Laurence Werner David | Soleil entier 3/3
Le premier épisode est ici
Le deuxième épisode est ici
J’y passe une première nuit sans sommeil.
Au petit déjeuner le couple de clients est installé à la table du jardin. Ils m’invitent à me joindre à eux. Elle, maladroite et gaie dans son corsage à pois, me sert une tasse de café et me tend vivement la corbeille à croissants. « Excusez-moi, fait-elle, mais on se demandait si la maison que vous désiriez revoir hier était celle des Giehse ? » J’acquiesce. L’homme la fixe sans approuver. Il a les yeux brûlants, il ne semble pas pour autant gêné par la question qui vient de m’être posée. « Mon mari, poursuit-elle en désignant de la main son voisin, et William Giehse ont étudié à la Brighton & Sussex medical school. Ils ont été collègues pendant de longues années à Londres puis à Paris dans un institut privé. William s’est retiré sur l’île quand il a eu la soixantaine. Nous leur avons rendu visite deux ou trois fois. Nos liens se sont progressivement défaits. »
Dans ma mémoire Mr Giehse était un vieux monsieur qui passait son temps à étudier les plantes et les fleurs sur de grandes planches à dessin. Etait-il chercheur ? Chercheur en botanique, par exemple ?
Non, psychiatre, me précise-t-elle.
Est-ce à ce moment-là que j’ai repensé aux paroles du chauffeur au sujet des enfants des clientes de William Giehse que lui et sa femme recevaient sur l’île l’été ?
Fin août Martha n’est pas venue me chercher à la gare maritime de St Malo comme il en avait été pourtant convenu. Je ne revis pas ma mère pendant des mois. Je vécus dans une famille d’accueil, affable, ordinaire, dont je n’ai conservé de souvenirs désagréables que mêlés aux leçons du soir après l’école : ma famille insistait, parfois avec acharnement, pour que je lise mes livres avec l’intonation appropriée. Je ne parvins pas à user du ton juste mais jamais je n’éprouvais ni honte ni peur vis-à-vis de leur insistance. Un nouvel été approchait, il y eut un appel de Martha, voix mélodieuse, un peu masquée par la musique qu’elle devait écouter. J’écoute ses mots d’amour et ses pas, ses propres pas, résonner dans le combiné. Elle va venir me voir : nous passerons les prochaines vacances ensemble.
Je suis aujourd’hui incapable d’identifier le lieu en bordure de mer vers laquelle elle nous conduisit. Il ne s’agissait pas de l’île aimée et haïe. Il ne s’agissait pas, c’est sûr, d’aucune île. Ma mère ne remit pas les pieds sur les plages qu’elle avait connues. A l’instar de William Giehse, elle m’a toujours dit, plus tard, que durant ses longs mois d’absence, elle avait beaucoup travaillé ; qu’elle avait été heureuse de me revoir dès lors qu’elle se rappelait et mesurait tout ses efforts passés à travailler.
Cet été-là, un an après mes vacances passées chez les Giehse, je ne me souviens pas qu’il ait existé un silence de plus en plus menaçant entre elle et moi. Ni d’une souffrance manifeste de sa part ou d’un découragement. Une plainte physique parfois (des cheveux plus gris, des mots qu’elle articule lentement), une fatigue passagère. Mais c’est toujours la même femme qui attend avec un sourire le réveil de son enfant. La même mère qui humanise le monde alentour ; qui aime parler, rire, sentir la terre sous ses pieds.
Le couple d’Abbey Court House vient de décider qu’ils allaient prendre un dernier bain de mer avant leur retour à Paris. Je les ai regardés descendre au fond du jardin l’allée d’aloès, une lumière douce enveloppant leurs chemises et pantalons blancs. Peu de temps après j’ai pris le même chemin. Il fallait que je marche. Mes pas m’ont guidée naturellement vers le Val des terres. Je revoyais le couple un quart d’heure plus tôt ranger leur tasses l’une sur l’autre, serviettes en papier et autres détritus dans la panière, et avec soin déplacer leur petit-déjeuner terminé au centre de la table. Elle, la femme, continuant à parler pour lui, de tout et de rien, et puis revenant à la pratique de son mari, elle avait dit que ses patients lui manquaient ; que depuis qu’il était retraité ils lui manquaient terriblement, ne serait-ce que pour poursuivre les recherches expérimentales qu’il avait entrepris en tant que praticien. J’avais alors demandé si William Giehse avait eu lui aussi ce goût pour la recherche expérimentale. Cette fois c’est lui, le mari, qui avait prit la parole : « La spécialité de William, son obsession pour ainsi dire, était un type particulier de schizophrénie. Ce qu’on nomme aujourd’hui schizophrénie dysthymique. A l’institut c’est à lui qu’on adressait systématiquement les patientes atteintes de ce trouble. »
Je marche sur la route qui serpente, ondule, va fléchissant vers le triangle de mer, vase taillé dans l’onyx, noir des milliers d’ombres de feuillages qui obstruent et claquemurent l’entrée et la sortie du Val, j’étouffe, je marche, je ralentis, je m’arrête et saisis qu’en face, à une trentaine de mètres, le couple d’Abbey Court marche lui aussi, serpente côte à côte, s’arrête devant le portail des Giehse, la femme tête levée vers le toit de la maison, son mari fixant le nom des nouveaux propriétaires sur la sonnette, elle se retournant une seconde vers moi, lui une seconde après, sourires brefs et gênés, saluts échangés de loin.
Je ne me souviens pas, dans ma vie d’enfant, d’un avant et d’un après si brutal. Juste le sentiment d’un été étouffant et sans fin, étourdie par la force de l’absence de ma mère.
De quoi était fait ce temps fracturé dans lequel Martha est tombée et qui, maintenant, je le pressens, est en train de dresser une ombre sur tous mes souvenirs d’étés passés avec elle ? Lui avait-on appris à résister à ne plus jamais sombrer devant sa fille ; à simuler la gaîté, l’élan maternel ?
Elle avait changé de travail, elle recevait moins d’amis, elle m’embrassait peut-être plus souvent qu’avant. Mais rien, aucun trait de sa personnalité, aucune parole manifeste, qui auraient pu m’avertir qu’un gouffre inquiétant s’était creusé en elle.
Je laisse s’éloigner le couple d’Abbey Court. Je sais que demain je ne les retrouverai pas dans la maison d’hôtes.
Je sens la fièvre se répandre à l’intérieur de mes yeux.
Exactement comme le jour où j’ai quitté les Giehse et que je croyais pouvoir serrer le corps chaud de ma mère sur le quai du port de Saint-Malo.