Franchir le Sambation, par Gilles Rozier

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Dortn, hinter di horey-khoyshekh, oyf yener zayt Sambatyen
Gefint zikh a folk vos me ruft di royte yidelekh

Là-bas, par-delà les monts obscurs, sur l’autre rive du fleuve Sambation
Se trouve un peuple que l’on nomme les petits Juifs rouges.


Selon une ancienne légende juive, ce peuple de petits Juifs rouges est constitué des dix tribus perdues après la disparition du royaume d’Israël. Les descendants des tribus restantes, rescapés du royaume de Juda, vivent dans l’espoir que leurs frères n’ont pas disparu. Ceux-ci habiteraient par-delà les monts obscurs, sur l’autre rive du Sambation. S’il est envisageable d’escalader les monts obscurs, la traversée du fleuve semble plus problématique. Car son flot est d’étrange nature : il charrie des rochers, certaines sources disent même qu’il crache des flammes. Impossible à traverser donc, si ce n’est au risque de finir broyé, en cendres. Pourtant, son cours s’arrête un jour dans la semaine, le shabbath. Mais alors, la Loi interdit de le franchir. Et donc, nous autres sommes supposés ne jamais avoir accès à ces tribus perdues.

À la période contemporaine, les petits Juifs rouges ne sont pas nos frères : ils sont nos ascendants. Ce sont les visages immortalisés par Roman Vishniac et Alter Kacyzne, les personnages de la Pologne de l’entre-deux-guerres ont disparu mais leurs regards subsistent par la magie de la photographie, ils fixent l’objectif de l’air de nous demander des comptes, comme dans Consolation, le texte de Cécile Wajsbrot dans lequel la narratrice se trouve enfermée une nuit durant, en Pologne, dans le bureau de poste de la bourgade d’origine de sa famille :

J’entendais leurs voix me parvenir, celles d’ancêtres dont j’ignorais jusqu’au nom.
— Tu t’intéresses à nous, disaient-ils.
— Il est bien temps.
— Il ne nous reste rien, pas même la pierre de notre tombe.
— Pas même une pensée.
— Pourtant, sans nous, tu n’existerais pas.
— Tu ne serais pas là.


Et plus loin :

— Que fais-tu ici ?
— Que viens-tu faire ?
C’étaient eux – lisaient-ils mes pensées ?
— De quel pays, quelle ville ?
— Comment vit-on là-bas ?
— Cela valait la peine ?
— Que sont-ils devenus ?
— Quels métiers, quelles alliances ?
— Combien d’enfants ?
— Et de petits-enfants ?
— Paris.
— L’Amérique.
— Tout le monde voulait y aller.
— Tout le monde parlait de partir.


Pour notre génération, que l’on soit écrivain ou non, impossible de se figurer le monde de ces petits Juifs rouges, leur vie quotidienne, les maisons qu’ils habitaient, les mots qu’ils se disaient. Nous n’avons pas d’images ou seulement celles reconstruites à l’aide de clichés, le Violon sur le toit, Vishniac toujours. Car il y a ce satané Sambation qui nous en sépare. Il est réputé infranchissable à celui qui se conforme à la Loi, mais si l’on décide d’enfreindre celle-ci, alors il y a peut-être un pont sur lequel on peut s’engager, comme dans la maxime de Rabbi Nahman de Bratslav :

Kol haolam kulo gesher tsar meod veha’ikar lo lefakhed klal.
Le monde entier est un pont étroit, et l’essentiel est de ne pas avoir peur.


Si cette maxime est devenue à notre époque une chanson populaire, c’est sans doute qu’elle décrit notre condition mieux que d’autres.
Il y avait ce pont étroit donc, mais il n’avait pas de rambardes, et toujours sous nos pieds, par les interstices du bois, les rochers du Sambation promettaient leurs mâchoires au moindre écart de nos pas. C’est le Pont de la Transgression, et certains l’ont emprunté.
Cette transgression, il y a vingt, trente ans, c’était apprendre le yiddish. On se faisait conspuer. La démarche était presque jugée obscène.
— À quoi cela sert-il ?
— Mais apprenez l’anglais, l’espagnol, le japonais et si vous voulez être juif, l’hébreu, la seule langue juive contemporaine, mais le yiddish ?!
— À quoi bon remuer l’histoire ancienne ? Il faut aller de l’avant.
— La langue des vieux.
— La langue du malheur.
— La langue de la Mort.


Nombreux sont ceux qui ont rendu les armes, mais certains ont poursuivi. Quinze ans, vingt ans d’apprentissage pétri de culpabilité. Pourquoi vouloir connaître la langue de la Mort ? Et si l’on disait que l’on apprenait également l’hébreu, et que l’on connaissait déjà l’anglais, l’allemand, cela ne servait à rien. Toute tentative de justification était inutile. Alors nous continuions à apprendre le yiddish, et à trouver dans sa littérature les réponses à nos questions : leur vie quotidienne, les maisons qu’ils habitaient, les mots qu’ils se disaient. Jusqu’au jour où nous avons réalisé : quel peuple au monde refuse à ses enfants de parler la langue de leur grand-père ? Ce n’était pas nous qui étions fous, nos Juifs l’étaient. Ils étaient fous de laisser fondre leur langue et d’en regarder ruisseler le génie jusque dans le caniveau pour aller rejoindre on ne sait quelle mer de l’oubli. Mais comment ne pas l’être, fou, quarante, cinquante ans après la Catastrophe ?
Comme le disait Laurent Binet à cette même table, tout dans la Catastrophe prête à romanesque : le sadisme, le sang, les larmes, la chance, le destin. Et la Mort, souveraine. Et pourtant…
Un jour, je participais à une conversation entre Jean-Claude Grumberg et Pierre Assouline. Grumberg dit que personne encore n’avait écrit L’Archipel du Goulag concernant l’anéantissement des Juifs d’Europe, le système concentrationnaire nazi. C’était avant la publication des Bienveillantes, de Jonathan Littel. Assouline se tourna vers moi et dit :
— Tu sais ce qu’il te reste à faire…

J’ai souvent repensé à cette conversation. Mais je n’avais aucun désir d’écrire un tel texte. Je savais depuis l’enfance que mon grand-père avait disparu à Auschwitz, et je n’arrivais pas à visualiser quelles avaient été les circonstances de son assassinat, alors je me représentais un de ces supplices du Moyen Âge qui était repris sur une frise historique de l’école communale que je fréquentais alors, dans un village au sud de Grenoble. Cette frise présentait les grands moments de l’histoire de France, Vercingétorix, le vase de Soisson, le couronnement de Charlemagne, Louis XI visitant ses prisonniers enfermés dans des cages, un homme écartelé dans la cour de je ne sais quel château fort, la prise de la Bastille, etc. De ces images d’Épinal, j’avais retenu l’écartèlement. Je voyais mon grand-père attaché à quatre chevaux en furie qui, en s’éloignant les uns des autres, lui avaient arraché les membres. J’avais vécu pendant presque quarante ans au contact d’une tante rescapée, qui parfois racontait des anecdotes ayant trait à sa survie au cœur de la Catastrophe, et pourtant, je ne parvenais pas à m’en faire des images. Quelques années plus tard, j’avais huit ans, j’étais allé voir La Folie des grandeurs, une comédie de Gérard Oury avec Louis de Funès et Yves Montand. Dans le film qui est une version comique et légère du Ruy Blas de Victor Hugo, on se débarrassait des ennemis en les vendant comme esclaves aux Barbaresques, et le travail forcé consistait à être attaché à une noria et à tourner afin de puiser les quelques gouttes d’eau qui permettraient d’arroser le palmier du chef des Barbaresques. C’est ainsi que j’imaginais la déportation de mon grand-père et de ma tante. À un moment du film, un des personnages brisait ses chaînes et s’enfuyait, et j’envisageais que ma tante avait fait de même – sinon, comment était-elle rentrée alors que mon grand-père n’avait jamais reparu ? –, elle avait brisé ses chaînes et son père lui avait dit, la voyant s’éloigner : « Embrasse bien tout le monde pour moi. » Mais mon grand-père et ma tante n’ont jamais tourné autour de la même noria. Lui, arrivé par le convoi n° 5 fin juin 1942, n’a survécu que trois semaines. Sa fille a été déportée par le dernier convoi parti de Paris le 31 juillet 1944, moins d’un mois avant la libération de la ville. Mais à l’époque, je n’en avais pas conscience. On ne parlait pas de chronologie. « Les camps », c’était un tout, un magma qui globalisait camps d’extermination, camps de concentration et camps de travail, des images de corps décharnés, de cadavres poussés au bulldozer que j’avais vues dans Nuit et brouillard quand le professeur d’histoire nous projeta le film en classe de seconde. On ne lisait pas encore Primo Levi, Raul Hilberg était inconnu en France, et Annette Wieviorka n’avait pas encore publié Auschwitz : 60 ans après, ce livre si important qui m’a permis d’établir une chronologie, et de comprendre que, quand ma tante racontait son passage à la « sélection », cela n’avait pas pu concerner mon grand-père puisque la première chambre à gaz fut mise en service le 4 juillet 1942, quatre jours après qu’il fut jeté dans ce non-lieu. Si j’ai bonne mémoire, sur son acte de décès, que je découvris un jour en fouillant en cachette dans le secrétaire de ma mère, est indiquée la date de son départ du camp de Beaune-la-Rolande. Comme s’il n’avait pas vécu encore un mois jusqu’à mourir du typhus à Auschwitz. Ce mois, mon esprit tout autant que l’état civil, était incapable de l’imaginer, ni non plus l’année que ma tante passa tout d’abord à Auschwitz puis dans un camp de travail en Tchécoslovaquie. Aucune représentation approchant la réalité.
Peut-être est-ce la raison pour laquelle il m’est également impossible de lire des fictions sur le sujet lors de leur sortie, ou de voir des films. J’ai vu La Liste de Schindler dix ans après tout le monde, à la télévision. Je crois que je me suis un peu forcé en me disant ce que l’on pense dans ces cas-là : « Je ne veux pas mourir idiot. » Tout comme j’ai été incapable, lors de sa parution, de lire Les Bienveillantes, que je n’ai toujours pas pu ne serait-ce qu’ouvrir. Je pense, dans les deux cas, que le succès public a augmenté mon hébétude. Je ressens un profond malaise au fait que l’anéantissement des Juifs d’Europe puisse faire un tel succès au box-office et dans les librairies, et pourtant, c’est naturel : tout dans la Catastrophe prête à œuvre romanesque : le sadisme, le sang, les larmes, la chance, le destin. Et la Mort, souveraine. Mais, né au bord d’une fosse, il faut toujours que je me prémunisse de ne pas tomber dedans. Peut-être, à l’instar de Georges Perec qui ne cesse de se dérober au récit de la Catastrophe tout en ne cessant de tourner autour, faut-il ne pas être né dans cette Mort-là, obsédé de l’impossibilité de se représenter réellement le supplice d’un grand-père, les souffrances et la rage d’une tante de survivre, pour imaginer. Pour construire un récit qui ose se substituer aux témoignages, aux travaux des historiens, et qui en fin de compte, aura raison d’eux. Car on le sait : ce sont les romanciers, les poètes, Homère, Du Bellay, Racine, Victor Hugo, Proust, Josef Roth, qui finissent par laisser trace d’un moment historique pour la postérité.

Ayant grandi sur cette rive du Sambation, je ne parvenais pourtant pas à m’éloigner du fleuve pour me prémunir de la chaleur trop violente des flammes, je ne savais pas tourner le dos aux petits Juifs rouges et vivre ma vie. Alors il n’y avait plus qu’une solution : le franchir, à l’aide de ce pont étroit. Les monts obscurs, ce ne serait pas un problème : né à Grenoble, j’étais habitué à grimper. Je suis tombé il y a vingt-trois ans sur l’œuvre et la vie de trois poètes yiddish, Uri-Zvi Grynberg, Peretz Markish et Melekh Rawicz. En lisant les poèmes apocalyptiques de Grynberg, j’ai ressenti un tremblement de tout mon corps que je n’ai connu que deux fois dans ma vie : avec Notre-Dame des Fleurs, de Jean Genet, et avec Velt barg arop (Le Monde sur la pente) et Mefisto de Grynberg, ce bouleversement de la carcasse et de l’âme que seul l’art est capable de provoquer. Mais les vies de ces trois compères qui se rencontrèrent à Varsovie en 1921 me fascinaient presque autant que leur littérature, et surtout leurs choix si différents, qui poussa l’un à émigrer en Palestine en 1923, le second à rallier l’Union soviétique en 1925 et le troisième à faire le tour du monde avant de se fixer à Montréal en 1941. Tous trois avaient échappé à la Catastrophe. J’étais frappé par le romanesque de ces vies et pourtant, il me fallut attendre presque vingt ans pour les raconter sous cette forme justement, romanesque.
Il me fallut attendre un déclic supplémentaire : la publication des Disparus, de Daniel Mendelsohn. J’eus, à la lecture de ce grand livre, la sensation étrange que j’aurais pu l’écrire, sans doute pas avec le même talent, mais tout de même, ce sujet était pour moi. L’auteur était de ma génération, et nos vies n’étaient finalement pas si différentes. Il était parvenu à franchir le Sambation, à tirer le fil de la vie d’un grand-oncle avec lequel il se sentait en intimité car toute sa famille disait qu’il lui ressemblait étonnamment. Mendelsohn avait réussi à reconstituer la vie et les circonstances de la mort de ce grand-oncle et de ses filles, six assassinés parmi six millions. Mendelsohn parvenait à imaginer des scènes de la Galicie de l’entre-deux-guerres, et restituer ce qu’avait été l’existence de ces six personnages, leur vie quotidienne, les maisons qu’ils habitaient, les mots qu’ils se disaient. C’est donc quelques jours après avoir fermé la dernière page des Disparus, que je me suis mis à écrire D’un pays sans amour. Je ne fus pas le seul dans ce cas-là. Les Disparus a servi de déclencheur pour beaucoup de monde. Marianne Rubinstein dit volontiers qu’elle s’est autorisée à écrire son C’est maintenant du passé après cette même lecture, et il m’est arrivé plusieurs fois d’accueillir des visiteurs à la bibliothèque Medem qui motivaient leur visite par la phrase : « C’est après la lecture des Disparus… »
Il n’était plus question pour moi de creuser l’histoire familiale. J’avais tenté de le faire dans un précédent livre, où je m’étais limité à la partie française de cette histoire : ni la Pologne des origines, ni la Pologne de l’Anéantissement. J’y détissais la légende familiale qui s’était imposée autour des circonstances de la déportation de mon grand-père : comment on m’avait raconté qu’il avait été arrêté parce qu’il avait voulu changer des dollars pour acheter un manteau de fourrure, en 1941, à ma grand-mère ; comment il avait été interné pour ce petit délit à la prison de la Santé ; comment, à l’issue de sa peine, il avait été expédié au camp de Beaune-la-Rolande, antichambre d’Auschwitz ; et comment j’avais trouvé que mon grand-père n’était jamais passé par la case « prison de la Santé », mais avait répondu, comme plus de trois mille hommes juifs étrangers, le 13 mai 1941, à une convocation de couleur verte que l’on avait appelée en yiddish Dos grine tsetl, et en français « le billet vert ». Et comment le « billet vert » s’était transformé, par une superposition toute lacanienne, en dollar. Cette déconstruction de la légende avait provoqué chez ma mère une grande douleur, qu’elle avait exprimée par cette phrase :
— Tu m’as volé le peu d’histoire que j’avais.
Me renvoyant ainsi la peine que je lui avais causée.

Il n’était donc pas question d’écrire « L’Archipel du KZ », mais le récit de cette traversée du fleuve. Car j’étais parvenu à retrouver les petits Juifs rouges. Ils étaient les écrivains yiddish que je lisais depuis plus de vingt ans, et dont les biographies me fascinaient. Je venais de passer presque la moitié de ma vie en leur compagnie, c’est comme s’ils faisaient partie de ma famille. Je les connaissais infiniment mieux que mon grand-père, qui n’a laissé que quelques lettres et une gamelle en fer-blanc sur laquelle il a ciselé, à Beaune-la-Rolande, les prénoms de ses trois enfants. Pour Grynberg, Markish et Rawicz, il y avait leurs œuvres, les mémoires de Rawicz, les Literarishe bleter qui faisaient état de leurs activités littéraires, leurs archives dans lesquelles on pouvait lire leur correspondance, et je me suis plongé dedans avec appétit.
Ah, autre chose aussi, qui a son importance. Quand j’avais quinze ans, ma mère avait reçu d’un de ses oncles deux volumes en yiddish qui avaient appartenu à son père, dont la biographie de Romain Rolland par Stefan Zweig. J’y avais fait mes premiers apprentissages du yiddish. Ma mère avait placé ces deux livres sur la plus haute étagère de la bibliothèque familiale, comme s’il avait été interdit d’y toucher. En réalité, ils étaient incandescents car ils avaient été arrachés aux flammes : on racontait que, à l’entrée des Allemands dans Paris, mon grand-père avait brûlé dans le poêle l’essentiel de sa bibliothèque, principalement des écrits communistes. Pendant plusieurs mois, j’avais observé ces deux livres au dos moisi sans oser y toucher. Mais un jour, en l’absence de mes parents, j’étais monté sur une chaise, je les avais pris, je les avais posés sur la table du salon, j’avais ouvert l’encyclopédie Larousse, celle qui sème à tout vent, à la page « alphabet hébraïque », et je m’étais mis à déchiffrer. Comme je connaissais l’allemand, je comprenais à peu près. Ce n’est que bien plus tard, alors que je tombai, en ouvrant un carton de livres qui venait d’être déposé à la bibliothèque Medem par les descendants d’un homme qui avait dû être un contemporain de mon grand-père, sur un autre exemplaire de la même biographie, Romain Rolland : der mentsh un dos verk, que je me rendis compte que l’ouvrage avait été traduit de l’allemand en yiddish par Isaac Bashevis Singer. La boucle était bouclée : Uri-Zvi Grynberg, Peretz Markish et Melekh Rawicz, qui avaient fait le coup de feu à Varsovie en compagnie de Israel-Joshua Singer, le frère aîné d’Isaac Bashevis, se substituaient à mon grand-père. Le campement de mes petits Juifs rouges ne se trouvait pas dans la plaine à laquelle on accède après avoir franchi le Sambation et escaladé les monts obscurs, mais au cœur des plaines de Mazovie, au bord de la Vistule : Varsovie.
J’aurais pu inventer une histoire. J’aurais pu conter les tribulations de trois personnages imaginaires, comme je l’ai fait dans presque tous mes romans. Je l’ai envisagé. Mais je n’arrivais pas à me détacher de ces trois-là. Bien entendu, D’un pays sans amour comporte nombre de scènes imaginées, mais il puise largement dans les œuvres des trois poètes ou de leurs contemporains, il s’inspire d’articles parus de leur vivant, il fait état de leurs correspondances, certaines lettres sont inventées, ou caviardées, mais la plupart sont réelles et conservées dans leurs archives. Il me serait difficile à présent de dire exactement quelle lettre existe et laquelle j’ai moi-même composée. Ça n’a pas beaucoup d’importance. Leur destin n’a d’intérêt que par le trio qu’ils forment, et qui raconte la vie bouillonnante des Juifs de Pologne entre les deux guerres, et leur fuite pour échapper à l’engloutissement de l’Atlantide, comme La Marche de Radetzky ne raconte pas l’histoire de la famille Trotta mais le déclin et la disparition de l’empire des Habsbourg. Est-ce cela, écrire la Catastrophe ? Saisir des bouts de réalité, des parcelles de mémoire, puiser au fond de soi pour en sortir un imaginaire peut-être plus réel que la réalité ? Et surtout, raconter la vie pour conjurer l’appel de la fosse, à vos pieds.
D’où viennent ce bruit de carcasse et ce tremblement de l’âme à la lecture du Monde sur la pente et de Mefisto de Grynberg, ou du Monceau de Markish ? Les deux poètes y décrivent les pogroms d’Ukraine de 1919. Mais quand nous lisons ces textes, nous avons du mal à croire qu’ils ont été écrits au début des années 1920. On pourrait aisément les intégrer dans la considérable anthologie des œuvres composées après la Seconde Guerre mondiale. Après la Catastrophe. C’est ce trouble autant que le génie qu’ils recèlent qui provoque le tremblement. On pourra crier au prophète, au poète comme Pythie des temps modernes. N’est-ce pas sa sensibilité aux vibrations du monde qui lui donne une sorte de prescience des événements ? Et qui me fit raconter, soixante-dix ans après la Catastrophe, comment il y a presque cent ans, ces trois-là racontaient leur propre Catastrophe, et témoignaient ainsi de leur capacité à emprunter le pont étroit et escalader les monts obscurs en quête des petits Juifs rouges.

1er octobre 2011
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