La cendre des cerisiers, par Philippe Forest

texte à paraître en préface à l’anthologie L’Archipel des séismes
chez Picquier en février 2012



1.
De ceux qui furent les victimes vraies du grand naufrage que connut le Japon ce 11 mars 2011 où, comme un navire secoué par la tempête qu’une lame éventre et envoie par le fond, le pays fut soudain submergé sur certains de ses rivages, nous ne connaîtrons jamais le récit qu’ils auraient fait du drame qui mit fin à leur vie. Seuls peuvent encore parler ceux qui ont survécu : les rescapés que la chance protégea du désastre et puis les témoins qui observèrent celui-ci depuis l’abri de fortune où ils avaient trouvé refuge ou ceux, nous étions parmi eux, qui se tenaient, plus loin encore, derrière l’écran de leurs téléviseurs, à l’écart d’une horreur devenue spectacle, sidérés par la peinture poignante d’un paysage sur lequel une vague effaçait toute vie, éprouvant cependant le soulagement d’avoir été épargnés dont parle un vieux poète, il se nomme Lucrèce, lorsqu’il évoque la jouissance coupable que procure à certains le malheur d’autrui.

Je n’ai recours qu’avec une réticence certaine à cette image qui assimile à un naufrage les événements récents du Japon : le tremblement de terre, le raz de marée, la catastrophe nucléaire toujours en cours à laquelle la destruction de la centrale de Fukushima expose tout un peuple, les générations actuelles comme celles encore à naître, et qui concerne à ce titre toute la planète. Je sais bien qu’une telle image confond ce qui demanderait à être distingué et qu’elle conduit à considérer comme le produit indifférencié d’une fatalité naturelle et puis d’un infortuné concours de circonstances, une situation terrible où l’imprévoyance criminelle des hommes eut aussi sa part.

Si, malgré tout, j’emploie cette image c’est pour le sens que lui donna Primo Levi dans Les Naufragés et les Rescapés quand, évoquant l’extermination sauvage dont furent victimes les Juifs d’Europe au cours de la Seconde Guerre mondiale, s’attachant à penser ce crime sans équivalent, il pose les bases de la seule morale du témoignage qui vaille en toute occasion. Seuls les « naufragés », ceux qui ont péri, seraient en droit de dire l’horreur à laquelle ils furent livrés. Mais la mort les a privés de la possibilité de le faire. Si bien que, en lieu et place des vraies victimes, c’est aux « rescapés » qu’il incombe de porter témoignage mais sans jamais oublier que c’est pour autrui qu’ils s’expriment indûment, parlant au nom d’une expérience qui ne fut pas la leur – du moins : pas jusqu’au bout – et dont ils ne peuvent rendre compte ainsi que par l’effet d’une procuration imparfaite. Tout témoignage s’avère alors impossible – puisqu’il porte sur une épreuve qui fut épargnée à celui qui en fait le récit – et cependant indispensable – car, autrement, on consentirait au mutisme absolu auquel furent condamnés ceux qui, seuls, auraient eu autorité pour briser le silence.

Un tel principe, je le rappelle pour commencer et je le place en guise d’avertissement en tête de tout ce qui va suivre. Personne ne peut parler au nom des vingt mille victimes que fit la catastrophe. Et pourtant, nul ne doit taire un tel désastre qui, de proche en proche, le touche aussi. Une telle exigence vaut d’abord pour ceux qui, sur la côte du Japon, furent directement exposés au séisme et à ses conséquences instantanées, perdant leurs proches, voyant de leurs propres yeux leur vie s’effondrer, leur monde s’engloutir. Elle vaut ensuite pour ceux qui, dans le reste du pays, subirent et continuent à subir, avec plus ou moins de violence, les effets d’une telle catastrophe et se trouvent soumis à la menace de la contamination radioactive. Elle vaut enfin pour n’importe qui, où qu’il vive, puisque le drame de chacun est toujours aussi celui de tous. La catastrophe eut son épicentre qu’on situe quelque part au large du Tohoku et plus l’on fut proche de celui-ci, plus grandissent en proportion la nécessité et la légitimité du témoignage. Mais, aussi imperceptibles ou provisoires qu’aient pu faussement paraître celles-ci, la catastrophe diffuse également ses ondes mauvaises sur toute la surface de la planète. Elle est notre affaire.

La parole la plus sage, celle qui demanderait à être placée en épigraphe du recueil de réflexions et de témoignages que l’on présente ici, est celle de Genyu Sokyu : « Il n’y a rien à dire, mais c’est ici que le chemin commence. »


2.
Il faudrait en premier lieu établir et réfléchir les faits.

Le temps passé depuis la catastrophe n’a pas fait se dissiper la grande confusion suscitée par l’événement. C’est que le temps, en vérité, n’a pas passé. Comme l’écrit si justement Saito Tamaki, le temps lui-même est sinistré, victime de cette « secousse » qu’évoque aussi Takahashi Genichiro. Violemment privé de son sens – c’est-à-dire, comme le veut la langue française, de sa signification autant que de sa destination –, semblable à une rivière en crue qui déborde de partout, il a quitté son lit et ne semble pas décidé à le regagner, se dispersant dans toutes les directions à la fois et laissant chacun tout à fait désorienté. Telle une porte qui bat piteusement dans le vide, le temps est sorti de ses gonds – « The Time is out of joint » déclare Hamlet sur les remparts d’Elseneur – et cette porte laisse passer, sortant de leurs placards, tous les fantômes d’autrefois, leur cortège spectral attestant que quelque chose est bien pourri dans ce royaume d’aujourd’hui dont on aurait grand tort de penser qu’il se limite aux seules frontières du Japon car il couvre en réalité toute la surface de la Terre.

N’importe quelle catastrophe naturelle, dès lors qu’elle affecte la communauté des hommes, prend une dimension politique car elle contraint ceux-ci, dans la plus extrême précipitation, à repenser le lien qui les unit les uns aux autres et en vertu duquel ils vont, ou non, faire face ensemble à l’anonyme adversité des éléments. Cette dimension politique s’accentue lorsque, comme c’est le cas ici, la catastrophe naturelle se complique d’un autre désastre qu’on ne peut imputer à la seule fatalité. Il serait absurde d’attribuer à qui que ce soit la responsabilité du séisme et de ce qui s’ensuivit – même si tout spectacle de fin du monde fait resurgir pour les esprits les plus faibles le fantasme d’une justice divine s’abattant à dessein sur les hommes. Mais il serait aveugle d’exonérer de cette même responsabilité ceux qui mirent en place les conditions très concrètes donnant à l’événement toute sa gravité en permettant que le séisme et le tsunami produisent des effets qui auraient pu être prévus, limités, évités, entraînant ainsi l’accident nucléaire de Fukushima dont nul ne peut encore mesurer les conséquences exactes qu’il aura. Au-delà des dysfonctionnements et des défaillances que pointent Takahashi Katsuhiko et Shioya Yoshio, c’est, comme le souligne Ikezawa Natsuki, tout un modèle de développement qui se trouve mis en cause, auxquels, avec l’assentiment plus ou moins explicite de tous, au Japon et ailleurs, collaborèrent les pouvoirs politiques, économiques, techniques, laissant le système aller selon la seule logique d’une croissance aveugle, accumulant un incontrôlable potentiel de destruction et mettant celui-ci au service ou à la merci du moindre incident décidant de sa libération dévastatrice. En ce sens, le nucléaire militaire et le nucléaire civil s’opposent moins qu’ils n’apparaissent comme deux aspects d’un même et imprudent programme où, laissée à elle-même, la pure volonté de puissance prépare méthodiquement la possibilité d’un exercice d’anéantissement auquel le moindre hasard – crise diplomatique ou catastrophe naturelle – donnera l’occasion de se réaliser.

De toutes les voix qui nous sont parvenues en Occident, celle du romancier Kenzaburô Oé est celle qui a dénoncé avec le plus de force un tel phénomène par lequel se manifeste la continuité logique qui conduit, comme le veut une rime sinistre, de Hiroshima à Fukushima et qui accorde ainsi au Japon le triste privilège d’avoir été le théâtre principal de cette forme de folie avec laquelle les hommes ont déchaîné d’eux-mêmes les forces de leur propre destruction. Militant de la paix depuis le début des années 60 comme en témoignent ses Notes de Hiroshima, Oé n’a cessé de plaider la cause d’un désarmement général – et peut-être se rappelle-t-on encore les calomnies que lui valut chez nous sa dénonciation de la reprise par la France des essais nucléaires dans le Pacifique. Aujourd’hui, Oé en appelle à l’abandon immédiat de l’énergie atomique dans son pays comme dans le reste du monde – et je ne doute pas qu’une telle proposition sera semblablement jugée irresponsable et irréaliste. Dans son esprit, ces deux positions sont solidaires au point de n’en former qu’une. De fait, il faut les penser ensemble et sans évacuer leurs très réelles implications politiques pour que l’indispensable apitoiement sur les victimes d’aujourd’hui soit autre chose qu’un sentimental rideau de fumée déployé en guise de diversion afin de déguiser la logique perverse qui, si elle reste intouchée, prépare dès maintenant les catastrophes de demain.


3.
Il n’y a de compassion juste pour les victimes que celle qu’accompagnent la colère s’exprimant contre les causes du sort qui leur fut fait et le courage employé afin d’empêcher que telles causes ne produisent à l’avenir de pareils effets. Sinon, et c’est le cas bien sûr, la souffrance d’autrui n’est plus rien d’autre qu’un spectacle sentimental devant lequel les survivants se distraient confortablement en s’enchantant de leur vaine grandeur d’âme et en se félicitant de la chance qui les met (pour cette fois) à l’abri du fléau dont ailleurs on fait les frais.

« Suave mari magno » : la formule ne dit plus rien, sans doute, à personne sinon à ceux qui se rappellent encore un peu du latin que l’on enseignait autrefois dans les collèges. Elle est de Lucrèce : « Il est doux de contempler du rivage les flots soulevés par la tempête, et le péril d’un malheureux qui lutte contre la mort : non pas qu’on prenne plaisir à l’infortune d’autrui mais parce que la vue est consolante des maux qu’on n’éprouve point. » La remarque du poète, avec la banale vérité psychologique qu’elle exprime, éclaire exemplairement l’attitude qui est devenue la nôtre et qui nous conduit à ne plus concevoir l’histoire autrement que comme un long film-catastrophe, aussi dépourvu d’intrigue qu’un jeu numérique, et consistant en une série d’épisodes où la destruction se constitue en une sorte de spectacle suffisant à la signification très ambiguë. De ce point de vue, depuis l’attentat du 11 septembre 2001 (qui marqua très certainement un changement d’époque) jusqu’au séisme du 11 mars 2011 (qui demande indubitablement à être pensé dans la continuité de l’événement précédent), au cours de cette décennie que d’autres catastrophes marquèrent également (le raz de marée dans l’océan Indien, le séisme à Haïti, sans parler de ce crime collectif de « non-assistance à personnes en danger » que constitue l’abandon à la famine, à la maladie, à la misère des populations sinistrées d’Afrique), un phénomène plus ancien s’accélérant soudainement, se sont mises en place les conditions d’une nouvelle perception du monde où l’Histoire n’apparaît plus que comme un récit décousu où un Mal inintelligible ravage l’univers à l’aveuglette sans que nous puissions nous rapporter à cette réalité autrement qu’en la recevant comme un spectacle qui nous échappe, que nous ne comprenons pas, sur lequel nous n’avons pas de prise, et auquel nous assistons passivement, éprouvant très exactement pour autrui ce sentiment que Lucrèce dit et où se mêlent la compassion qui nous unit aux victimes et la consolation que nous procure le fait de ne pas nous trouver encore au nombre de celles-ci.

Selon une formule très juste, l’univers est devenu un « village planétaire ». L’hypothèse poétique qui veut que le battement d’ailes d’un papillon puisse produire une tempête dévastatrice aux antipodes a pris valeur de vérité, voire d’évidence. Dans ce « monde fini » dont Paul Valéry prophétisait l’avènement il y a presque un siècle, le moindre événement résonne par ses conséquences partout sur la planète. Mais en même temps, la mise en scène généralisée à laquelle contribuent les moyens de communication d’aujourd’hui et qui constitue à la fois l’une des causes et l’un des effets de l’actuelle mondialisation, contribue à « déréaliser » tous les événements, ne leur donnant d’autre valeur que « virtuelle », les faisant exister seulement sous forme d’images qui ne se distinguent plus guère de celles que diffuse la très enveloppante fiction télévisuelle, les établissant dans une distance qui nous en sépare de façon presque infranchissable. Du coup, jamais nous n’avons été à la fois si proches et si éloignés les uns des autres.

C’est dans de telles conditions que se pose la question extraordinairement complexe de la relation qui peut et doit désormais s’établir entre les hommes, tantôt victimes et tantôt témoins, successivement et simultanément voués à jouer l’un et l’autre rôle sur la scène où se déroule le spectacle, toujours plein de bruit et de fureur, de l’Histoire. La compassion est essentielle puisque c’est, par elle, comme l’explique Rousseau, que se manifeste l’unité de l’espèce humaine de telle sorte que, au-delà des différences qui séparent les individus et les civilisations auxquelles ils appartiennent, chacun se trouve uni à autrui car il est son semblable. Une telle proposition doit être d’autant plus fortement affirmée que l’on a pu constater, dans l’après-coup du 11 mars, chez certains commentateurs français plutôt mal inspirés, comment l’exaltation d’une spécificité japonaise – la fameuse « âme nippone », censée surmonter mieux la souffrance physique et morale – débouchait sur un inacceptable relativisme qui minorait le malheur sous prétexte que celui-ci serait différemment ressenti au sein d’une culture aussi étrangère. Comme si, bien que s’exprimant selon des codes autres que les nôtres, l’épreuve de la mort, de la perte, du deuil n’était pas la même, aussi cruelle et dévastatrice, pour tous les hommes ! Mais, en même temps, aussi essentielle qu’elle soit, quand elle relève du pur régime de la sensibilité, voire de la « sensiblerie », propre au spectacle contemporain et lié à cette société de la « commodité » dont parle Hosaka Kazushi, la compassion peut se constituer en obstacle à la compréhension car elle se satisfait d’une émotion passagère devant la représentation toujours renouvelée de drames reçus comme s’ils n’étaient que la manifestation d’une inintelligible et intouchable fatalité. Et pourtant, il n’est enfin de compréhension vraie qui ne conduise jusqu’à cette forme de compassion supérieure par laquelle, sans renoncer à agir sur le monde, la conscience – faut-il dire l’âme ou le cœur ? – prend acte de ce précipice semblable au bord duquel se tiennent pareillement tous les hommes et auquel il n’est rien qui doive donner un sens. C’est, je crois, ce que Georges Bataille, dans un texte peu connu qu’il consacre aux témoins d’Hiroshima, nomme cet intangible « noyau de nuit » qu’abrite toute expérience humaine mais qui se manifeste à la faveur d’un désastre à la hauteur duquel, mieux que la sensibilité qu’il dit « servile », se tient la « sensibilité souveraine », répondant « au malheur qui est », et dont Bataille lie justement l’émergence à celle de l’âge atomique.


4.
Comment se débrouiller de telles contradictions et comment concevoir la possibilité d’un témoignage qui, tout en respectant le silence dans lequel ont sombré les « naufragés », permette aux « rescapés » de s’exprimer, produisant une parole qui soit à la fois de compassion et de compréhension. Cela veut dire : une parole qui ne renonce pas à penser la catastrophe mais qui, en même temps, se recueille devant l’irrémédiable non-sens qui se manifeste aussi avec elle et face à laquelle l’honneur exige que la conscience abdique enfin comme pour marquer, en un hommage ainsi rendu aux disparus, et selon les mots déjà cités de Genyu Sokyu, qu’il n’y a rien à dire et que, pourtant, c’est bien en un tel lieu de désolation mutique que le chemin commence.

A cette question très complexe, il s’est trouvé au Japon des gens, comme il s’en trouve toujours et partout, pour donner une réponse simple dont l’évidence même se trouvait commandée par la situation soudaine dans laquelle l’adversité les avait placés. Cette réponse nous concerne tous. Mieux : elle nous interpelle. Et c’est pourquoi nous devons lui accorder toute notre attention. Elle prend la forme de ce que Bataille nommait une « représentation sensible du cataclysme » qui fait passer les généralisations abstraites auxquelles prête tout événement après la perception personnelle qui fut celle de chaque individu, sis en cette « ultime forteresse » que nomme Muramatsu Tomomi, ce « jour ensoleillé du malheur » où, au terme d’une « révélation avare, atterrante, interminable », tel ou tel fit face solitairement à cette vérité qui ne se manifeste jamais que dans l’absolu de sa pure singularité. On dit : il y eut vingt mille victimes, et l’on peut procéder au décompte de tous ceux qui, à un titre ou à un autre, se trouvèrent frappés. Mais une telle comptabilité, aussi exacte qu’elle soit, relève de la falsification car elle tait que c’est à chaque fois un être unique, irremplaçable, qui fut touché – il faudrait dire : il y eut vingt mille fois une victime – selon les termes tragiques d’une épreuve incommensurable.

Je dis : il s’est trouvé des gens... Je ne dis pas : des intellectuels, des artistes, des poètes, des romanciers... Chacun s’exprime dans la langue qui est la sienne, improvise avec les mots dont il a l’habitude une représentation qu’il sait de toute façon pathétiquement inadaptée à la révélation dont il se retrouve malgré lui le récipiendaire incrédule. Devant l’âpre vérité de la vie, l’art et la pensée authentiques se reconnaissent à la manière dont ils ne se prévalent plus d’aucun privilège et s’accomplissent précisément, parvenant au point le plus haut auquel ils peuvent prétendre, dans le renoncement à toutes les formes de supériorité fausse dont s’étourdit ordinairement leur arrogance. Je ne place pas le témoignage de certaines des victimes anonymes dont la télévision nous a parfois – mais si parcimonieusement – rendu les paroles poignantes en dessous de ce que la poésie parvient à dire. J’aime ainsi que dans son si beau « Journal des jours tremblants », Yoko Tawada note : « Un auteur m’écrit qu’après ces catastrophes, certains livres ont soudain perdu tout intérêt pour lui, sans qu’il puisse dire pourquoi. Il a commencé à dresser une liste des livres “sûrs en cas de séisme”, c’est-à-dire des livres qui gardent leur valeur après les catastrophes. » C’est toute la bibliothèque aussi qui se trouve renversée et dans le désordre où tout gît à terre, seuls se signalent encore les livres qui humblement ne déméritent pas tout à fait de la vérité vaine de la vie.

« The Eye sees more than the Heart knows » déclare William Blake que cite Suga Keijiro dans son poème. L’œil voit davantage que n’en sait le cœur. Il faut avoir vu, serait-ce depuis le lointain, pour ressentir et comprendre. Tout témoignage, alors même qu’il est témoignage pour autrui, est à la première personne du singulier. C’est pourquoi, rappelons-le, il y a une imposture inouïe et ignominieuse chez ceux qui prétendent parler au nom d’une expérience étrangère, usurpant le prestige et l’autorité que seule confère l’épreuve qu’ils n’ont pas vécue et sur laquelle ils spéculent sentimentalement. Chacun ne peut légitimement parler que depuis le point où il a été placé, faisant de la catastrophe un récit qui soit conforme à la vision qu’il en eut, à proximité immédiate du désastre ou bien séparé de celui-ci par des milliers de kilomètres mais trouvant cependant la parole juste qui convienne – ainsi Yoko Tawada en Allemagne ou Ryoko Sekiguchi préparant dans sa cuisine parisienne le riz aux haricots rouges de Fukushima et rêvant aux saveurs d’un monde révolu. Quelle que soit la forme qu’ils empruntent, les témoignages qui suivent portent l’empreinte personnelle de leur auteur et se présentent ainsi comme des feuillets arrachés aux journaux tenus par eux en des temps de catastrophe : essais et analyses, fictions et poèmes et jusqu’aux superbes photographies prises par Naoya Hatakeyama dans le pays dévasté de son enfance et dont l’apparence vient vérifier l’ironique remarque faite à Tristan Tzara par Yokomitsu Riichi, citée par Usami Keiji : « Nous avons déjà notre lot de surréalisme avec les tremblements de terre. »

J’ignore bien sûr si c’est le cas en japonais – j’en doute – mais le mot « réplique » a en français plusieurs significations. Il désigne les secousses secondaires, d’amplitude décroissante, qui suivent un séisme. Mais, dans un langage plus courant, il s’applique aussi à toutes sortes de réponses (ainsi dans le cas du dialogue théâtral) ou de reproductions (avec la copie d’une œuvre ou d’un objet d’art). Chacun des témoignages présentés ici a valeur de « réplique ». Avec lui se répète, sous la forme amoindrie d’une représentation littéraire, philosophique ou artistique, le grand choc que le Japon connut le 11 mars 2011, nous rendant ainsi un peu du frémissement terrible de la terre, du soulèvement sidérant des eaux, de l’écroulement angoissant qui les suivit. Mais par lui, ce quelqu’un qui témoigne entend aussi que le dernier mot ne soit pas laissé à la mort et à la désolation, objectant au désastre, lui opposant la « réplique » d’une parole qui ne consente pas à l’anéantissement et qui, conformément à l’une des images les plus touchantes de la vieille poésie japonaise, exprime en même temps la fugacité de l’existence et le perpétuel printemps de celle-ci, fleurs fatales de cerisiers à la couleur de cendre dont parle Ikezawa et qui s’épanouissent au cœur des catastrophes comme le veut, pour finir, l’un des haikus de Natsuishi Banya : « Archipel des séismes et des tsunamis centrales et cerisiers en fleurs. »



14 décembre 2011
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