Invisibles, disponibles
De la littérature, qu’elle rende visible ce qui ne l’est pas : mots non dits, pensées invisibles superposées aux actes, êtres noyés et oubliés dans l’immense verbiage ambiant. Alors nous sont proches des actions comme celle des Enfants de Don Quichotte qui alignent les tentes de sans-domicile-fixe le long du canal Saint-Martin ; que les bien-logés s’y glissent, eux aussi. Rendez-vous avec les Photos brèves de Dominique Hasselmann.
Don Quichotte a beaucoup d’enfants. Ralph Ellison, qui conçoit le roman « comme un radeau chargé d’espoir », en fait partie. Analyse du premier roman d’un des premiers romanciers noirs des États-Unis, Homme invisible pour qui chantes-tu ?. Analyse des paradoxes de tout roman d’apprentissages : « un narrateur y raconte comment il est devenu celui qu’il est à la fin du roman tandis que, de son côté, celui qui écrit y fait son apprentissage de romancier […] le narrateur, qui s’exprime à la première personne sans jamais dire son nom, va à la fois se reconnaître comme américain à la peau noire et se révéler romancier, d’un côté se découvrir dans le regard des autres, de l’autre se découvrir à ses propres yeux ».
Car il y a plusieurs façons d’écraser et d’éliminer : minorer, insulter par clichés, aussi faire disparaître des représentations. Cette pratique sociale à très grande échelle est démontée par l’équipe de sociologues qui vient de publier La France invisible aux éditions de La Découverte ; la critique sert aussi à cela, faire entendre quelques consonances.
Le roman de Ralph Ellison a paru en 1952. C’est en 1951 qu’a paru Le Questionnaire d’Ernst von Salomon dont a rendu compte Cécile Wajsbrot, en 1961 qu’a paru Le Sang du ciel d’Igor Rawicz dont a rendu compte il y a peu Bertrand Leclair dans une de ses chroniques.
Ces trois romans, qui ne figurent pas dans les listes actuelles de best-sellers des magazines, sont cependant toujours disponibles chez leur éditeur français, il suffit que vous les commandiez à votre libraire.
Entrez chez votre libraire.
Il y a quelques années, souvenez-vous, on achetait ses disques chez un disquaire proche de chez soi. Si vous voulez continuer d’acheter et de commander des livres chez un libraire proche de chez vous, en sortant acheter votre journal ou votre pain, faites un croche-pied préventif à la nostalgie et allez-y aujourd’hui. Un livre se glisse dans la poche, il s’emporte pour un trajet en métro ou un voyage en train, avant un rendez-vous auquel on craint d’attendre. Pour autant, son contenu n’est ni périssable ni courant. Il espère même en être le contraire, il suffit de lire les deux textes de Shoshana Rappaport, Procédures et À propos d’un voyage en Chine, de lire la réflexion sur le roman que mène Claudine Galea à partir d’Anthropologie d’Éric Chauvier pour s’en assurer.
Tout le circuit du livre – écrivains, éditeurs, libraires - a besoin de notre vigilance de lecteurs. Dans le journal Le Monde, trois libraires ont publié un article que François Bon a repris dans Les libraires et Internet.
Ronald Klapka qui, dans À quoi bon des poètes en temps de manque ?, reprend une question posée dans la revue papier Le Soleil noir en 1977, rappelle les difficultés financières qui frappent l’un après l’autre les « petits » éditeurs de « grands » textes, difficultés exposées par un courrier des éditions Comp’Act.
Pour écrire jour après jour sur le site remue.net, pour vous envoyer semaine après semaine nos Lettres hebdomadaires, vous aurez compris que, selon nous, l’Internet littéraire est une chance, un allié, des livres et de la littérature. Sébastien Rongier en donne la preuve en nous présentant le dossier « Ce que fait la littérature au cinéma (et réciproquement) » de la revue électronique Fabula LHT. On y lit des études qui prennent le temps de réfléchir à des œuvres littéraires et à des films publiés depuis longtemps.
Le temps écoulé, la tenue des œuvres en mémoire et leur relecture, la lecture comme rêverie affranchie des genres : alors des rapprochements paraissent possibles et la littérature aussi comme invention de mondes possibles.
Vous fréquentez remue,net, nous fabriquons remue.net – peut-être de cette façon : comme écritures et lectures inactuelles, visibles plus ou moins, toujours disponibles.
La prochaine Lettre hebdomadaire vous parviendra probablement l’année prochaine. D’ici là, lisez bien, écrivez bien !