III. La grande secousse du PAF
Il faut ici faire un détour pour expliquer le rôle déterminant, s’il prête à sourire, qu’eut Alexandre Popinot dans cette affaire. Non pas tant par l’argent qu’il avait judicieusement investi à l’invitation des conseillers de l’Elysée, et qui devait lui être rendu au centuple lors de la revente de la chaîne à la Compagnie générale des eaux, quelques années plus tard, que par l’idée de génie qu’il avait imposée peu après le lancement raté de la chaîne, alors qu’elle peinait à trouver son public. Idée grandiose, révolutionnaire, qu’il avait lâchée au beau milieu d’un conseil d’administration épuisé, où chacun, la cravate desserrée, la mine terreuse, se pliait à l’exercice alors à la mode du brainstorming, mais un brainstorming dont l’enjeu était on ne peut plus décisif : comment éviter le naufrage ? 200 000 abonnés, pas un de plus ! Que proposer aux téléspectateurs qui soit susceptible de créer un besoin réel que la télévision publique ne pouvait pas satisfaire ? Les administrateurs avaient beau parler cinéma, football, escrime, boxe, catch ou poker, peut-être même littérature ou poésie, qui sait, cherchant désespérément ce qu’on pouvait bien inventer pour élargir les cœurs de cible, depuis deux heures ils tournaient en rond, chacun ses flèches pendouillantes à la main se sentant devenir cible lui-même et du plus grand malheur à leurs yeux, la faillite.
S’il n’a jamais officiellement reconnu cette version de l’histoire, il semble bien que seul Popinot, ce jour-là, avait sa petite idée, qu’il l’ait ou non fomentée avec d’autres associés. Il était certainement, dans ce conseil, l’un des hommes les plus proches de Rousselet, peut-être au souvenir commun d’une enfance rythmée par les grandeurs et misères de la magistrature, puisqu’ils sont tous deux fils de procureurs de la République ayant eu maille à partir avec le pouvoir gaulliste, l’un lors des procès de l’OAS, l’autre en 68. Popinot pouvait donc s’avancer en confiance, sa parole était de poids, mais il a préféré patienter deux heures avant de s’y risquer. C’est qu’il voulait frapper sans retour. Il attendait ce moment de fatigue où la tension retombe en amertume, où chacun croit que tout est perdu, où les plus faibles et les moins convaincus commencent à lâcher du bout des dents ce que leurs épouses acariâtres leur répètent depuis des mois, à savoir, en l’occurrence, que le joli cadeau de Mitterrand à ses fidèles soutiers était tout bonnement empoisonné. Quand les corps ont commencé de s’affaisser dans les fauteuils, alors que plus personne ne réclamait la parole, que d’aucuns semblaient s’évaporer dans la contemplation des volutes de leur cigare, à ce moment-là seulement Popinot s’est mis, non pas à proposer, mais à raconter, estimant qu’il serait toujours temps de justifier politiquement sa proposition dans un second mouvement, cela il savait le faire, il avait été formé à la meilleure école, celle des AG de Nanterre, en 68. Les premiers mots furent banals. Je me souviens... Popinot a suspendu sa phrase, secoué la cendre de son cigare en vérifiant qu’on l’écoutait, puis il s’est enfin lancé. Oui, je me souviens, une scène de rue... qui m’a profondément marqué, durant la campagne... C’était à Perpignan. Traversant la ville en voiture, j’ai croisé une étonnante file d’attente, vraiment longue, débouchant d’une obscure ruelle et tournant le dos au Palais des expositions une heure avant que François y prenne la parole...
Un rapide regard sur l’assistance a permis à l’orateur de constater qu’elle se scindait en deux, ceux qui se reconnaissaient dans l’emploi du prénom, ceux qui auraient rêvé pouvoir se le permettre en évoquant le héros de la force tranquille. Puis il a poursuivi d’une série de questions comme autant de jalons, celles qu’il disait s’être posées en croisant cette longue file d’hommes, la plupart solitaires, regardant leurs chaussures, d’autres, en petits groupes, trop bruyants, comme s’ils s’efforçaient à l’exubérance. Que pouvaient bien attendre tous ces gens ? Quel événement ? Quand je suis arrivé sur les lieux du meeting, a continué Popinot, je me suis évidemment renseigné auprès des organisateurs, mais ils m’ont assuré que, non, il n’y avait aucune concurrence en ville, cet après-midi-là, ils ne voyaient pas du tout. Et puis l’un d’eux s’est exclamé. Ah ! Mais, oui ! Vous disiez, sur le boulevard Aristide-Briand, c’est ça ? Mais c’est pas un événement du tout ! C’est comme ça tous les samedis après-midi. Ce sont les frontaliers ! C’était en effet les travailleurs venus par cars entiers de l’Espagne toute proche goûter à un plaisir obscur et absolument introuvable dans leur pays encore englué de franquisme : un film pornographique.
Je ne sais si le combat pour imposer l’idée fut rude, au sein du conseil d’administration de Canal+ où les femmes étaient aussi rares que dans les files d’attente de Perpignan, ou bien si l’eurêka fut général. Ce que je sais, c’est que durant la nuit du 31 août 1985, Canal+ diffusait son tout premier film pornographique, Exhibition, et qu’en termes strictement comptables, l’effet se révéla immédiatement juteux. Alors que la création d’une chaîne axée sur la culture et le sport n’avait pas ameuté plus de 200 000 abonnés, la progression fut dès lors exponentielle ; quatre ans plus tard ils étaient trois millions. Certes, les spécialistes associent volontiers ce succès à la création de nouvelles émissions comme les Guignols de l’info, pourtant diffusées en clair. Il est bien plus probable que, de la même manière que le 3615 érotique a brutalement accéléré le développement du Minitel à la même époque où fleurissaient, jusque dans les campagnes les plus désertiques, des invitations joyeusement vulgaires à la pratique de sa version rose, la proposition provocatrice d’Alexandre Popinot fut l’impulsion première de la grande secousse du PAF tout entier, et le début d’une foudroyante conquête d’un grand pan de cerveau humain dont les publicitaires se désolaient qu’il reste indisponible au mieux-disant culturel de TF1. On mesure mal, à notre époque du porno hardcore en trois clics où les gentils films X que persiste à diffuser Canal+ pourraient passer pour romantiques, l’événement qu’a pu être une telle révolution renversant subitement toutes les normes, puisqu’il s’agissait d’introduire la pornographie au cœur du foyer, gorges profondes à domicile. Toutes les digues du puritanisme se révélèrent aussi fragiles qu’elles étaient hypocrites, cachant mal une misère sexuelle telle qu’au fin fond des provinces françaises, là où le prix des décodeurs paraissait exorbitant, le cryptage de la chaîne n’empêchait pas certains téléspectateurs de rester une heure devant leur écran brouillé dans l’espoir d’y reconnaître, cependant, un bout de sein, une bouche pulpeuse, le halètement d’une jouissance.
Les jeunes Rastignac nos voisins du Flore ignoraient sans doute cet épisode de l’histoire, mais Hubert et moi nous en avons souvent discuté, sinon disputé, ces dernières années. Là où il est prompt à y voir une libération des mœurs dont je lui demande pourquoi elle aurait nécessairement impliqué la vulgarité commercialement florissante au prétexte de lutter contre une misère qui me semble autant affective que sexuelle, j’y vois surtout le plus joli fleuron du cynisme triomphant en ces années 1980 – ces années, on l’a oublié depuis, qui atteignirent au comble du désenchantement ; dans la foulée du chambardement de 68 mais à rebours de ses attentes exactement, alors que la génération de Mai s’accaparait toutes les manettes de la communication en plein essor, on y vit les individus apprendre à « se vendre », à se montrer sages comme leur désormais sacro-sainte « image », tandis que Jacques Séguéla, le prince des publicitaires que la presse aurait bientôt crédité de la victoire de Mitterrand, donnait des leçons de philosophie chez Bernard Pivot. Ces années furent d’une brutalité stupéfiante ; tout ce qui avait été ouvert sous la poussée d’une jeunesse rêvant l’amour et la liberté durant les deux décennies précédentes, plutôt que de se refermer, s’est retourné de fond en comble pour ensevelir la génération suivante – à l’image parfaite des radios libres devenues en cinq ans l’instrument du décervelage commercial. C’est le moment où, de plus en plus fragile, l’individu décrété cœur de cible s’est senti obligé de s’armer encore et encore pour affronter la scène sociale, au point de ressembler bientôt à ces chevaliers tellement bouffis d’armures qu’ils n’en peuvent plus descendre de cheval, et se désarmer, ne serait-ce qu’un instant, pour goûter à la vie, à l’amitié, à l’amour, tout ce au nom de quoi les étudiants de Mai avaient rêvé leur révolution. Si l’amour est bien le pire ennemi du capitalisme, comme l’affirmait Jacques Lacan ces années-là, et je crois qu’il visait juste, l’explosion de la pornographie aura aussi été une affaire de stratégie guerrière, qui a grandement participé, non pas à la libération des mœurs, mais au renversement parfait de leur contrôle à travers le chambardement de l’interdit et de l’obscène, quand il paraîtra bientôt plus impudique d’évoquer une passion amoureuse qu’une partie carrée.
Toujours silencieux à la table du Flore, j’avoue avoir moi-même mis quelques secondes pour recomposer une image cohérente, comme lorsque l’écran numérique semble disjoncter, fragmentant en puzzle des images dont on ne saisit plus du tout la possible unité. Comment accorder dans mon esprit, non seulement, la vedette des années yéyé et le vieillard à tête de magot chinois passant sur son scooter suranné, mais aussi l’habitué de cette société de parvenus cyniques dont Hubert oubliait à quel point je lui ai souvent reproché d’y cultiver ses entrées ? Rédacteur en chef de Arts actuels, il peut difficilement se permettre de bouder leurs rares invitations, mais je n’aime pas, pour autant, qu’il cherche à me convaincre, non pas de l’obligation qu’il en a, mais de l’intérêt qu’il y trouve, tant on est toujours prompt à estimer passionnants les puissants que l’on critiquait férocement hier une fois que l’on a réussi un jour à s’attirer leur bienveillance...
Magie des pensées communicantes, c’est le moment même où Hubert a repris, avec son bon sourire, non, je t’assure, on trouve aussi de drôles de coucous, chez les Cardot ou les Popinot, toutes sortes d’animaux même, à vrai dire, il n’y a pas que des prédateurs, la preuve, ce Pons qu’on croirait sorti d’un remake des Vacances de monsieur Hulot, avoue que ça t’en bouche un coin... C’est vrai que tu n’y mets jamais les pieds... Puritain un jour, puritain toujours... Mais c’est une société bien plus composite que tu ne crois, tu sais, avec ta propension à tout généraliser, catégoriser... D’ailleurs, il est marrant, ce vieux bonhomme. Plutôt discret ; je ne l’ai pas souvent entendu s’exprimer, mais loin d’être inculte, je t’assure. Encore l’autre jour, il essayait d’accrocher l’attention de Cécile Camusot... Oui, oui, celle qui travaille du chapeau, enfin qui voudrait bien, elle n’a toujours pas dégoté d’associés pour lancer sa marque. Mais, bref, Pons lui expliquait l’évolution de l’œuvre de Michaux, ses premiers dessins, son attrait irrésistible pour l’encre de Chine, le lien à sa poésie, et je peux te dire que, autant l’ennui ravageait le visage de la cousine, parce qu’ils sont cousins, je crois, en tout cas lui l’appelle toujours ma cousine, autant c’était passionnant. C’était passionnant parce que c’était passionné, et sérieusement informé, je peux t’assurer. Je me suis d’ailleurs laissé dire qu’il avait une jolie collection de dessins, d’estampes, une passion de bibliophile, aussi, je crois, ce bonhomme... Mais pas moyen d’en tirer la moindre info, quand j’ai essayé de l’en faire parler... Au seul mot de collection, la tête d’une huître qui voit arriver le couteau, fermez le ban...