La réalité est plus vaste que ce que nous croyons

Albane Gellé en résidence cité du Blosne à Rennes

Albane Genné au Marché de la Poésie avec Jean-Jacques Le Roux et Yann Dissez, du Triangle à Rennes

exclusivité remue.net : le 27 septembre 2002, et les jours qui suivent
notes inédites d’Albane Gellé sur sa résidence au Blosne

pour découvrir le style Albane Gellé, L’air libre, un extrait

Le Triangle sur remue.net : Joël Hubaut et bien d’autres y ont déjà été accueillis

on propose aussi la relecture des cafés parlés de Leslie Kaplan (2001), au même croisement de la parole, de l’écriture, du réel


La réalité est plus vaste que ce que nous croyons
par Jean-Jacques Le Roux

Un lieu culturel qui joue hors les murs, dans le quartier où il est implanté, un immeuble animé par un collectif d’habitants et savamment orchestré par un gardien à l’accent toulousain, une auteure en quête de réel... Tels sont les ingrédients qui auront conduit à "Quelques".

Pas en terrain conquis, mais plusieurs années à croiser les habitants avec des artistes : Erwan Mahéo, plasticien en résidence dans un appartement du rez-de-chaussée, Lucien Suel à propos de l’instant T et d’une résidence d’auteur, lectures, rencontres, échanges, cafés, bla bla ont jalonné ces années.

Le projet d’écriture s’est construit avec Albane Gellé sur la base de rencontres sous forme de rendez-vous avec chacun, chaque famille, dans les moments d’après-midi ou de soirée... Autour d’un café, d’un biscuit, dans le silence d’un appartement vide, entre les bruits du dehors ou les discours fleuves de la TV allumée en permanence, s’amorce un échange où se raconte la vie d’ici, celle de tous les jours, celle d’hier et aussi les espoirs pour demain. A travers ces (ses) paroles, l’hôte se livre peu à peu, se dévoile doucement pour laisser affleurer l’intime.

Albane Gellé a choisi de s’immerger au cœur de cette parole. Elle a choisi de ne pas noter, de ne pas écrire, de ne pas enregistrer... Toute entière disponible, se laisser bercer, happer par cette parole pour en saisir toute la préciosité tout en sachant que déjà un filtre se met en jeu.

1 heure, 1heure _, parfois plus : lancée, la parole ne cesse pas aussi facilement... On a envie de raconter, se raconter, encore, et encore...

Alors, Albane redescend. Elle descend les étages de l’immeuble et descend dans sa mémoire.

Alors seulement, au "Sofia", le café du petit centre commercial, un peu à l’abri du brouhaha extérieur, elle couche sur le papier ses impressions, ce qu’elle a retenu, ce dont elle a souri, ce qui l’aura attristée, ces paroles, ces mots de rien et pourtant si vitaux du quotidien, auxquels se mêle l’ambiance du café.

Le processus d’écriture, pour nous lecteurs privilégiés, s’est caractérisé par une épure dans cette mémoire couchée sur le papier...Logique si l’on se représente le premier jet comme une matière première jetée sur le papier. Il aura fallu compacter, triturer, mélanger jusqu’à ce que le poème trouve son équilibre propre, au cœur de sa forme, sans rien céder au réel. Il aura fallu s’arracher à ses paroles trop proches pour y retrouver une écriture.

Laisser décanter aussi pour que se dépose le sens des choses et des moments. Peut être est-ce de cela dont il s’agit : un précipité de vie ?

Le livre donne vie à une histoire. En passant de l’individuel au collectif, l’écriture renvoie chacun à un espace collectif, presque celui de la communauté. Les paroles personnelles se disloquent et s’agrègent pour faire naître du commun. Au-delà du souvenir, l’écriture comme avènement d’une mémoire.

Le poème devient un équilibre. Une tension entre la forme qui le fait exister, et le monde, dont il rend compte et pourtant qu’il déplace - double enjeu : à la fois résister au réel et y creuser un interstice : écrire ce qui ne peut se dire, témoigner de ce qui ne se voit pas.

Car ces trente-deux poèmes sont étonnamment sensitifs. Les regards, les odeurs, les bruits, sollicitent nos sens et les mettent en éveil pour nous renvoyer régulièrement à l’instant de la rencontre et aux images qui l’accompagne.

Plusieurs lectures et rencontres avec les habitants de l’immeuble jalonnent cette résidence, pour témoigner, laisser entendre. Non pas dévoiler, expliquer un processus d’écriture (dont l’auteur lui-même serait peut-être bien en peine de donner l’explication) mais plutôt livrer des étapes à l’oreille, faire entendre pour que se fasse sentir le lent cheminement de l’écriture... On écoute un texte que l’on a la sensation d’avoir déjà écouté et pourtant ce n’est plus la même chose... Parier sur le sensible pour mettre en éveil plutôt que sur l’explication.

Ensuite, l’attente.

L’auteur est parti, avec les mots. Ici, il nous faut continuer à raconter l’histoire qui se construit, anticiper. La rencontre avec l’éditeur, le manuscrit retenu, dire que c’est long mais que si, donner des nouvelles, faire que cela continue à vivre pour ne pas donner l’impression d’avoir volé ces mots. Il faut que cela revienne ici.

Et puis le livre.

Voir les personnes manipuler respectueusement ce petit ouvrage, n’osant pas l’ouvrir, le soupesant, objet étrange et attirant à la fois, sûrement précieux... Comme si on n’avait pas cru qu’un livre puisse sortir de cette aventure, qu’un livre pourrait s’écrire là, ici et parler de ça (de nous). Sûr qu’il sera en bonne place, (premier livre de poésie ?) pour passer de mains en mains... et dédicacé avec ça !

Une soirée - dîner poétique (spécialité Triangle !). On grignote, on écoute. Entre convivialité et attention soutenue, on se régale aussi du poème. Antoine Emaz, invité, témoigne de son ressenti avant de lire quelques extraits de "K.O.", fraîchement édité aussi. 70 personnes dont 40 de l’immeuble en question. On échange à mots choisis sur ses perceptions, sur ce que cela raconte, on hoche la tête comme pour acquiescer.

Aujourd’hui, distribué le livre avec Georges D, le gardien.

Fin d’une histoire ? Début d’une autre ?

Dans tous les cas, repousser les frontières du possible, du réel... La réalité est plus vaste que ce que nous croyons.

Au cœur de tout cela, raconté ici presque comme une évidence, demeure une énigme...

Un poète, des personnes, un immeuble, un gardien (et quel gardien !) pour un carrefour improbable et pourtant... "Quelques," comme un aimant, rassemble la limaille d’une vie collective, comme un tamis, retient entre ses mailles ce qui ne s’enfuira plus.

© Jean Jacques LE ROUX
26 janvier 2002
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