Guantanamo de Frank Smith

Détenu : Je suis une petite personne. Bien entendu, c’est votre travail, et c’est vous qui décidez. Mais je pense à ces cinq ou six allégations. Si la moindre d’entre elles était crédible, ça serait moins bizarre. Mais elles sont toutes si fausses ! Personne n’a le temps de nourrir sa famille tout en faisant ce que vous m’accusez d’avoir fait !

Il y a même encore de l’humour – une sorte de. Au bout de tout cela enduré il en demeure, de cette forme d’ironie du faible encore fier ; il y a de l’humain qui se débat, se défend et proteste encore. C’est une des choses que nous laisse ce livre, hors ce qu’il nous livre et nous apprend, de par sa fonction documentaire (Frank Smith s’est saisi de documents publiés contre son gré par le Pentagone, qui y fut obligé par procès : il s’agit des transcriptions d’interrogatoires de plusieurs centaines de prisonniers du camp de Guantanamo, incarcérés pour fait – et plus souvent – soupçon de terrorisme).

Ce livre pourtant ne dénonce pas – du moins dit ne pas dénoncer, ainsi qu’affirme l’avertissement page 123 : « Le texte est une fiction, ni les propos prêtés aux personnages, ni ces personnages eux-mêmes, ni encore les faits évoqués ne sauraient donc être exactement ramenés à des personnes ou des évènements existant ou ayant existé, aux lieux cités ou ailleurs, ni témoigner d’une réalité ou d’un jugement sur ces faits, ces personnes ou ces lieux. » Il rend compte et défait ce compte en même temps qu’il le tient – en fiction. Ce procédé, cette distance mise, apporte (j’ai souvenir des scrupules de langue et posture de Marie Cosnay témoignant des procès de sans-papiers : les scrupules nouveaux apportés par l’écriture éclairent les scrupules oubliés, sédimentés, du reste, du réel rapporté).

Le principe d’enregistrement et reformulation des minutes de procès fait songer à Reznikoff, ombre dont Frank Smith ne nie d’ailleurs pas la portée.

Le titre, « Guantanamo », est on ne peut plus explicite. Explicite il affirme, pose et tout autant, pourtant, diffracte notre propension à l’analyse : comme tous les lieux de guerre, lieux dits de guerre, dits & redits & redits ad libitum comme étant de guerre, jusqu’à voir leur nom, un temps, représenter la guerre en nos esprits (successivement Vietnam, Beyrouth, Sarajevo ont tenu cette place, avant de céder la place à plus « actuel », à « plus pire »), le nom Guantanamo a connu cet usage-là, d’après saturation, signifiant tant (et trop, et d’irrationnelle façon : car des prisons il y en a il y en eut il y en aura d’autres, oui) symboliquement que faisant tampon, obstacle à tentative de saisissement. Le livre sort juste au moment du creux, l’effacement tout juste entamé de l’effet du nom dans nos mémoires, et du coup ravive bizarre. Cette a-temporalité là provoque déjà quelque chose.

Mais le livre en lui-même, en ses contenus (courts et denses, 125 pages à peine), s’inscrit dans la veine récitative de « Holocauste » de Reznikov, oui. Il formalise son matériau, organise selon plusieurs modalités les échanges entre interrogeant et interrogé.

On demande :/on répond :
Question : / Réponse :
L’interrogateur déclare : / l’interrogé dit :
On dit / L’interrogé dit / on dit que l’interrogé (…)
On dit / On répond
On aurait (et reprise des dires de l’interrogé tels qu’énoncés)
Ainsi que des formes de récit (commençant toujours par « l’homme »), de cut-ups de sentences judiciaires, ou de système de répétition des amorces débarrassées du restant des informations :

On est l’interrogateur, on est l’interrogé. / On pose une question, on répond à la question posée. / On pose une deuxième question, on répond à la deuxième question posée. / On pose une troisième question, on répond à la troisième question posée. / On interroge encore une fois une fois l’interrogé, on répond encore une fois à l’interrogateur. / On pose une question, on ne répond pas à la question./ On interroge l’interrogé, l’interrogé répond à l’interrogateur./ On pose une question, on ne répond pas à la question./ (…)

Il y a un effet de cette déconstruction du langage (non du réel), qui agit évidemment sur notre perception du réel dont ce langage est l’enregistrement. Ces alternances de dialogue, de modes de récit, mais aussi de chants, défont la masse des minutes dont Frank Smith s’est emparées sur le mode Mecano : ainsi désassemblées et autrement réassemblées, elles produisent, non seulement l’effet hypnotique de la répétition (lequel hypnotisme est composante de la guerre psychologique dont ces interrogatoires ont fait partie), mais aussi nous donnent à voir cette masse de moments selon différents angles – en somme, faisons l’expérience du vertige provoqué par les conditions de l’expérience, en même temps qu’étant déplacés pour ne pas céder au dit vertige, et tenir position de regardeur lucide (lucide autant qu’il peut).
Ce double effet donne au livre un statut multiple – et pour autant pas ambigu, il ne minaude pas, ne joue pas, pas plus qu’il ne mime l’affectation : ce faisant, tenant sa juste position, il peut sinon dénoncer – du moins permettre de dénoncer - du moins permettre en nous que se refasse le chemin vers la dénonciation. Il lui permet surtout d’exceller dans des deux catégories où il refusera de se ranger : en fiction, comme en documentaire.

« Guantanamo », de Frank Smith, éditions Seuil, coll. Fictions et Cie, parution mars 2010, ISBN 978-2-02-102095-3

et en version numérique, Guantanamo 2006 sur publie.net

Frank Smith est auteur et coordonne l’Atelier de création radiophonique sur France Culture.

Guénaël Boutouillet

17 avril 2010
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