Gare du Midi

Le texte qui suit a d’abord paru dans Compartiment auteurs, un recueil de nouvelles écrit par des écrivains belges (francophones et néerlandophones) et commandé par la SNCB (Société nationale des chemins de fer belges) autour du thème du train ou de la gare. Il a paru àl’occasion de la Foire du livre de Bruxelles de 2013 et a fait l’objet d’une distribution gratuite aux passagers des trains belges.

Gare du Midi

Je suis tombée l’autre jour sur d’anciens carnets de notes. (Il m’arrive de loin en loin de ranger de fond en comble mon bureau, au cours de déménagements ou de changements de pièces dans l’appartement.) Il est difficile de ne pas céder àla tentation de feuilleter. (Ce qui explique le temps exagéré que prennent ces opérations.) J’ai retrouvé dans l’un d’eux ceci : « Peu avant l’arrivée àla gare du Midi, le train roule très lentement, presqu’au pas. La ligne de chemin de fer surplombe les rues, et àcette allure de marcheur matinal (il n’est pas encore neuf heures), il arrive qu’on surprenne un facteur qui fait sa tournée. Il vient de sonner àune porte. Une dame aux cheveux encore défaits vient d’ouvrir. Elle porte un long peignoir rose fuchsia et prend le paquet que le facteur lui tend. Elle ne sait sans doute pas que depuis le train, des dizaines de personnes l’ont vue àla dérobée. Petit moment du matin, quotidien, combien de fois répété, minutes où en ouvrant la porte, perspective de la rue, le pont du chemin de fer, les bruits des transports en commun, peut-être le tram au loin sonne deux coups, choses habituelles auxquelles elle ne songe sans doute pas, àcause de l’habitude, mais qui auront fait sa vie lorsqu’elle se retrouvera allongée un jour sur un lit de mort, le pont du chemin de fer, les maisons en brique de la rue qui monte légèrement, les brèves cloches du tram.  » La note n’est pas datée mais àla page suivante, se trouve le résumé d’une thèse d’un certain Fimiani sur Blanchot. J’ai souvent mélangé dans les mêmes cahiers les travaux en cours et des notations personnelles. Ce qui rend le tout illisible. Mais en même temps, cela permet de les resituer. Années de thèse donc, au cours desquelles j’ai pris le train Paris-Bruxelles quasiment toutes les semaines. Qui obligeait àse lever aux aurores pour attraper la correspondance Bruxelles-Ottignies. Le Thalys est arrivé au milieu de cette période, comme une délivrance.

La gare de Bruxelles Midi, c’est aussi celle où tu arrivais, avant. J’allais t’attendre sur le quai, àl’entrée d’un des escaliers qui descend vers le sous-sol de la gare. L’attente se terminait là, qui avait duré une semaine, souvent plus. Je repérais ton visage parmi les passagers déjàdescendus. Et soudain, la délivrance. Tu étais là. Comme tu m’avais manqué. On remontait la chaussée d’Ixelles, on passait devant les étangs, puis devant une de ces maisons que je te montrais toujours, qui me plaisaient, où j’aurais aimé vivre. Je peux le dire aujourd’hui, ces années ont été de souffrance. Les portes se fermaient. Celle de mes parents àqui tu ne plaisais guère en ce temps-là, celle du couloir de la faculté où j’allais, avec un professeur que j’aimais mais que je ne reconnais plus, qui me laissait seule face aux étudiants, et seule face àce travail qu’on ne sait pas gigantesque des produire une Å“uvre de l’esprit. Dans le même cahier, quelques pages avant la description de l’arrivée en gare de Bruxelles, j’ai noté ce rêve : « Encore une fois, le sommeil est venu et je me suis assoupie sur le bureau, la tête de côté, les mains étalées près des oreilles. Un petit rêve. Je suis dans la même position, mais sous une guillotine prête àtomber. Quelqu’un me propose un foulard carré noir, car cela enlèverait un peu de la douleur. Mais je refuse, et j’écarte le foulard qu’on me tend. S’il faut mourir, autant que cela soit une vraie mort, complète. Puis cela dure si peu paraît-il, la lame fait son ouvrage en quelques secondes.  » En relisant, je mesure combien cette période fut sombre pour moi.

Je ne vivrai jamais dans une de ces maisons qui longent les étangs d’Ixelles. Je n’aurai que le souvenir d’en avoir rêvé, avec toi, pendant ces brefs instants volés, entre les quais de la gare du Midi. A la fin, je n’allais plus t’accompagner le soir venu, cela m’était devenu trop douloureux. Et les paroles de Piaf (« Mon Dieu, mon Dieu, laissez-le moi encore un peu, mon amoureux  ») ne me semblaient pas pathétiquement exagérées. Comment se libérer de ces nÅ“uds coulants ?

Des envies extrêmes m’assaillaient. J’allais voir un gentil médecin généraliste près de la rue de l’Eté qui me conseillait un psy, que je n’ai jamais consulté. Je n’avais pas l’argent. Je gardais pour moi ces tourments, je m’oubliais dans un travail désordonné, je n’arrivais pas àécrire. Le professeur àqui je me confiais encore lorsqu’il pouvait entendre m’a proposé une bourse dans un centre d’étude d’une université parisienne. J’ai pris le train dans l’autre sens. Désormais, le centre de gravité de ma vie s’était déplacé.

Aujourd’hui quand je reviens àBruxelles, gare du Midi, je ne peux m’empêcher de penser àces instants de chagrin intense lorsque je te raccompagnais sur le quai. Le parement de briquettes jaunes sur les piliers, le ciel souvent bas, les enseignes lumineuses des commerces, avenue Fonsny, àla nuit tombée, rien n’a changé, dans le fond. Est-ce que la dame au peignoir fuchsia vit toujours dans la même maison ? Reçoit-elle encore des colis que le facteur lui apporte le matin et que les passagers du train aperçoivent àla dérobée ?

J’ai toujours aimé les gares. Cette atmosphère particulière d’un lieu où les gens sont entre parenthèses de leur existence, dans l’attente simple. Ailleurs déjà. Parfois un train passe sans s’arrêter qui se dirige vers Vintimille ou plus loin. La métaphore est usée. Mais oui, voit-on passer sa vie ainsi ? La vie nous échappe-t-elle àla façon d’une locomotive qui s’éloigne ? Choisit-on la voie, la direction ? Des jeunes gens sont debout dans l’allée centrale du train alors que les wagons roulent au ralenti juste avant l’entrée sous le hall de verre. Arrivent-ils ? Ou reviennent-ils ? Ont-ils remarqué la femme qui vient de garer sa voiture dans la rue en contrebas ? Elle claque la portière, avance sur le trottoir d’un pas pressé. Quelqu’un l’attend un peu plus loin, ils s’enlacent. Ont-ils remarqué cette scène ? Se sont-ils demandé ce qui liait ces deux êtres ? Se sont-ils interrogés sur leur propre avenir ? S’en souviendront-ils un jour, dans vingt ans, lorsqu’ils referont ce même voyage vers Bruxelles, que les années auront passé, et que la gare sera encore là, immuable, théâtre de nos propres passages ? J’aime àle penser.

4 septembre 2014
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