V. Passer le col

Ce texte est une version de travail du Bonhomme Pons, qui a pris ensuite une forme différente en vue de sa publication en volume, aux éditions Belfond, en septembre 2014.



J’ai aussi trouvé trace de Fernand Pons dans un Dictionnaire actuel de la chanson française paru aux éditions Marabout, en 1982. Le vieux volume aux pages sèches et jaunies a opportunément refait surface dans les hauteurs de ma bibliothèque, alors que j’y cherchais mon fidèle dictionnaire des symboles. Par réflexe, ou par acquit de conscience, mais c’est bien la preuve que l’histoire du vieux chanteur perché sur son scooter m’avait décidément marqué, j’ai jeté un œil à la lettre « p » - et j’en suis resté bouche bée, de l’y dénicher au milieu d’une cohorte de vedettes de mon enfance. A dire vrai, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, le voir prendre corps de lettres dans cette notice a produit sur moi un effet bien plus puissant que d’écouter deux de ses chansons. J’en aurais ri, encore grimpé sur ma chaise branlante, accoudé à la bibliothèque : je n’étais donc pas si différent de ces voisins de HLM qui se jettent sur vous des paillettes plein les yeux pour vous dire, alors que vous appuyez sur le bouton de l’ascenseur un sac-poubelle à la main, vous étiez à la télé, hier, je vous ai vu ! Comme s’ils voulaient vous confirmer que vous y étiez vraiment allé, puisqu’ils vous y ont vu, d’autant plus sidérés qu’ils vous saluaient jusqu’alors avec la douce condescendance qu’on accorde au fou gentillet, celui du troisième qui se prend pour un poète. Ils s’étaient donc trompés du tout au tout sur votre compte ! Voilà subitement que deux mondes hermétiquement séparés communiquent, qu’ils vous regardent comme une passerelle à moitié irréelle entre leur quotidien plein de brouillard et la galaxie solaire des célébrités de la télévision. Oui, je me suis fait sourire, à me comporter de la même façon exactement, prêt à me jeter sur le bonhomme Pons si je le croisais à nouveau pour lui dire, j’ai lu la notice, vous savez, dans le dictionnaire, comme si celui qu’à part moi je nommais toujours le spectre du boulevard Saint-Germain pouvait m’aspirer par la seule force du souvenir dans un univers qui était donc vraiment le sien, un univers qui me semble d’ordinaire à des années-lumière, sinon factice et irréel, celui des stars à paillettes et des paparazzis qui pouvait me faire rêver, comme tous les adolescents sans doute, à quatorze ans.

C’est que, pour être écrasée entre les biographies bien plus longues de Michel Polnareff et de Serge Reggiani, la notice dévolue à Fernand Pons s’étalait néanmoins sur une page et demie. En vérité, elle y prenait des allures de nécrologie de seconde classe, à force de constater la disparition progressive du chanteur au long de la décennie précédente, une disparition que l’on sentait inéluctable et lente. Il n’est sans doute pas inutile que je la recopie, puisque l’auteur m’a récemment accordé l’autorisation de le faire, que vous mesuriez l’effet que j’ai pu éprouver :
« Fernand Pons, pianiste, guitariste et chanteur français, né à Moulins le 3 mai 1946. Fils unique d’un magistrat, Fernand Pons grandit en province et perd sa mère très jeune, en 1952. Ancienne concertiste, Bénédicte Pons, née Camusot, a eu le temps, cependant, d’initier son fils au piano et à la poésie. Dès l’âge de 16 ans, Pons découvre le rock’n roll en chantant les premiers succès de Johnny Hallyday ou des Chaussette noires au sein d’un orchestre de bal, dans la région de Boulogne-sur-mer. Après le décès de son père, en 1964 (il est encore mineur), il est hébergé dans sa famille parisienne. Passant outre la réprobation générale, il quitte le lycée, fréquente assidûment les tremplins du Golf Drouot ou de la Locomotive. Il y fréquente Christophe, les Doodles ou encore Joe Dassin. Repéré par le directeur artistique Ken Lean, il participe à la tournée « RMC - Golf Drouot » de l’été 1965, mais ce n’est qu’un an plus tard que paraissent sous le label Disc’AZ ses deux premiers 45 tours, dont Heureux comme un saltimbanque en France qui grimpera jusqu’à la quatrième place du hit-parade de Salut les copains, dans le sillage du succès phénoménal que connaît la même année et sous le même label La poupée qui fait non, le premier enregistrement de Michel Polnareff. L’année suivante, il représente la France au concours de l’Eurovision avec Ça roule, ce qui lui vaudra de subir une polémique particulièrement blessante : ce ne sont pas tant les qualités de sa chanson qui sont critiquées dans la presse que son physique ingrat, qui semble à certains incompatible avec une émission où prime le sourire télégénique des candidats. Pons finit seizième avec une seule voix. Il publie son unique album, Détours et des couleurs, en 1969, sur lequel figure Passer le col, hommage poignant à sa mère qui prend une signification particulière lorsqu’on sait qu’elle est morte d’un cancer du col de l’utérus.
Avouant avec la même et franche naïveté sa faiblesse en matière d’harmonie ou son admiration pour le professionnalisme de Polnareff, Pons n’a plus enregistré depuis sa participation à l’opéra rock La Révolution française (1973). En ces années où la musique de variété évoluait rapidement, s’enrichissant de sons nouveaux, il n’a pas su se maintenir à l’affiche. Ce musicien doué d’une âme rêveuse, délicate, a souvent insisté sur la dette immense qu’il éprouvait envers celui qui, à ses yeux, restait le modèle d’une chanson française exemplaire, Charles Trenet. Beaucoup, parmi la génération triomphante des années 60, le regrettent, et peut-être pour cela même qui lui aura été fatal, une générosité dans l’admiration qui certes lui valait des témoignages d’amitié, mais le rejetait aux marges d’un univers où la valeur des uns et des autres ne cesse de jouer au yoyo, un monde spectaculaire où les dents longues sont redevenues ces dernières années le plus bel atout d’un jeune artiste. R.r.T. »

Je ne sais pas vous, mais, moi, cette dernière phrase m’a ému, et plus encore quand je l’ai relue après avoir vérifié en parcourant d’autres entrées du dictionnaire à quel point elle dénotait dans un ouvrage dont les rédacteurs étaient plutôt enclins à l’expression d’idées toutes faites, comme on en lit tant dans les journaux, où les jugements péremptoires ressemblent à des voyageurs de commerce ronflant le temps d’une nuit dans une auberge. Reste qu’à le voir déjà porté disparu en 1982, on pouvait se faire une idée plutôt noire de ce que le musicien était devenu en 2010, réduit à courir les cours particuliers, professeur dans les beaux quartiers !

La petite photographie qui accompagne l’article, à tel point dépourvue de lumière qu’on la dirait prise sous un préau d’école un jour de pluie, témoigne d’un physique aussi éloigné du gendre idéal façon Antoine que de la grande gueule cassée façon Hallyday. A la limite du flou tant le grain est épais, elle n’en laisse pas moins penser que la laideur de Pons, déjà marquante à trente ans, est de celles qui s’aggravent avec l’âge : au début des années 70, et à défaut d’aller jusqu’à séduire, cette laideur pouvait encore passer pour de l’originalité au dire de jeunes femmes tentant de vivre en accord avec leurs discours, quand seule était supposée compter la beauté intérieure des êtres.

C’est d’ailleurs ce qu’à sa façon m’a récemment confirmé René Teillaud, alias René rough Teillaud, R.r.T. du temps qu’il signait des articles enfiévrés dans le magazine Antidotes. A la retraite depuis 2006, date de son départ de la rédaction du Disque français où il a terminé sa carrière avec l’aura d’un ancien de l’âge d’or, il m’a invité à le retrouver chez lui à peine j’avais commencé d’exposer l’objet de mon appel téléphonique. Il semblait tout content que quelqu’un, et peu importait pourquoi, se souvienne de lui, vienne le chercher, lui, dans son petit appartement de vieux célibataire, aux Buttes-Chaumont. Bien content, en somme, que je lui demande d’exhumer quelques souvenirs destinés sinon à mourir avec lui, il m’a reçu au milieu de piles et de piles de disques vinyles, de vieux journaux, ça faisait longtemps qu’il n’avait pas eu l’occasion d’en raconter tant, et il était bien décidé à en profiter, à en juger par les provisions de bière aux pieds du canapé de velours qui avait dû être rouge. C’est pourtant un vieux monsieur, désormais, Teillaud, derrière ses lunettes cerclées de métal, les longs cheveux gris filasse serrés dans un catogan, puisqu’il s’est juré de ne jamais les couper, comme il s’est cru obligé de me le préciser, ouais, j’en ai fait le serment à l’enterrement de Pierre Overney, tu sais, le gars dégommé par un vigile de Renault... Folle époque... C’était juste avant que j’ajoute rough à mon nom, en bas des papiers, mais ça j’ai dû y renoncer, après, dans les années 80, ça ne passait plus... Tout est devenu lisse... Ce dictionnaire, si tu savais comme ils l’ont lissé ! Les petites mains s’y mettent, normalisation... Plus rien ne dépasse, tout rentre dans le rang... Alors que rough, c’était pour sauvage, tu vois ? J’étais amoureux comme un âne, je dois dire, en 73, et c’était les montagnes russes, notre histoire... Raide dingue d’une Américaine qui suivait la tournée des Stones... 1973... Une tournée mythique, avec le concert de Bruxelles, RTL qui t’affrète un train entier rien que pour y amener les spectateurs français privés de tournée chez eux, rapport aux poursuites qui visaient Keith Richards, 100 % junkie à l’époque... Toujours vivant quand même, hein, le vieux Keith qui encaisse... Mais c’est de Pons que tu voulais parler, pardon, pardon... pas grand-chose à voir avec les Stones... Plutôt côté Beatles, et encore, disons Ringo Starr peut-être... Mais gentil, vraiment, attachant. Je t’ai préparé une cassette, la copie de son album, là, tu pourras l’écouter tranquille... Une autre bière ? Non, vraiment ? Ça, si je m’en souviens, de Pons, tu penses ! On n’en croise pas tant, des comme ça ! Un vrai poète. Et puis, cette gueule ! Mais c’était la grande époque ! Les jeunes n’ont pas idée, ce que c’était... Déjà en 1989 ils se sont mis à manifester pour réclamer des moyens pour la fac, des gommes et des crayons, alors là, on s’est dit, voilà ce qui s’appelle enterrer l’utopie... Ne manifestent plus jamais que pour leur retraite, à l’heure qu’il est, ces caves ! La retraite, tu parles d’une motivation, à 20 ans ! Si on s’en moquait, de la retraite, nous autres, on avait autre chose à faire, tout de même, on voulait vivre, totalement vivre... Peut-être Tchernobyl, qui était passé par là... Quand même, j’ai pas tout compris au film, je dois dire. Quel retournement en trente ans !

Je vous laisse imaginer le chapelet de propos aigris d’un vieux soixante-huitard qui ne mesure pas le retournement qu’il opère lui-même pour en revenir strictement au même éternellement le même contre quoi il s’était autrefois élevé, la dénonciation d’une jeunesse écervelée qui bafoue la morale des aînés, puisque les jeunes ne sont plus les jeunes, ne pensent plus qu’à consommer, ont perdu les valeurs... Je ne lui ai demandé ni s’il était propriétaire ni le montant de la sienne, de retraite, malgré l’envie d’ouvrir les fenêtres, j’ai préféré écouter sagement avant de poser les questions qui me brûlaient les lèvres... Je crois bien que j’ai eu raison, parce qu’il est bientôt devenu franchement intéressant, René Teillaud. Des points concrets, des détails précis, et surtout, son récit de l’été 73... L’été 73, c’est là que j’ai enclenché mon magnétophone.



17 juin 2012
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