L’homme hermétique | Lionel-Edouard Martin

Un nouveau récit de Lionel-Édouard Martin chez Arléa.


La Gartempe, la rivière si présente dans Deuil à Chailly, le précédent récit de Lionel-Édouard Martin, serpente à nouveau, mais de loin en loin, dans ce paysage poitevin derrière lequel se joue une autre fin de parcours, un autre drame silencieux, inéluctable, écrit d’avance ou presque. Celui qui se retrouve ici au centre se nomme Paul. C’est un colosse, un mal en vie, un type qui compense ses manques comme il peut, faisant même fructifier à sa manière (et évidemment à ses dépens) le "fabuleux héritage" dont il a aussi sa part, à savoir le grand excès de sucre, le miel lourd, doré, le sang sirupeux, le diabète qu’on se refile, dans la famille, de père ou mère en fils ou fille depuis des lustres.

Il y a d’abord eu la grand mère. Et Paul déjà aux premières loges, tenant entre ses doigts un gros orteil tombé du corps "miné par la gangrène".

« C’est ça qu’il tenait à hauteur du visage.
Nous autres assis, tous. Avec, il aurait pu nous donner la becquée.
Ben, qui qu’est-eu qu’j’en fais, qu’il a murmuré, qui qu’est-eu qu’j’en fais, de tiel artignole ? Ol est le grous artignole à nout’ mémé, qu’il a murmuré, comme si pas d’autres mots ne lui venaient en bouche que notre vieux patois, pas d’autres mots, pour dire la déchirure des chairs. »

Ceux qui sont réunis pour partager les derniers instants de vie de la grand mère (et parmi eux celui qui, à propos de l’orteil, répond : “jette-zou dans la cuisinière, qu’o crame”) forment déjà l’assemblée de ceux qui, bien plus tard, tenteront de dresser, et c’est l’objet de ce texte, le portrait de Paul après sa mort.
Tous racontent la lente descente. Le travail, la fatigue, l’alcool. Les excès. Les vins cuits. La ronde des Vabé, Martini, Bartissol. Le corps qui à la longue s’épaissit. Et le sang qui à l’intérieur agit de même, obstruant, coupant, figeant veines, veinules, artères...

L’homme hermétique est celui qui à force de se forger une carapace hors norme (tel le corps extravaguant : près d’un quintal et demi - on n’en est plus à l’embonpoint - de Paul) se retire en lui-même pour ne plus en sortir.

« Homme hermétique, Paul. Sans doute bien des hommes sont-ils, à sa façon, poursuivis par un destin, par une passion, qui les enferme au creux d’un rêve, d’une maladie ou d’autre chose. »

C’est cet enfermement que l’auteur réussit à faire voler en éclat à coups de paragraphes courts, hors chronologie. Pour que la parole se libère et circule, pour qu’elle exprime tout, y compris, et d’abord, les affres, les peurs, les douleurs, le foutu corps qui part en vrille, il n’a pas d’autre choix que de transcrire les mots (et seulement les leurs : parfois teintés de patois) des gens ordinairement taiseux. C’est là la force de ce livre, bâti comme une pièce de théâtre (avec décor, personnages, voix off et tableaux brefs) qui aurait un peu à voir avec une volée de confessions (toutes sobres et convaincantes) murmurées dans la pénombre, à mi voix, dans une cérémonie d’après funérailles.


Lionel-Édouard Martin : L’homme hermétique, éditions Arléa.
(Logo : Camille Pissarro, Pommes et faïences sur une table, 1872)

28 octobre 2007
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