Koman sa sécri émé ?
Les mots au plus près de la vie
Koman sa sécri émé ?, Annie Saumont, Éditions Julliard, 180 pages, 16 euros.
Chronique par Jean-Claude Lebrun, L’Humanité, le 24 novembre 2005.
Annie Saumont publie des nouvelles depuis 1977. Une bibliographie impressionnante et une griffe inimitable ont fait d’elle la grande référence du genre. Sans véritable équivalent en France ou à l’étranger, malgré cette tentation bien de chez nous de lui trouver des modèles ou des homologues, notamment outre-Atlantique. Elle a, en effet, inventé un style à nul autre pareil, au plus près des évolutions et convulsions de la langue. Ses livres ont cette particularité de présenter une écriture extrêmement typée et de constituer en même temps le plus fidèle miroir des états successifs de notre langue depuis trois décennies. Une aubaine pour les linguistes et les socio-linguistes. On y distingue comment les mots ont bougé au rythme des crises individuelles et collectives. Comment en eux se sont déposées les poussières du mal-être et de la désespérance. Koman sa sécri émé ? apparaît en une saisissante résonance avec l’actualité de ces derniers jours.
Les dix-huit textes, ici réunis, n’ont pourtant pas pour cadre des lieux où la crise sociale atteint à des paroxysmes. L’on n’y habite pas des cités sinistrées. L’on y mène des existences discrètes, des vies moyennes de Français moyens. Même si l’on s’y trouve secoué par de violentes secousses intérieures.
Parmi les nombreux personnages, pas de figures d’adolescents animés par la rage du « no futur », de la provocation
et de la casse. Le regard d’Annie Saumont est plus vaste, c’est ce qui lui donne son acuité et sa profondeur de champ. Des trajectoires individuelles se dessinent, à la surface desquelles viennent affleurer des rancoeurs, des humiliations, des désespoirs. Mais aussi les petits gestes, les stratégies minuscules du quotidien, qui permettent d’éviter de plus grands basculements. On observe là une manière de panorama de la diversité française. Par exemple, le retraité en mal d’affection, hanté par l’idée de suicide sous un train, ce jour-là tout près de passer à l’acte, et qui ne doit de vivre encore qu’à la voix ferme et persuasive de la femme qui, dans les haut-parleurs, demande aux voyageurs de s’éloigner du bord du quai. Ou, à l’autre bout de la chaîne, le jeune garçon à qui une petite soeur vient d’arriver : sous les manifestations de l’amour obligé, un térébrant désir de meurtre de la concurrente. Ou encore les collégiens de quatrième technologique, le juif et le beur, et la fille voilée entre eux : jalousie de l’éconduit, qui se rêve dans la cour de récréation en kamikaze de l’Intifada, imagine son beau tee-shirt presque neuf en ceinture d’explosifs retenue par les lacets de ses Nike serrés autour de sa taille. Juste avant, en classe, il avait eu à faire une rédaction : « Moyens de lutter au collège contre la violence ordinaire. » En trois pages et demie, Annie Saumont atteint à une stupéfiante densité de sens. L’on est ici tout près du chef-d’oeuvre.
C’est la vie contemporaine qui se trouve ainsi balayée par cette plume tour à tour ironique et tendre, mais toujours incroyablement effilée. On pense à la Rando, où l’on voit un honorable professeur de lettres invité par un groupe d’amis
à repartir en randonnée avec eux. Pendant vingt-six mois et sept jours, il avait dû se contenter pour tout lieu d’exercice d’un étroit périmètre entre quatre hauts murs. La psychose de pédophilie était passée par là, qui sans le moindre recul critique avait sacralisé la parole des enfants et fait de chaque enseignant un délinquant en puissance. Annie Saumont n’arrange pas la réalité aux couleurs paresseuses du politiquement correct. On aime cette liberté, cette indépendance d’esprit, cette absence de préjugés. Son rapport avec la langue en offre sans aucun doute l’illustration la plus achevée. On la voit même aujourd’hui oser la rédaction complète d’une nouvelle dans le langage SMS. Parce qu’il y a dans ces raccourcis non seulement le reflet d’une nouvelle rapidité, mais également de codes de conversation pas tellement éloignés des référents et formulations obligées qui avaient valeur d’usage dans le théâtre classique. Voir un écrivain s’en emparer et les monter en un véritable texte constitue un régal inédit (« fo ke jvs parl de charl, C Gan... 10z ke C1 pouri. no. son poli. pouri 10z pa 10z ptit crét1 en criz »).
Inutile de chercher : il n’y a aujourd’hui rien de comparable à cette qualité de regard, à cette précision et cette ingéniosité du travail sur la langue.
© Jean-Claude Lebrun _ L’Humanité
photo : Mousson d’été 2005, Jacques Bonnaffé seul en scène, en lutte avec un texte d’Annie Saumont _ image FB