27 septembre 2002 et les jours qui suivent

27 septembre 2002, et les jours qui suivent

trouver une direction, il faut que je trouve quelque chose sur quoi je m’appuie pour entrer en contact avec les gens, au début.

drôle d’aventure pour moi qui me sens si souvent handicapée de la parole.

de toute façon, je ne viens pas pour expliquer quoi que ce soit, c’est écouter qui m’amène, non, entendre, c’est difficile, mais ça me va.

justement, tiens, si je venais avec ce qui me questionne tant, qu’est-ce qui se dit, de quoi on parle - les bruits les mots, les siens ceux des autres - les langages les conversations les paroles échangées - ce qu’on se dit entre voisins, àdeux, àtrois, àdix, àtable, en famille - de quoi il est question quand on se croise dans l’ascenseur, lors des réunions d’immeuble, dans les fêtes, les soirées - ce qu’on se dit àsoi - ce qu’on entend des autres - àtravers les murs, les fenêtres, au café...

oui

conversation avec Yann : le gardien, Georges Dupuy, est au milieu de tout ça, il fera le lien entre tous ces habitants qu’il connaît bien apparemment. Moi, je ne connais personne, d’ailleurs, l’objet est-il de faire connaissance avec des gens ? Quel est l’objet comme on dit ? Pas d’objet en fait, seulement des gens, dont moi. Bon, récapitulons. Il s’agit de quoi exactement ? Aller rencontrer des gens chez eux, leur demander de quoi ils parlent dans leur vie, comment ils se parlent, ce qu’ils entendent.. Noter tout ça j’imagine, emmagasiner, se souvenir de tout, pour écrire. Mais je ne vais pas faire des récits de vie moi, bon pas de panique, on verra bien.

22 novembre 2002

Première journée vraiment dans le Blosne. Les trois premiers rendez-vous ont été calés l’après-midi, 3ème étage d’abord, puis 4ème, puis 10ème...je prend les deux ascenseurs, celui de droite, celui de gauche. Il y en a un pour les numéros pairs et l’autre pour les numéros impairs. C’est drôle, certaines personnes ne se retrouvent en fait jamais ensemble dans l’ascenseur. Je débarque.

J’écoute, j’entends, on me reçoit avec une certaine curiosité, très gentiment, on me parle, beaucoup, j’ai àpeine le temps de d’annoncer ma "direction" fixée : le, les langages..

Pas vraiment àl’aise. Envie soudaine d’ouvrir toutes les portes, de redescendre, de quitter le Blosne, de quitter Rennes, de revenir chez moi, tranquille, seule, silence.

Mais je ne suis plus une enfant voyons, je raisonne cette montée de cafard.

Une fois sortie de l’immeuble, je cherche un coin pour me poser, être seule. Mais tous les coins de pelouse son occupés, et il y a du monde aux fenêtres, au secours.

Un café, le Sofia, tant pis pour les mille regards d’hommes qui m’arrivent en une seconde, je rentre. Un café s’il vous plait.

Bon, ça y est, on m’a oubliée, je vais noter ce que j’ai entendu, ce dont je me souviens en tous cas, j’ai l’impression que ça ira mieux après.

On vit entre nous dans la tour

Ça fait quinze ans qu’on habite sur le même palier et on ne se connaît pas

C’est des coups às’engueuler àparler de sujets comme ça

Et puis la vie au Sofia prend le dessus, je suis dans ce café, je me mets ànoter tout ce que j’entends dans ce café.

— tu dors qu’une heure par nuit ?
— oui, et encore y faut que j’ai un coup dans le nez, sinon, j’arrive pas àdormir du tout.

Il pleut Reneu, si tu sors tu vas creveu

" Salut jeune homme" (c’est le patron du bar qui s’adresse àun homme d’environ 65 ans), juste àce moment-là, sur Nostalgie, Michel Sardou entame sa Maladie d’amour !

le beaujolais nouveau est arrivé...

Comment ça va ? Toujours mieux que le temps, de toute façon, on n’a pas le choix, faut faire avec.

Faut pas chercher àcomprendre, faut laisser faire

Enerve pas mes nerfs

Un représentant en distributeurs de papier toilette arrive, costume cravate, il dépareille. 39,75 euros les 2 700 feuilles de papier essuie-main (15 paquets de 180 feuilles), ce qui fait 0,01 centime d’euro la feuille pour s’essuyer les mains (12 centimes de francs anciens TTC) - c’est cher - non, c’est pas cher - Ou alors, 44, 90 euros les 6 bobines, ce qui vous fait la bobine à7,48 euros (format 20x38 cm) - je ne veux pas de produits parfumés, je veux le bas de gamme - oui bien sà»r, on ne fait pas de produits parfumés, ce serait malvenu.

Je retourne dans l’immeuble.

Comment je fais avec ce qu’on me dit de telle ou telle personne ? Je veux pas entendre ça moi. Zut.

Les étrangers quand ils parlent leur langue, c’est nous qui sommes les étrangers

Ah lala c’est énorme ça. On devient con quand on se sent exclu, non ? Bref, t’es pas làpour faire des commentaires.

Ce sont les enfants et les chiens qui font le lien entre les gens, quand on se retrouve seul, on ne rencontre plus personne.

Dans l’ascenseur ? on se dit bonjour, on parle de la météo, c’est tout le plus souvent, ou alors des soucis, ou des enfants qui ont grandi, pas de choses approfondies.

Je fais passer le temps

On reste chez soi

On regarde la télévision en discutant

Ça occupe

La journée est moins longue si on n’est pas tout seul

Une fois, j’ai été dérangé à1 heure du matin, maintenant je débranche l’interphone

Est-ce que ça se dit qu’on a failli péter les plombs, et àqui sur le coup ?

On parle toujours avec les mêmes

Tiens, je ne sais pas encore ce que je vais écrire, mais j’appellerai bien ça "les enfants ont grandi", pour une fois que j’ai une idée de titre !

On ? tu ? ils ? je ?

Envie de dire : Madame, Monsieur. Envie d’écrire des lettres.

27 novembre 2002

Texte pour Yann, précisant le projet :

Les oreilles les yeux la bouche - pour écouter vivre le Blosne - rencontrer ses habitants - les écouter parler de ce dont ils parlent, de ce dont ils ne parlent pas - les bruits les mots qui circulent dans l’ascenseur, sur le parking, dans le café, sur les paliers des appartements - entendre les conversations entre voisins, entre amis, pas voler, seulement recevoir les mots donnés - entrer dans les langages - chercher quelle langue àmoi ira pour écrire tout ce que dans les oreilles, tout ce que dans les yeux, tout ce qui m’a traversée touchée interrogée.
Ne pas m’obliger àrépéter rendre compte résumer, me laisser la liberté d’interpréter

5 décembre 2002

Cherry FM, et une télé comme au cinéma. Toutes ces poupées de collection, seules silencieuses, pendant que le chien aboie, que les enfants claquent les portes.

Un jour, un voisin a fait circuler une pétition pour nous déloger, vous vous rendez- compte ?

Je ne me rends pas bien compte, non.

On parle de quoi ? des enfants, de ce qui est arrivé àuntel, des accidents, des choses de l’actualité, de ce qui se passe dans le quartier, on ne parle pas de soi finalement.

Dans l’ascenseur, les silences sont pesants quelquefois.

Je ne me verrais pas vivre ailleurs

Le soir, on reste chez soi

Besoin de marcher. Tour du Blosne. Bar le Landrel, je passe devant, arrive pas àentrer, dix regards d’hommes, et puis j’aime pas quand les yeux sortent de leurs orbites comme ça. Je préfère le Sofia. Bar le St Elisabeth, le sens pas non plus. Je continue de marcher. Passe devant l’hôpital, le parking est plein. Pourquoi les parkings d’hôpitaux sont-ils toujours pleins ? Passe devant une école, les instits pendant la récré de long en large dans la cour, regardent plus guère les enfants. "Parc des Balkans", on dirait qu’ici trois arbres suffisent pour faire un parc. Rue de Roumanie, rue de Yougoslavie...je consulte le plan que Yann m’a donné, pour une fois je ne me perds pas. Allez, je retourne au Sofia, me poser un peu.

Nostalgie, toujours. Une chanson, comme j’arrive : "on laisse tous un jour un peu de notre vie sur une table de café, on dit salut on commande un demi et on refait le monde....", ça me fait sourire, je ne sais pas qui est le chanteur. De la baie vitrée, j’aperçois les 4 derniers étages de l’immeuble, et un petit arbre. Le billard a quelque chose de tragique dans son bruit de boules. Les voix, les boules de billard, la radio.

Je m’en vais. Avant de revenir dans l’immeuble, je me remets àmarcher, j’ai un peu de temps.

Je croise des gens qui se mettent àsourire et àparler en caressant un chien. Je me souviens : Les enfants et les chiens.

Code de l’immeuble. Je passe devant les 43 boites aux lettres, les deux ascenseurs. Bonjour.

Ici quand il y trop de bruit, on tape avec une barre de fer sur les tuyaux, toute la tour en profite. Le soir, on entend les enfants rentrer de l’école, les gens rentrer du travail, on sait quelle heure il est. On entend les enfants courir au plafond, on ne peut quand même pas les empêcher de courir.
Une nuit, les poubelles ont cramé, c’est des gens de l’extérieur, c’est comme les tags.
Moi, je veux devenir gendarme pour arrêter toute cette violence

6 décembre 2002

On m’ouvre la porte de l’appartement, et j’entends une femme dans la cuisine qui dit "j’ai rien àdire, moi". Son mari est gêné, je dis que je peux revenir plus tard, mais non, venez, il me fait rentrer. La femme reste dans la cuisine pendant une demi-heure que je suis làavec son mari. Je la vois fumer une cigarette, en transparence avec la vitre. Elle répond de temps en temps àson mari qui la sollicite, par un oui ou par un non.

Au pot du 1er de l’an, on discute le bout de gras.

Plus de 30 ans que j’habite là, mais avec le boulot, je partais tôt, je rentrais tard, je rencontrais personne.

C’est madame qui fait les courses

Il y a tout ce qu’il faut par ici. Faut vraiment qu’on ait quelque chose de précis àfaire àRennes pour aller en ville.

Les enfants ont grandi et aujourd’hui dans l’ascenseur c’est àpeine s’ils se disent encore bonjour. Dans l’ascenseur de toute façon, quoi d’autre après bonjour quel temps fait-il comment ça va. On parle de sa femme qui est malade des voisins du dessous qui ont divorcé des travaux aux fenêtres qui n’en finissent pas des poubelles qui ont brà»lé la semaine dernière. On parle de ce qui arrive aux autres, on parle de sa machine àlaver qui a débordé, on parle du monde comme si on n’en faisait pas partie, si peu de soi. On protège sa vie. Pourtant les agressions les agresseurs ils arrivent de l’extérieur, ici c’est tranquille et les ragots sont raisonnables.

Je gribouille.

12 décembre 2002

Jus de pomme. Merci.

Je continue àdire àmes enfants ce que mon père me disait.
Quand je suis ici longtemps, je me dis que là-bas doit être mieux. Et puis quand je suis là-bas, je regrette ici !
On parle entre nous, marocains, iraniens

Dans la tour, ça va, tranquille. La violence, elle est plus loin.

J’ai un peu serré les enfants pour ne pas qu’ils tournent mal.

Jamais la police est venue sonner àma porte.

On entend toujours des bruits ici. Quand on est en haut, on a l’impression que ça vient d’en bas, et quand on est en bas, on a l’impression que ça vient d’en haut !

Idée de construction pour des textes qui partiraient dans deux directions : les habitants du Blosne d’un côté et moi de l’autre, étrangère, de passage, ce que j’y fais, ce que ça bouge..?

Non.

Quand on sera morts, les locataires suivants n’auront que le petit bout de tapisserie de l’entrée àrefaire.

Le chat ? pourtant il connaît la campagne, mais ça va, il regarde au balcon.

Découragée, je suis découragée

Avec quel argent faire ce que je voudrais faire

Il faudrait mieux rencontrer mon mari pour ces choses-là,

moi je n’ai rien d’intéressant àdire.

Et moi dans tout ça ?

Lâcher prise, noter les mots, les paroles, c’est tout. Pas se laisser gagner par la révolte, la colère, la tristesse.

Je file je file j’ai pas grand chose àdire et puis àforce on n’entend plus vous savez

C’est le soir, il fait noir. Moitié pas rassurée de retraverser le quartier. Devant l’immeuble, un couple se déchire. Elle hurle "y’en a marre tu m’entends, MARRE. Et tu sais le jour où j’en aurais plus que marre, tu sais ce que je vais faire ?" Les chiens en laisse du coup écoutent crier, sans doute qu’ils n’auront pas leur promenade. Je marche vers la métro. Aux fenêtres allumées, je vois les télés reflétées dans les volets, ça va vite les images.

13 décembre 2002

je viens de la campagne, un vrai petit paradis.

Je regrette rien, mais je vais retourner àla campagne c’est sà»r.

Quand je suis arrivé, on m’a pris pour un gendarme !

Je me souviens de choses pas drôles, d’enfants paniqués, qui sonnaient àtous les étages. Les portes s’ouvrent pas.

Avant, je voyais des scènes àla télé, j’y croyais pas, maintenant que je vis là, je les vois en vrai ces scènes.

Enorme cet amour pour les gens, cette façon de parler de la richesse de la diversité, des odeurs du monde entier qui se mêlent, malgré tout. Je vais prendre un café au Sofia. Un homme tout seul parle àsa bière, on dirait qu’il est aveugle. Les mots "insupportable humanité" me traversent. Je regarde l’oiseau dans l’arbre en face, àmille lieux de toutes ces vies, de tous ces appartements.

Je rentre au Triangle, il y a un colloque de psychiatres, avec des stands de médicaments anti-dépresseurs, vantés par un monsieur en cravate. Décalages, tous les jours. Il faut être costaud pour pas tomber. Je pense àtous ces territoires en somme, qui àaucun moment ne se touchent. Je revois l’homme qui titubait près du bar tout àl’heure qui reprenait la chanson de Johnny Halliday en s’adressant àla fille du bar "laisse moi t’aimer" il lui disait. La fille riait. C’est la seule fille du café, toujours.

Sentiment partagé entre : être dans le monde, avec les autres, etc.. et se retirer du monde, faire son bonheur sur son territoire àsoi..

Avant i avait un qui disait qu’on faisait du bruit, i tapait sur le mur la nuit, même pendant les vacances, on était partis, et i disait toujours qu’on faisait du bruit, iavait comme un problème là. i voulait nous faire expulser ; le gardien nous a dit de rester, mais ça devenait infernal. Maintenant il est parti, ça va maintenant. j’arrivais pu àdormir, ça va maintenant, y’a pu de problème, ça va. on partirait pour aller où. Les filles préfèrent être làqu’àla campagne, hein les filles ? La plus petite elle a des problèmes elle sait pas lire elle a 8 ans elle est dans une classe spéciale. Aller au café, c’est pas not’genre. Le soir on reste là, on n’aime pas trop sortir, et pis je travaille toutes les nuits de toute façon.

Je regarde sur le mur, une photo de jeunes mariés, je ne reconnais ni l’homme ni la femme.

Je ressors avec le sentiment d’une immense détresse. Est-ce que c’est moi qui l’invente cette détresse ? On me dit souvent "quel regard noir dans ce que tu écris".

Non, je ne suis pas d’accord, la détresse, elle est là, en face, zut, j’invente rien. Et puis mon regard n’est pas noir, vraiment. Re-zut.

Devant les boites aux lettres, c’est un lieu pour se parler. Des personnes arrivent parfois une demi-heure avant l’arrivée du facteur, et elles restent encore une demi-heure après. C’est pour beaucoup le seul moment dans la journée pour parler àquelqu’un.

J’ai RV maintenant avec une femme, en cachette de son mari.

Il ne voudrait pas que je vous parle, sans lui.

De toute façon, j’ai moins de choses àdire que les autres. Il y a la barrière de la langue. On se dit bonjour au revoir, on ne connaît pas forcément tous les noms mais on connaît tous les visages. Un jour, mon fils m’a appris qu’un monsieur était mort dans l’immeuble une semaine après sa mort. Quand je dis que peut-être on serait mieux ailleurs, les enfants me répondent qu’ils veulent rester ici. J’aimerais retourner plus souvent dans mon pays, la dernière fois c’était il y a dix ans, pour la mort de mon père. Mon mari, lui, a toute sa famille en France.

7 janvier

Quand les enfants étaient petits, les parents se rencontraient. Quel âge a-t-il ? Ah, comme la mienne. Elle a redoublé et maintenant elle est dans une classe spéciale. Elle a huit ans et elle ne sait pas lire, c’est pas normal vous comprenez ?

Quand les enfants étaient petits, ça en faisait du boucan quelquefois, mais on ne peut quand même pas empêcher les enfants de courir n’est-ce pas ? Et les portes. Avec les portes, on sait le jour, l’heure et le temps qu’il fait, on sait quand les gens reviennent du travail, quand les enfants rentrent de l’école, les portes ça claque, àse demander s’il y en a qui ne font pas exprès. De toute façon, on n’entend pas mal de bruits. Dans certains endroits, comme les toilettes par exemple, on comprend une conversation 3 étages plus loin, qu’est-ce que vous dites de ça.

*

L’heure du facteur c’est important dans une journée, ça mérite de descendre en avance, des fois qu’il se tromperait le facteur dans toutes ces boites aux lettres. Et puis en attendant, on discute le bout de gras, ça fait passer le temps. En remontant ça sent la cannelle le curry ou la soupe de poireaux, c’est paisible, il y a tout sur place, et puis on partirait pour aller où ?

*

C’est mon mari qui sait pour ce qui est de parler. C’est àmon mari qu’il faut s’adresser pour toutes ces choses-là, c’est lui qui décide àqui je dois parler, c’est établi comme ça. Madame, nous sommes en l’année 2003, vous êtes très jolie, et vous me donnez envie de pleurer.

*

Quand on sera morts côté travaux, il n’y aura plus grand chose àfaire dans cet appartement, peut-être la tapisserie de l’entrée àla limite.

Madame monsieur, y a-t-il un âge, un jour de la semaine pour vendre les poupées en porcelaine sur les étagères ? Peut-on quitter le Blosne ?

Non, ça ne va pas, j’arrive pas àme détacher des paroles des gens. C’est comme si leurs mots exacts revenaient dès que je me mets àécrire.

9 janvier 2003
Aujourd’hui, je rencontre le mari de la femme...

Ici ça va. Il faut aller ailleurs pour entendre des histoires, dans d’autres quartiers. J’ai arrêté de fumer et de boire, pour montrer le bon exemple aux enfants. C’est un quartier tranquille, pas de racisme. On est civilisés maintenant, on est plus des sauvages ! On ne sort pas beaucoup.

Un petit tour au Sofia, allez.

Johnny Halliday chante qu’il a oublié de vivre. Ça me fait rire. Je rentre àfond dans la chanson..j’ai un peu honte.

Retour àl’immeuble

Ici ou ailleurs...

Je reste dans l’appartement, je m’occupe, je fais des maquettes de bateaux.

On finira nos jours au bord de la mer.

C’est le ciel, la vue sur le soleil couchant qui me fait rester ici.

Les chiens parfois n’attendent pas d’être arrivés en bas pour pisser.

Il y a toujours des mégots dans l’ascenseur, dans l’escalier, c’est quand même pas difficile de respecter les lieux.

Les enfants s’adaptent vite, plus vite que nous.

Je ne me déplais pas, "question de ça".

Mais on n’est mal "envoisinnés".

Je ne parle àpersonne, je reste chez moi, je suis comme ça, je trouve toujours de quoi m’occuper. On m’avait dit avant que j’arrive qu’une tour, c’était pire qu’une prison. C’est vrai, on n’est pas libre dans une tour. Si les enfants jouent, si on reçoit des amis, si on met de la musique, ça tarde pas, les coups de balais sur les radiateurs. Je ne suis pas une méchante femme. Il y a trop de changement dans les locataires. Avant, c’était bien, on s’invitait, plus maintenant. Je ne donne ma clé àpersonne.

Mon mari est resté en Iran. On n’y va pas, on a peur de rester coincé là-bas.

Une petite fille vient me montrer une rédaction qu’elle a faite et dans laquelle elle a écrit : "Dans les yeux des gens, il y a des jardins secrets. Chaque être humain a besoin de s’isoler. Le silence apaise les sens".

Ça me fait un bien fou. Je lui dis que je trouve ça très juste. Elle retourne àson goà»ter.

Je change encore d’étage, de visages, de pays.

On retourne chaque année en Bulgarie, pour reprendre de l’énergie.

Ici tout en haut, il y a une belle vue, et de l’air. Pourtant j’étouffe.

Là-bas, je faisais plein de choses, ici je me mets devant la télé.

Dans l’appartement, plein de livres enfin, un gros chien, l’apéro. A bientôt, oui.

Des années que je suis malade. Plus le droit de travailler. Les médecins l’ont interdit.

Ma femme, elle est timide, elle a rien àdire. Elle s’occupe des enfants, de la cuisine. On est tranquilles. Tout est payé. Les assistantes sociales, l’état. Je finirai mes jours ici. Je n’ai pas peur de la mort, c’est la vie.

Le travail le travail l’hôpital l’hôpital... mots qui résonnent encore, je reprends ma voiture.

30 janvier 2003
Tout plein de questionnements, partagés avec Yann.

De l’individuel au collectif...oui oui. Moi je ne suis pas dans cette langue-là. Encombrée. Pas détachée des gens, de leurs mots. Je colle, trop.

Je retourne àl’immeuble. Je note les mots que je lis sur les murs de l’escalier, comme ça.

Nique la France - Vive Le Pen - PD...

2 février 2003

elle a compris que le silence apaisait les sens il en a vécu des choses, àl’hôpital elle, àtravers la porte, entend la télé il n’ pas peur de la mort il a écrit Nique la France sur le mur d’escalier elle avait entendu dire qu’une tour c’était pire qu’une prison il a besoin qu’on vienne le chercher pour sortir il jette son mégot dans l’ascenseur il se dit qu’ici ou ailleurs de toute façon... elle trouve que la vie est trop chère il se plaint du manque d’activités elle obéit àson mari il aime les odeurs de curry en faisant son boulot elle, et ses poupées en porcelaine il sait qu’une nouvelle fait le tour des étages en moins d’une journée elle croit avoir moins de choses àdire que les autres il regarde les Å“ufs durs sur le comptoir du bar il, un peu aveugle parle tout seul devant sa bière il se rappelle des portes fermées devant l’intolérable il est resté coincé un jour dans l’ascenseur il sert d’arbitre il croit maintenant ce qu’on voit àla télé elle file elle file elle va àtoute allure elle rentre tard le soir, ne voit personne ils se sentent déjàvieux ils s’en tiennent àbonjour quel temps fait-il elle fume une cigarette toute seule dans la cuisinenon, je peux pas rester dans les listes.

21 février 2003

Je vois certaines personnes en cachette, trop de jalousie.

A la campagne, c’est trop monotone, ici, il y a toujours quelque chose qui bouge, une voiture qui passe, des enfants, des gens qui parlent.

J’ai mes petites habitudes.

Ce jour-là, deux mauvaises nouvelles, j’ai défoncé ma porte. Je cogne sur ce que j’ai devant moi, je peux plus m’arrêter, c’est plus fort que moi, ç’aurait pu être quelqu’un.

Mes oiseaux, c’est ma passion. La télé est allumée, mais souvent je ne la regarde pas, je regarde dehors, c’est plus intéressant.

Un café au Sofia. Le patron me le sert avec un p’tit chien sur l’épaule, il a l’air tout content. On discute un peu de ce que je fais dans le quartier, il m’invite àun couscous la semaine d’après, dans le café. Cherry FM au lieu de Nostalgie, ça change.

Immeuble.

Le métro, je ne l’ai pris qu’une fois, pour aller àl’hôpital. Il y a tout ce qu’il faut, ici, je ne vais jamais àRennes. Je suis bien comme ça, avec mes manies de solitaire. Depuis qu’il fait beau ces jours-ci, il y a des soleils levants magnifiques. S’il fallait choisir de changer une chose dans l’immeuble, ce serait refaire la cage d’escalier.

J’ai pas le temps de m’arrêter pour écouter des textes vous comprenez. En ville, c’est plus pratique, et puis les enfants préfèrent. On est très "famille". Pas retournés au Vietnam depuis qu’on est arrivés, il y a 20 ans. Le voyage, c’est trop cher, et puis on ne peut pas laisser les enfants. Quand on sera vieux, peut-être. Ici, c’est tranquille, tout le monde est gentil, on se dit bonjour, pas de problème. On va bientôt déménager, pour aller dans l’immeuble àcôté, là.

28 février

Je ne dis pas bonjour àcertaines personnes, j’ai des raisons valables.

Ils m’offrent un café, sans en prendre eux-mêmes. Je me sens loin de chez moi tout àcoup.

Au Sofia, autour d’une choucroute (qui a finalement remplacé le couscous !), le patron me dit "j’ai beaucoup d’intellectuels dans mes clients".

La vue est tellement belle ici.

J’apporte des plats que j’ai préparés aux voisins.

Je parle aux gens, quelquefois ce que j’entends, ça me donne envie de pleurer.

Voulez-vous un thé ?

Pause

Il faut que je fasse une pause.

Ne plus aller àRennes.

Ne plus rencontrer tous ces gens.

Ne plus entendre leurs mots.

Tout oublier, pour écrire, enfin.

Une envie de silence, de campagne, de solitude.

Plus que d’habitude encore.

© Albane Gellé
26 janvier 2002
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