La maison forte

L’art de la prose selon Jean-Paul Goux : en hommage et pure incitation, le début de son roman "La maison forte"


Je me suis dit que je ne devais pas attendre de mon père de bien longues explications sur ce qu’il avait accompli à Chauvel, que même s’il en éprouvait de la fierté, il était peu probable qu’il se laisse aller longtemps à la faiblesse d’en faire état, et qu’il n’avait pas pu passer vingt ans à Chauvel dans la plus violente solitude sans que son mépris pour la parole et son indifférence pour autrui n’aient atteint un degré peu concevable. Je ne saurais certainement jamais, car il n’y avait aucune chance qu’il se mette à me raconter quoi que ce soit des années qu’il avait passées seul, ce qu’avait été sa vie à Chauvel, dans toutes ces années. Comment avait-il pu vivre à Chauvel, où il fait moins vingt ou moins vingt-cinq chaque hiver, pendant des semaines, où il n’y a jamais eu pour se chauffer que ces feux dans les cheminées, qui auraient demandé des heures, chaque jour, pour les entretenir, comme un travail à part entière, à moins de se réfugier dans une unique pièce et de laisser le reste de la maison au froid de l’hiver et des pierres, comment avait-il pu vivre à Chauvel, où il n’y a jamais eu qu’une pompe à main, raccordée au puits du clos ? J’étais bien dans la voiture, vitre baissée, à écouter la neige, bien emmitouflée dans mon manteau et mon écharpe, les mains dans la fourrure des gants, posées sur le volant. Il a nécessairement fait installer l’eau, me suis-je dit, un système de chauffage quelconque, dès qu’il est arrivé, avant le premier hiver. Il a dû y avoir un soir d’automne, les plombiers partis, où il a quitté le pavillon, les deux petites pièces où il s’était réfugié pendant les travaux, il est passé sous le porche du clos, a monté les escaliers du perron, est rentré dans la maison, est allé s’asseoir à son bureau, dans la pièce du fond, dos à la fenêtre de la ferme, les mains posées à plat. J’ai regardé la crête du Travers, la ligne des arbres qui se découpait sur la Montagne, fondue dans le bleu léger du ciel, j’ai vu deux buses à hauteur de mon regard, qui tournaient sur les prés d’en-bas, je me suis assise dans le fauteuil, tout près de la fenêtre, je ne voyais plus que le ciel vide. Il avait dû passer des jours à examiner pierre à pierre la maison forte, en notant au crayon, sur un gros carnet à élastique qu’il glissait ensuite dans sa poche, ce qu’il fallait faire de toute urgence, ce dont il devrait s’occuper bientôt et ce qui pouvait attendre encore un peu. Il avait vu s’allonger la liste des choses à faire de toute urgence, car il était le premier depuis les reconstructions et les aménagements du dix-huitième à se préoccuper de ces bâtiments auxquels les derniers maîtres de Chauvel n’avaient plus touché, par désinvolture ou désintérêt, ou plus probablement faute de moyens, comme c’était faute de moyens que son père et son grand-père avaient laissé comme ils l’avaient trouvée cette maison dont ils étaient du jour au len-demain devenus propriétaires. Il avait fait le tour de Chauvel, quand il pleuvait, il avait regardé sous les toits de la maison, ceux du cul-de-fosse, du pavillon et de l’escalier, ceux de la ferme, de l’écurie et du four, il était monté dans les tours regarder les couvertures, il avait regardé les fuites dans les combles, et quand il ne pleuvait pas, il avait regardé les lignes de pente, cherché des af-faissements de charpente, des tuiles éclatées par le gel ou qui avaient glissé, il avait pris des notes dans son carnet, il avait fait le tour des enceintes, il avait regardé mètre après mètre le parapet de la courtine, vérifié les aplombs, cherché les bouclements qui font bomber les murs, et les déversements des tours en s’installant à leur pied, était allé près de la tour jaune et rose regarder chacune des marches du pas-de-souris, il avait cherché des lézardes derrière les arbres, dehors, le long des anciens fossés, il avait vu les pariétaires à la crête des murs et les lierres enracinés dans le cul-de-fosse, à quinze mètres du sol, du côté du vallon, il avait pris des notes dans son carnet, il avait regardé les encadrements des baies, l’une après l’autre, celle du porche, celles des arcades, celles des fenêtres de la maison et celles de la villa, il avait cherché un affaissement, un déchaussement, un début d’éclatement, il avait fait le tour de chacune des pièces, un maillet à la main, auscultant les planchers, les murs et les plafonds, il avait ouvert et refermé, à plusieurs reprises, les jours de pluie, chacune des fenêtres, il avait ouvert et refermé les grands vantaux des portails de la basse-cour, et ceux du porche du clos, et ce soir-là, une fois partis les plombiers qui avaient mis l’eau et le chauffage, il s’était assis à son bureau et il s’était dit qu’il était à pied d’oeuvre, maintenant, et qu’il était seul, maintenant, avec la maison forte. Il avait dû penser à sa vie, à celle qu’il s’était faite et à celle qu’il lui restait à faire, à ces villes lointaines où il avait passé le plus clair de son temps, aux hommes qu’il avait connus, à ceux qui l’avaient commandé, autrefois, à ceux qu’il avait bientôt lui-même commandés, et puis il avait pensé à son père, à son grand-père, qui avaient habité cette maison qu’il habitait maintenant, qui avaient toujours eu bien trop de choses à faire pour s’occuper vraiment de cette maison qui leur était tombée dessus un beau jour, à son père qui avait à cause de lui décidé de tout débarrasser, les terres et les machines, les bêtes et les outils, les vieux chariots et les rouleaux de chanvre, les barbelés des pâtures, les clous, les colliers de cheval, les tarares à grains, les coupe-racines et les râteaux à foin, il avait pensé aux années de sa vie à venir et il avait dressé le plan de ces années à venir. Il allait donc s’occuper de Chauvel, puisque c’était à cause de lui qu’il venait de mettre un terme à cette deuxième part de sa vie, celle qu’il avait consacrée à commander et qui n’avait aucune espèce de rapport avec cette première part qui était celle de l’enfance et de l’adolescence, qu’il avait passée ici, et qui avait été consacrée à Chauvel. Comme l’argent ne lui manquait pas, il allait faire à Chauvel ce que ni ses anciens ni ses nouveaux maîtres n’avaient su ou pu y faire au cours des deux derniers siècles. Je me suis dit que sûrement, quand il y repensait, bien des années plus tard, quand il pouvait porter son regard autour de lui et regarder ce que Chauvel était devenu, grâce à lui, ce qu’il avait su faire de Chauvel, il avait dû considérer que ce qu’il y avait eu de meilleur, pour lui, dans toutes ces années, ce qui restait le meilleur, ce n’était pas ce qu’il avait su faire de Chauvel, c’était cette soirée-là où, les plombiers partis, il avait conçu ce qu’il avait envie de faire et ce qu’il allait faire à Chauvel. Je voyais le ciel vide dans l’encadrement de la fenêtre et j’ai songé à Souvré, à ce matin-là à Souvré, à ce moment très particulier qui ne me vient pas toujours dans les maisons où j’ai à travailler, mais qui, lorsqu’il vient, est le bonheur de mon travail, non pas sa seule raison d’être, mais la seule vraie raison qui me fait aimer le travail de ma vie, ce moment si particulier où je ne sais plus que je ne suis pas chez moi, où je me sens chez moi dans la maison d’autrui. Je me dis souvent que c’est alors exactement comme si, après d’épuisantes journées d’allées et venues au bateau disloqué, échoué à deux encablures du rivage, on avait enfin terminé de mettre à l’abri d’une roche en surplomb les sacs de grain, les caisses, les cordages et la toile, les armes, la boussole, les clous et les pièces de métal, les tonneaux, la lampe à pétrole et le grand registre à couverture entoilée aux trois-quarts vierge, les deux barils de poudre, les vêtements, la hache et les couteaux, comme si l’on avait enfin ter-miné l’inventaire de ses biens et qu’on les eût ran-gés, comme le premier soir dans l’île, quand on a sauvé tout ce qui pouvait l’être avant qu’une nouvelle tempête ne fasse sombrer le bateau, quand on a fait prendre un feu et qu’on s’est assis le dos contre un sac et qu’on s’est mis à songer à ce qu’on avait à faire désormais, en se figurant très exactement le déroulement de chacune des opérations, la manière de s’y prendre, les gestes à accomplir, et l’ordre de ces gestes, les matériaux dont on aurait besoin, ceux dont on disposait et ceux auxquels il faudrait trouver un substitut, et le temps qu’on mettrait pour chacune des étapes, pour creuser un fossé, tailler des pieux et dresser une palissade, construire des réserves, construire la cabane, avec une porte, un lit, une table, en se posant à chaque fois des questions très précises sur les systèmes de taille, de découpe, d’assemblage et de construction qu’il faudrait adopter compte tenu des outils et des matériaux qu’on avait, et en trouvant à chaque fois la solution idoine, en cherchant et en trouvant à chaque fois le moyen d’éviter le gaspillage de ses forces et de ses matériaux, en se figurant très exactement le temps qu’on mettrait pour chacune et pour l’ensemble de ses tâches, car je me dis souvent que les maisons sont des îles et qu’on ne sait vraiment les habiter que si l’on a passé du temps à s’en occuper de ses propres mains, ou si l’on a su du moins se représenter par la pensée la somme de gestes, d’astuces, de contraintes, d’ordonnancements des tâches, qu’impose la plus élémentaire des interventions, ou si du moins, n’ayant aucun savoir ni aucun savoir-faire, l’on a tenté de résoudre par la pensée l’un de ces mille problèmes techniques qui sont en réalité avant tout des problèmes pour les mains et que pose la plus modeste construction, la plus modeste intervention dans une maison, car les maisons sont des îles et l’on ne sait vraiment les habiter que si une fois au moins, quand on a souhaité ouvrir une porte, refaire un parquet, consolider un linteau, redresser un escalier, on a su s’enfoncer dans l’ordre manuel des choses, si une fois au moins l’on a senti la force avec laquelle cet ordre-là vous plongeait dans l’univers autarcique des pensées maniaques, avec ses combinaisons échafau-dées cent fois, cent fois abandonnées et reprises autrement, avec ses inventaires, ses listes, ses programmes, et cet accaparement tout puissant qu’il impose à l’activité de l’esprit, cet anéantissement radical dans le champ de la conscience de tout ce qui n’a pas trait aux étapes de nos tâches, cette réduction du champ de la conscience aux seules conditions d’accomplissement de nos tâches, qui font de ces heures que nous passons à concevoir ce que nous allons faire des moments d’obsession parfaite et les seuls sans doute où nous fassions vraiment corps avec une maison, comme si elle était alors non pas une extension ou un appendice de nous-mêmes, non pas une chose parmi les choses, et détachée de nous, mais comme le corps de nos pensées, la chair de ce que nous sommes et notre être même. Je sentais l’air de la neige par la vitre baissée, je me suis dit qu’il avait dû rester longtemps, ce soir-là, les plombiers partis, assis à son bureau, qu’il avait songé à ce qu’il allait faire à Chauvel, et que jamais comme ce soir-là il n’avait dû sentir son monde autour de lui. Il n’avait plus besoin du gros carnet à élastique, il connaissait très bien et il se représentait très bien les bouffements dans le mur de courtine, au nord, à mi-chemin des deux tours, chacune des fermes, dans la charpente de la maison, où les grands poinçons verticaux s’étaient dé-solidarisés des entraits affaissés et faisaient un jour dangereux, sollicitaient les arbalétriers qui étaient alors contraints de se soulever et en se soulevant de se refermer, lorsque les mortaises de leurs jambettes obliques avaient été rongées par une fuite, et le devers du donjon, le décollement de l’appentis du cul-de-fosse, la noue qui n’y était plus jointive, où l’eau s’engouffrait par vent d’ouest, et le bouclement des piles de la galerie, les huisseries pourries dans la tour d’escalier, et les zones cironnées dans la chambre de bois, les plâtres cloqués dans le salon du rez-de-chaussée. Il avait su par où il commencerait, ce qu’auraient à faire ceux qui sa-vaient faire, il s’était mis à leur place et il avait cherché comment ils allaient s’y prendre pour faire ce qu’il ne pouvait plus ou ne savait pas faire. Il avait pensé à chacune des pièces de la maison, à ce qu’elles seraient quand le bois sentirait de nouveau la cire, que ses livres se-raient rangés sur leurs rayons, qu’il allumerait les lampes, dans le salon, après être allé faire le tour du clos, à la fin du jour, un jour de fin d’hiver, où le ciel était plein de grands nuages noirs, avec de lointaines profondeurs jaunes, derrière, et il s’était dit, ce soir-là, quand il s’était retrouvé à son bureau, que c’était sa vie désormais, ces pierres, ces charpentes, cette odeur du bois, et cette forme de Chauvel montant des arbres, depuis le Travers, comme les doigts d’une main, dressés sur la coupe de la paume, comme une main droite, qui avait eu ses cinq doigts et qui avait perdu le pouce et le petit. Je me suis rappelé ce long matin à Souvré, où j’étais seule avec la maison, seule comme chez moi, et je me suis dit qu’il y au-rait bientôt pour moi, à Chauvel, un soir ou un matin semblable, de longues heures parfai-tes où je ferais minutieusement le tour de toutes mes tâches à venir. Mais quand il avait eu achevé tous ces travaux qu’il avait décidé d’entreprendre, quand il en avait eu fini avec la dernière liste, celle des travaux qui pouvaient attendre, quand à l’échéance fixée, il avait vu les derniers ouvriers quitter Chauvel, qu’avait-il bien pu se promettre de faire à Chauvel ? à quoi, me suis-je dit, avait-il bien pu consacrer toutes les années qu’il avait passées à Chauvel dans la plus stricte solitude ? car nous oublions, quand nous nous occupons de nos mai-sons pour qu’elles donnent une forme juste à la vie que nous mènerons au milieu d’elles, quand nous nous oc-cupons d’elles et que nous ne vivons que pour elles, quand nous croyons vivre parce que nous sommes tout occupés d’elles, nous oublions qu’elles attendent de nous que nous apprenions à les oublier, que si, comme en amour, il a fallu qu’elles dévorent tout entier notre vie, notre énergie, nos rêveries et notre activité, s’il a fallu que notre sentiment du monde et notre intérêt pour le monde se résument à elles seules et que nous ayons le sentiment d’étreindre le monde, de le tenir entre nos mains par ce souci que nous avions d’elles, il a fallu aussi que nous apprenions à vivre avec elles sans y songer à chaque seconde, car les maisons ne supportent pas longtemps que nous nous soumettions à leur puissance, et elles nous font payer notre faiblesse en se rendant insupportables, car les maisons veulent que nous les habitions et non pas qu’elles nous habitent, elles veulent que nous sachions nourrir notre amour pour elle de toutes les richesses que notre vie a recueillies en dehors d’elles, car les maisons savent que nous cesserons bientôt de les aimer si nous les avons laissées nous dévorer, parce qu’elles cessent de nous aimer si nous acceptons qu’elles nous dévorent.

Un désastre, ai-je pensé, qu’est-ce que cela pourrait être ? Evidemment, j’avais à l’esprit les images toutes prêtes de l’abandon, les toits crevés, les murs écroulés, un arbre poussé au beau milieu d’une salle à manger, les fenêtres qui battent sur des pièces vides, les planchers gonflés qui se soulèvent, les poutres effondrées barrant des couloirs et des portes dégondées, avec les armées de rats qui couinent au-dessus de vous, les nappes d’insectes blancs à livrée brillante, qui ondulent devant vous et disparaissent sous les plinthes, les nids de bêtes qu’on ne connaît pas et qui soulèvent le coeur, les choses immondes, qui n’ont pas de forme, dans des coins, derrière une porte, sous un escalier, les traces des foyers sur les dallages, avec des boîtes de conserve rouillées à côté d’un matelas pourri, ou les images toutes prêtes du saccage, de l’acharnement méticuleux, de la complaisance maligne à la destruction et au ravage, avec des cheminées cassées à la masse, des murs badigeonnées à la graisse de machine, des graffiti obscènes gravés au couteau dans l’épaisseur des murs, des vitres en verre soufflé crevées une à une, des planchers arrachés à la barre à mine, des lavabos et des cuvettes de faïence cassés au marteau, des pierres d’angle descellées qui forment des tas, et toute l’activité méticuleuse d’une armée de mains acharnée à désosser tout ce qui peut l’être afin d’emporter un pan de tuiles, des portes, des plaques de cheminée, des tuyaux de plomb ou de cuivre, des crémones, des boutons électriques en porcelaine à coque de cuivre, des appliques à col de cygne, des plinthes et des lambris, des chambranles de placard et les rayons des placards, un évier de pierre, des chéneaux de zinc, les épis de zinc des faîtages. Mais, des matelas ignobles, des toits réduits à leur squelette, des lavabos fendus ou des acacias poussés dans une chambre, combien Maren n’avait-elle pas dû en voir, et ce n’était pas cela qui pouvait la désemparer au point de penser qu’un désastre avait frappé sa maison. Et quand bien même il s’agissait cette fois précisément de sa maison, on ne juge pas désastreux l’état de sa maison quand on passe sa vie à rendre de nouveau vivables des maisons que dix mille raisons avaient rendues inhabita-bles, sans qu’il soit survenu quelque chose qui échappe absolument aux normes de l’abandon, de la destruc-tion et du saccage. Le désastre, c’était l’irréparable, c’était le matin après la nuit de la neige, à Morgante, quand l’aube s’était levée dans les jardins suppliciés sous la neige, quand une nuit de neige avait anéanti les vieux pins et les vieux chênes toujours verts, les allées de buis et de lauriers. Et l’irréparable, pour une maison, c’était qu’il ne reste plus pierre sur pierre, c’était que l’amour qu’on lui portait fût à jamais insuffisant pour qu’on puisse à nouveau l’habiter, ou c’était qu’elle fût devenue à jamais inhabitable. Et donc, quelque chose maintenant rendait Chauvel à jamais inhabitable pour Maren. Et comment ne serait-il pas désemparé celui qui aime sa maison parce qu’elle lui semblait là pour tou-jours, sous les remparts de sa ville, parmi les vergers et les champs étroits où les moutons baissent sans fin la tête, ou au bout du village, avec un mur de pierre et une petite porte ouvrant sur les blés, ou dans la lisière du bois qui monte la colline, et à la fin du jour, depuis sa chambre, au printemps, il entend les bêtes qui se cherchent -, quand un beau jour, dans les vergers, les champs et les bois, tombent du ciel les grandes caisses jaunes ou rouges des supermarchés, les lotissements avec trottoirs, haies de thuyas, ronds-points goudronnés et entrées de garage sur la gauche ou sur la droite, les bretelles d’autoroute avec leurs raccordements en forme de trèfle, les énormes pylônes en cornières de fer où passent en bourdonnant les lignes à haute ten-sion. Mais on ne fait pas passer une autoroute à Chauvel, parce que Chauvel n’est pas sur un trajet qu’il faudrait livrer aux camions d’Espagne ou de Hollande, ai-je pensé, on ne lotit pas des champs à Chauvel, on ne jette pas des caisses colorées d’hypermarchés autour de Chauvel, on ne fait pas de Meccano au-dessus de Chauvel, parce que Chauvel est loin, à côté, et qu’il y a sûrement tout ce qu’il faut à moins d’une demi-heure, les autoroutes, les caisses jaunes, les lotissements et les grands Meccanos. J’ai pensé à rien, à ce blanc qu’était pour moi le désastre irreprésentable de Chauvel.

Maren m’avait encore demandé si elle ne m’ennuyait pas, je lui avais répété que non, et puis elle m’avait dit comme elle aurait aimé pouvoir me faire découvrir Chauvel tel qu’il avait été, tel qu’elle l’avait connu quand elle y venait pour les mois d’été, et il me semblait qu’elle se sentait tenue de s’excuser par avance de n’avoir rien d’autre à m’offrir qu’un spectacle pitoyable, comme si je devais penser qu’elle y était pour quelque chose, comme s’il y avait pour elle une sorte de honte d’avoir à exhiber une part humiliée d’elle-même, la même sorte de gêne et la même sorte de souci qu’on voit aux parents d’un enfant mal-formé ou disgracié, aux parents d’une petite brute musclée qui vient d’être ar-rêtée après avoir laissé à demi-mort sur le trottoir un passant tabassé pour le plaisir, lorsqu’ils cherchent à prévenir votre malaise ou votre indignation en vantant les qualités cachées de leur monstrueuse progéniture, ou cette même sorte de gêne, ai-je pensé, qu’on voit aux enfants de vieux parents qui font tache dans la cérémonie où ils ont dû les convier, par leur allure, leur façon de parler, leur gros visage rouge, cet air de sortir de son trou, et ils souffrent de ces regards condescendants qu’ils ont surpris, que leurs parents ne soupçonnent même pas, et au moment même où ils sont humiliés, désirent violemment qu’ils disparaissent, ne se soient jamais montrés, ils en rajoutent dans leurs démons-trations affectueuses, et par dépit ou provocation multiplient les signes d’une intime complicité - , elle me parlait des tours de Chauvel, qui sont comme les doigts dressés autour de la coupe de la main, des deux enceintes de Chauvel, d’un escalier très raide et très étroit, appuyé contre un mur, en haut duquel on pouvait s’installer quand on n’avait pas le courage de monter dans les tours et qu’on voulait regarder par dessus les murs, d’un bouquet de noisetiers poussé dans le clos, au pied de la courtine, près d’une tour jaune, où l’on voyait venir s’approvisionner les écureuils, le matin, quand on s’était posté dans l’herbe, sous une échauguette, elle disait qu’il n’y avait pas de nuits plus sombres que les nuits sans étoiles dans l’ombre du clos, qu’il arrivait qu’on eût peur de ne même plus pouvoir distinguer ses propres mains, mais qu’en même temps, à l’abri des murs, on se sentait tellement sous bonne garde qu’on aimait cette peur vaine, et je pensais qu’un peu comme cet enfant disgracié avait tout de même de jolies mains, cette jeune brute musclée de l’affection pour sa mère, dans le désastre de Chauvel, dans la ruine de ses tours ou de ses murs, il était tout de même possible de sauver un pan de nuit sombre, une volée d’escalier, deux écureuils en train de gambader dans l’herbe matinale, d’enfouir une noi-sette, de s’arrêter soudain en plein élan, l’air aux aguets, en montrant leur ventre blanc, de revenir en arrière en deux bonds, de sauter à gauche puis à droite, sans raison apparente, comme s’ils avaient déjà oublié ce qu’ils voulaient faire, je pensais que ce qu’on sauve du désastre est tellement dérisoire que c’est une cruauté supplémentaire envers soi-même de demander à ces menues reliques, à ces fragments détachés de la totalité qui leur donnait leur valeur, d’être les représentants de ce que nous avons perdu, je pensais que j’aurais à convaincre Maren de quitter Chauvel sans espoir d’y revenir, en lui disant qu’il était vain de s’acharner à rendre aimable ce qui a cessé de l’être et qu’on s’empêchait de vivre si l’on n’admettait pas que les choses elles aussi puissent mourir.

La plus belle pièce de Chauvel et la seule pièce vraiment belle, c’était la chambre de bois, qui avait été sa chambre, et je ne devais pas croire que c’étaient les partis-pris de l’affection qui lui faisaient ajouter qu’elle était même la plus belle chambre qu’elle eût jamais vue, car elle en avait vu beaucoup, des chambres, depuis quinze ans, dans les maisons où elle pénétrait, et de belles chambres qu’elle ne s’était pas contentée de regarder dans le détail, où il lui était même arrivé de passer quelques nuits, de s’endormir et de se réveiller, de vieilles chambres tout encloses au coeur des maisons, auxquelles on monte, qui sont tout au fond d’un couloir, après un décrochement, qui ont une haute porte étroite, et quand on l’a refermée derrière soi, on a senti le silence se poser, on a flairé son parfum, on a vu un rectangle de lumière briller sur le parquet, de-vant la fenêtre, on s’est allongé sur le lit en pensant que les rêveries viendraient avec légèreté si l’on restait ainsi un moment, chaque jour, en début d’après-midi, on a pensé qu’il serait bon d’y faire l’amour, le matin, après avoir ouvert les rideaux, de s’asseoir dans le fauteuil, avant le dîner, et d’y lire un moment, quand il a fait chaud tout le jour, qu’on a pris une douche et qu’on a mis des vêtements frais, qu’on a ouvert la fenêtre où passent maintenant des souffles d’air agréables à la peau, elle avait connu quelques vieilles chambres où l’on n’a jamais élevé la voix, qui avaient mûri doucement, qui donnaient envie de s’aimer lentement, ou de sourire aux choses pour qu’elles sachent qu’on les aimait bien, qu’on leur était reconnaissant d’être si discrètes et de nous accueillir parmi elles comme si c’était nous qu’elles avaient attendu depuis toujours, de belles chambres généreuses où l’on n’a jamais pleuré, qui calmaient vos blessures, qui ne vous forçaient pas à écouter leurs vieilles histoires mais qui avaient plein d’histoires à raconter quand on souhaitait les écouter, qui ne faisaient pas étalage de leur beauté et qui étaient belles parce qu’elles n’en faisaient pas étalage, qu’elles ne vous envahissaient pas d’une arrogante prétention à la beauté ou d’une suffisante conscience de leur beauté, et je me disais que je l’aimais, que je ne savais penser qu’avec lourdeur, que je ne comprenais rien à Chauvel tant qu’elle ne me disait pas ce qu’il fallait comprendre, je me disais qu’elle était belle, que je souhaitais de toutes mes forces que sa chambre de Chauvel ait échappé au désastre, qu’elle puisse toujours y sourire, que j’y puisse un jour la regarder dormir, m’y réveiller près d’elle - , car sa chambre de Chauvel, c’était une chambre de miel, une chambre de bois blond, tout en-tière du même bois léger, dont la couleur est elle-même une odeur légère, du sol au plafond si bien enveloppée du même bois odorant qu’elle semblait avoir été creusée et polie dans le bloc indivis d’une matière tendre et résistante à la fois. Elle avait passé un été entier à décrasser les caissons du plafond, les rosaces à feuilles d’acanthe et les cabochons carrés à fleurs de lotus qui en occupaient les creux et qui étaient, comme les culots à palmettes d’une nef cistercienne, les seuls éléments ornementaux d’un décor réglé par la stricte géométrie des compartiments carrés du plafond, d’une composition alternée de panneaux carrés et rectangulaires pour les lambris, divisés en deux parties à hauteur d’appui par une cimaise, et, pour le parquet, d’une quinzaine de longues lames formant les travées au droit desquelles étaient posées les petites lames. Elle avait arraché de vieux clous, de vieux fils électriques torsadés fixés sur des isolateurs en buis tourné, détaché des plinthes pour y dissimuler de nouveaux fils, gratté des taches, effacé des traces de fumée, poncé à la paille de fer, colmaté des éclats avec une pâte qu’elle avait faite en récupérant la sciure de ponçage, passé au pinceau la térébenthine et l’huile de lin, elle avait vu revenir le réchampi des panneaux, légèrement plus clairs que leurs cadres, comme étaient légèrement plus claires les longues lames des travées du par-quet, elle avait attendu que le bois s’imprègne à fond des bons fluides qui le nourrissaient, et dans ce lent nourrissage elle avait éprouvé bien davantage que la satisfaction d’une tâche conduite selon les règles ou ce sentiment de sa propre utilité qu’on éprouve en arrosant ses fleurs après la chaleur du jour, en soignant un petit animal blessé, il lui avait semblé qu’elle venait de nouer une nouvelle amitié, qu’elles allaient maintenant, elle et sa chambre, pouvoir s’occuper l’une de l’autre et se soutenir mutuellement en se faisant du bien. Et puis elle avait passé la cire et, pendant de longues heures épuisantes, elle avait frotté à la brosse et au chiffon doux les caissons et leurs fleurs, la corniche incurvée qui couronnait le lambris et le raccordait au plafond, les moulures d’encadrement des panneaux et les panneaux eux-mêmes, les plinthes et le plancher, en usant cette fois d’une brosse à pied, ficelée sur la chaussure, et qu’elle frottait en sautillant sur l’autre jambe, en s’arrêtant toutes les cinq minutes, le souffle coupé, et les bras encore moulus d’avoir travaillé en hauteur des heures durant. Elle avait mis des rideaux crème aux deux fenêtres qui faisaient l’angle, parce qu’il n’y avait pas de volets intérieurs et que le soleil envahissait la chambre sitôt levé et vous réveillait, elle avait installé son lit, une table, une chaise et un fauteuil, avait re-monté une petite armoire, posé quelques livres à même le plancher, un électrophone et quelques disques, et l’été avait pris fin. J’ai pensé qu’il me manquerait toujours d’avoir passé tous les mois d’un été, dans mes dix-huit ou vingt ans, à m’occuper d’une chambre, mais qu’il n’était peut-être pas trop tard pour que j’apprenne à aimer une chambre et donc la maison qui l’abritait, je me suis dit qu’il serait bon d’apprendre auprès de Maren comment on pouvait aimer une chambre, de nouveau j’ai souhaité de toutes mes forces que la chambre de Maren ait échappé au désastre de Chauvel.

© Jean-Paul Goux / Actes Sud

6 février 1999
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