Laurent Colomb | Opéra langue
Toujours explorant notre capacité à émettre des sons, à les articuler, à leur donner sens, Laurent Colomb nous présente deux Monologues de Merluche extraits d’Opéra langue, une œuvre vocale.
Le texte complet d’Opéra langue est à télécharger librement en PDF.
Laurent Colomb sur remue, dont son travail à la Maison des Femmes d’Asnières-sur-Seine (résidences Île-de-France).
Les monologues de Merluche dans Opéra langue, présentation par Laurent Colomb
Célèbre pour ses travaux sur l’homme, la société, l’éducation, Jean-Jacques Rousseau l’est également pour ses études sur l’origine du langage. L’Essai sur l’Origine des langues, longtemps relégué au rang des œuvres mineures du philosophe, complète et parachève une réflexion linguistique initiée dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, paru en 1755. La danse, la poésie et plus précisément l’onomatopée y sont considérées comme les premières expressions du langage à l’orée d’un état de parole bientôt corrompu par l’injustice sociale.
Les deux monologues de Merluche – personnage inspiré de la Mélusine au cri d’orfraie de Guillebert de Metz, ici apostrophant le peuple de Genève – replacent la pensée de Rousseau dans l’imaginaire médiéval. La figure du premier couple humain « trouvant son lit au pied du même arbre qui lui a fourni son repas » (Discours sur l’inégalité…), articulant ses premiers sons sur les « cris de la Nature », suppose bien un Éden linguistique à l’origine des premiers mots. Opéra langue déroule à travers sa charge musicale (répliques simultanées et dialogiques s’entrecroisant) les trois phases d’exil qui frappèrent l’humanité au levant de son existence, postule un sous-texte biblique en amont.
La fuite du paradis terrestre, l’errance maritime de Noé, la dispersion des langues après la chute de Babel, structurent Opéra langue dont les deux monologues de Merluche, plus linéaires, ont vocation à résumer les scènes. En substance, Jean-Jacques Rousseau personnifié par Dieu le R., en appelle à ses cinq fils et filles qu’il libère de l’Hospice des Enfants-Trouvés pour mettre en voix comme en scène les origines du langage. Il finira, au terme de ce long cheminement, à associer la société commencée à un éclatement linguistique, jugeant la multiplication des noms puis des lois sociales, responsable de l’éloignement définitif de l’homme vis-à-vis d’une nature sanctifiée.
L. C.
Monologue #1 de Merluche.
Sortie de l’obscurité, une femme en costume médiéval traverse majestueusement la scène. Calme et assurée, elle s’adresse au public entrecoupant ses commentaires de présentations personnelles. Tous les personnages arrêtés dans leurs mouvements l’observent sans émotion, hormis Dieu le R et L apostrophe qui la considèrent avec insistance.
Un temps.
Si je cochonne et fais jargon à cette heure, le fil tordit duo pensaïr Jean-Jacques nascut en vos murs, ieu Merluche, filha de Persine et fée serpente si sans saïr maïre de Geoffroy à la bana de sangle, Fromont le nasard qui fut purgé d’un chancre à la mamelle, c’est que ses écrits très déchiffrés évoquent mes cris plus légendaires [1]. Elle quitte la scène comme elle était entrée, effleurant la main tendue de Dieu le R au passage.
Monologue #2 de Merluche.
Tel qu’en fin de l’acte 1 scène 2, elle apparaît, s’avançant du fond vers l’avant-scène. Tous les personnages arrêtés dans leurs mouvements l’observent sans émotions hormis Dieu le R et L apostrophe qui la considèrent avec insistance.
Un temps.
Lors, Harpocrates, je m’en va en ciel d’Uglossie où l’index est enfance, dieu, le silence, l’instinct, une connaissance et l’homme du monde, un fou, en pays de paroles libres en fait de tolérance et à l’insu de lui, souffler mes rêves de chimère sur ses cheveux roux. Elle quitte la scène comme elle était entrée, effleurant la main tendue de Dieu le R au passage.
Image : Charlotte Baglan dans le rôle de Merluche. Photo Arnaud Liotard ©
[1] Dernière présentation qui s’accorde à la légende de Mélusine. Une partie de cette phrase en franco-provençal présente des r roulés et des consonnes audibles en fin de mots. À articuler toujours à la limite du sens. Comprendre : « Si je salis […] le fil tordu du penseur Jean-Jacques naît en vos murs, moi Merluche, fille de Persine et fée serpent, mère de Geoffroy à la mâchoire de sanglier, Fromont le nasillard qui fut purgé d’un chancre à la mamelle, c’est que ses écrits très déchiffrés évoquent mes cris plus légendaires. »
[2] Comprendre : « Point de véracité dans ces paroles ni dans les cris de dragons que je poussai lorsque Raymond en un sursaut trahit sa promesse et dès lors me transforma de femme en serpent, moi Mélusine, fille d’Elinas et de Persine… » Phrase inspirée du franco-provençal, présentant des r roulés et des consonnes audibles en fin de mots. Articuler toutes les voyelles.