neige, tournant la tête à gauche et à droite, par moments il fixe son regard comme s’il réfléchissait. A quoi ? Ce n’est pas clair du tout, mais c’est une attitude, une attitude quand même assez belle ; exister c’est prendre une attitude, la plus agréable possible, bras écartés, agenouillé et se tournant, il revient sur sa conscience, ou mieux vaut dire que son attitude est justement sa conscience, c’est le tu au milieu de sa conscience dont il tire un plaisir secret.
Le Livre d’un homme seul a été écrit de 1996 à 1998, en France, pays dont Gao Xingjian, réfugié politique depuis 1988, a acquis la nationalité en 1998 et où lui a été décerné en 2000 le prix Nobel de littérature.
On lira un extrait illustré de façon sensible de La Montagne de l’âme dans la bibliothèque amie de désordre.
Noël et Liliane Dutrait, traducteurs de l’œuvre de Gao Xingjian parue aux éditions de l’Aube, viennent de traduire Le Témoignage de la littérature pour les éditions du Seuil. Ce livre rassemble des conférences données par Gao Xingjian sur la littérature, sur la langue chinoise, sur son engagement d’écrivain ainsi que le discours prononcé devant l’Académie suédoise le 7 décembre 2000, « La raison d’être de la littérature ». En voici un extrait : « Mais durant les années où Mao Zedong exerçait sa dictature totale, même la fuite était impossible. Les temples perdus au fond des forêts, qui avaient protégé les lettrés de l’époque féodale, furent rasés, même écrire dans l’intimité faisait courir un danger mortel. Si un individu voulait conserver une pensée indépendante, il n’avait que lui-même à qui s’adresser et ne pouvait le faire que dans le plus profond secret. Je dois dire que ce fut précisément à ce moment, alors qu’on ne pouvait pas faire de la littérature, que j’ai pris conscience de sa nécessité : c’est la littérature qui permet à l’homme de conserver sa conscience d’homme. »
Cette année 2004 les écrivains chinois sont les hôtes du Salon du Livre. On aurait pu croire, naïvement, que Gao Xingjian serait doublement accueilli par ces deux pays : la Chine, son pays natal, et la France, son pays d’adoption. Il n’en est rien : ignoré par la Chine, il n’a pas été invité par la France.
Nous qui sommes ses lecteurs, nos bibliothèques lui sont largement et attentivement ouvertes, et ses livres leur font honneur.
Dominique Dussidour