10- Le Sosie de Rimbaud

"Avertissement"

Ces écritures-ci sont d’un jeune, tout jeune homme, dont la vie s’est développée n’importe où ; sans mère, sans pays, insoucieux de tout ce qu’on connaît, fuyant toute force morale, comme furent déjà plusieurs pitoyables jeunes hommes. Mais, lui, si ennuyé et si troublé, qu’il ne fit que s’amener à la mort comme à une pudeur terrible et fatale. N’ayant pas aimé de femmes, - quoique plein de sang ! - il eut son âme et son coeur, toute sa force, élevés en des erreurs étranges et tristes. Des rêves suivants, - ses amours ! - qui lui vinrent dans ses lits ou dans les rues, et de leur suite et de leur fin, de douces considérations religieuses se dégagent. Peut-être se rappellera-t-on le sommeil continu des Mahométans légendaires, - braves pourtant et circoncis ! Mais, cette bizarre souffrance possédant une autorité inquiétante, il faut sincèrement désirer que cette Ame, égarée parmi nous tous, et qui veut la mort, ce semble, rencontre en cet instant-là des consolations sérieuses et soit digne !

Arthur Rimbaud, Les Déserts de l’amour

"Qui peut-il avoir été ?"
Cette interrogation de Rilke à propos de Trakl, elle n’a cessé de me hanter tout au long de ma lecture du livre de Jean-Jacques Lefrère, Arthur Rimbaud (Fayard, 2001).

( Parenthèse :
 Non ! Tu l’as lu, le Lefrère !
 Eh oui ! Avalées, les 1200 pages, avec, c’est vrai, de fréquents surfs sur les généalogies, les biographies annexes des fonctionnaires, artistes, explorateurs, médecins, commerçants, monarques abyssins, etc. ; sur les rapports médicaux, les correspondances secondes, les apartés et parenthèses du style : " Après avoir signé un contrat avec l’ingénieur français, Rimbaud débarque à Chypre (Lazare ressuscité vécut aussi sa seconde existence dans cette île, dont il fut le premier évêque). " Et quel rapport nécessaire ici entre Rimbaud et l’évêché de Lazare ? Bref, toutes choses adventices qui font de cette biographie un comble d’informations, une espèce de démesure, de monstruosité, propre à exciter la lippe gourmande de Pivot et ses enthousiasmes de commande, faussement incrédules.

Biographie dans l’excès. Oui. Et dont l’excès même renvoie, et ce serait son grand mérite, à la question continue de " l’autre ". Car on sait tout, ici ; mais qu’a-t-on vraiment appris de Rimbaud dont le double, celui du livre, n’est qu’une sorte de sosie. Arthur Rimbaud, vraiment ? Quel titre ! Que prétend donc saisir ce titre ? Quelle énigme résout-il ?
Et si, c’est ma thèse précisément, il ne fallait pas parler d’une " seconde existence " de Rimbaud. Mais d’une seule vie, et fidèle à elle-même. Un homme comme lui peut-il avoir vraiment plusieurs vies ?
Fin de la parenthèse.)

A nouveau la question : " Qui peut-il avoir été ? "

De toute façon, les grandes inconnues rimbaldiennes dont se nourrit l’histoire littéraire quand elle s’efforce d’échapper au mythe ne sont pas résolues. C’est aussi un des mérites de Lefrère : il reste dans l’expectative ou dit son ignorance dès qu’il ne peut trancher. Par exemple sur la participation de Rimbaud à la Commune, " pont aux ânes de la biographie et de l’exégèse rimbaldiennes " (255), il conclut simplement qu’on ne peut rien affirmer et ajoute, ce qui me semble juste : " Il est en revanche permis de parler " d’adhésion " (...) La véritable contribution de Rimbaud à la Commune, ses barricades et ses pavés, ce sont les poèmes qu’il lui a consacrés. " (256) Bien sûr.

Mais comment se fait-il que Lefrère ne signale nulle part le si beau livre de Pierre Gascar, Rimbaud et la Commune (Gallimard, 71) ?

Permettez que je pallie ce manque par la citation de la dernière page de Gascar :
" Œuvre libertaire. Il n’y en a peut-être aucune, au monde, qui marque un aussi grand affranchissement. Pure de tout principe, de tout intellectualisme, de toute pensée rationnelle, elle nous fait littéralement respirer " un autre air ", celui qui pourrait circuler dans le monde, si ne s’y dressaient les obstacles multipliés des différencia-tions morales, sociales, nationales. C’est en cela que l’oeuvre de Rimbaud est la voix la plus profonde de la Commune, événement historique qu’on ne voit, à gauche comme à droite, que dans sa simplification. La Commune portait en elle, sans très bien le savoir et sans l’avouer, une revendication absolue ; elle était un sursaut prémonitoire, au tournant d’une civilisation qui aujourd’hui nous conduit au désastre, un prodigieux éclair de conscience, une vraie révolution, en un mot, car il n’en est de réelles que celles qui sont parties pour dépasser leurs buts.

L’œuvre de Rimbaud, bien que peu politique, en apparence, indique cette possibilité de dépasse-ment sans laquelle l’histoire serait étroitement prisonnière des faits qui la composent. Il n’y a que la poésie qui puisse donner à la cause et à l’espoir des hommes leurs véritables proportions.

"Autre grand mystère, autre impasse de l’histoire littéraire : quand Rimbaud a-t-il écrit les Illuminations ? " Encore aujourd’hui, la question demeure l’une des grandes inconnues de l’exégèse rimbaldienne " (667).
Dont acte.

Mais, j’y reviens : qu’apprend-on vraiment ?

Lefrère donne peu d’appréciations d’ordre esthétique. Sans doute ce n’est pas son rôle. Et peut-être aussi cela vaut-il mieux : que " Le Forgeron ", par exemple, sonne comme du Hugo, voilà qui est vrai ; mais cela justifie-t-il qu’on écrive, après en avoir cité une vingtaine de vers : " Suivent plusieurs dizaines d’alexandrins de la même farine (qui) sonnent un peu mieux à la diction qu’à la lecture ". (128) ; passe que " Soleil et Chair " fasse une " pièce à la mythologie indigeste à laquelle manque tout éclair de génie " (121), que " Les Assis " " rejoignent le meilleur Baudelaire " (222) - y aurait-il un Baudelaire moins bon ? - ; que la lettre sur le passage du Gothard où Borer, je crois, voit la dernière des " illuminations " n’ait " rien de véritablement poétique " quoi qu’elle soit " magnifique ".
Mais peut-on affirmer sérieusement que l’unité de ton des Illuminations soit " de beaucoup supérieure à celle d’ Une saison en enfer " ? (670)

Peu d’appréciations esthétiques, donc.

En revanche, bien sûr, pléthore d’indications biographiques. On sait tout dans le détail de la vie à Charleville, à Paris, à Londres ; on comprend bien le poids de la morale étriquée de l’administration, de celle de la mère dont le portrait est assez nuancé du reste, et crédible, et puis, conséquemment la puissance de révolte, l’insolence, la cruauté, l’iconoclastie de la " petite frappe ". Et l’on ne cesse de s’interroger sur l’écart énigmatique entre le comportement outrancier de Rimbaud et la tendresse blessée qu’expriment les " Derniers vers ", " Les Déserts de l’amour ", la " Chanson de la plus haute tour ", la plupart des Illuminations ; on s’inquiète aussi de la distance entre la folie qui guette la Saison, et qui correspond à tout ce que l’on apprend de la vie réelle, " J’ai joué de bons tours à la folie ", et puis la maîtrise qu’exige l’écriture de la folie.

Oui : " Qui peut-il avoir été ? "

Et s’il avait été, d’abord, égal à lui-même tout du long. Fidèle à soi. Et poète toujours : " Il faut considérer Rimbaud dans la seule perspective de la poésie. Est-ce si scandaleux ? Son oeuvre et sa vie se découvrent d’une cohérence sans égale. "
Char a raison.

Je ne crois pas qu’il y ait deux Rimbaud, deux vies. Un adieu à la littérature ? Certes. Disons-le bien : un adieu à la " Littérature ", c’est-à-dire à la mascarade littéraire, aux formes qu’on doit s’imposer pour "réussir" dans le monde des Lettres, et même, un adieu aux joies les plus intérieures de la création, aux larmes et aux trépignements que Berrichon prétend avoir entendus à Roche et auxquels Michon - que Lefrère ne cite pas une seule fois, ni dans le texte, ni dans les notes !- fait, dans Rimbaud le fils un sort si magnifique. Je ne crois pas que Rimbaud soit " un poète défroqué ", un " ancien poète ", comme l’écrit Lefrère après tant d’autres. Je n’adhère pas à des jugements péremptoires comme ceux de J.J Brousson dans sa préface au Rimbaud de Marguerite Yerta Méléara : " Il y a trois années de génie dans la vie, quelconque, de Rimbaud ". Les surréalistes pensaient de même.

Mais non : Rimbaud n’a jamais cessé d’être poète et de vivre en poésie. Et comment peut-on écrire " vie quelconque " !

Mais quoi. Qu’est-ce que vivre en poésie ? Qu’est-ce que cette fidélité-là ?

Je sais : c’est un truisme que de parler, pour Rimbaud, d’écriture prémonitoire. On a assez rappelé cela : " Les femmes soignent ces féroces infirmes... " Mais comme la répétition - la répétition ou l’amour puni... - , comme la permanence des mêmes " faim et soif " crient famine tout au long du livre de Lefèvre. On ne cesse d’entendre ce cri. Depuis le premier : " Allons ! La marche, le fardeau, le désert, l’ennui et la colère. " (" Mauvais sang "), c’est le même cri, fondateur. Vous avez au début " Les Déserts de l’amour ", et puis plus tard et jusqu’à la fin les plaintes constantes des lettres aux " chers amis ".

Car à qui se plaint-il ? C’est toujours à la mère, et le plus souvent via la soeur. Toujours " au bleu regard qui ment ". Toujours au manque, au défaut, à la perte. Avez-vous relevé cette remarque, au coin d’une lettre de juillet 82 : " Si je me plains, c’est une espèce de façon de chanter ". Quelle ironie, quelle cruauté ! Quelle constance dans l’amertume. Il y avait eu déjà la " lettre de solitude " de juin 72 : " De voir que le beau temps est dans les intérêts de chacun, et que chacun est un porc, je hais l’été, qui me tue quand il se manifeste un peu ". Et comme aussi " je redoute l’hiver parce que c’est la saison du comfort ", dans quelle saison, dans quel lieu vivre sinon dans un désert ? " Ceux, dit une autre lettre, qui répètent que la vie est dure devraient passer quelque temps ici apprendre la philosophie ".

C’est ce que l’on écrit " aux siens ".

Pour les autres là-bas, à Harrar et ailleurs, on est cette nature " secrète, énigmatique ", " au verbe sec " (1045), cet " esprit caustique et mordant "(1074) dont on relit en groupe les lettres et rapports pleins de saillies et de choses drôles tout en craignant d’être à son tour moqué une autre fois ; " un original vivant à l’écart ".

Je vous le dis, le même toujours, celui dont les " affreux bonshommes " craignaient plus que tout la violence et l’ironie.

Le même toujours, dans ce mouvement impatient qui le fait aller sans cesse. Que veut-il ? " La vie errante et gratuite ", il l’écrit à sa mère.

Ferait-il fortune, rentrerait-il en Europe, ce ne serait que pour un temps ; il a trop " l’humeur vagabonde " ; "on ne le verrait jamais à la même place" : "Il est bien certain que je ne peux plus vivre sédentairement."

Depuis toujours en fugue : passant considérable. Semelles de vent.

Mais aussi : explorateur accompli.

La partie du livre où Lefrère décrit les marches de Rimbaud - en particulier (805, sq.) la description du chemin entre la côte et Harrar - ; la traversée des déserts et autres terres que Rimbaud lui même décrit dans son " Voyage en Abyssinie et au Harrar " publié dans le " Bosphore égyptien ", sa découverte de voies nouvelles, comme lors de son voyage d’Endotto, ville du Choa, à Harrar par un itinéraire encore inconnu, "cinq cents kilomètres parcourus en trois semaines", tout cela est passionnant. Comme est éclairant le jugement de l’explorateur Borelli : "Notre compatriote a habité le Harrar. Il sait l’arabe et parle l’amharigna et l’oromo. Il est infatigable. Son aptitude pour les langues, une grande force de volonté et une patience à toute épreuve le classent parmi les voyageurs accomplis." (974)

Est-ce cela, encore, "tant [faire] patience" ? Et pour quelle raison : pour faire fortune, comme on l’écrit à la mère, ou "pour rouler le monde sans résultat" ?

Est-ce cela, "étreindre" la terre "rugueuse" ?

N’est-ce pas plutôt que, depuis toujours, le Désert, désert de l’amour ou désert de sable, tient la main qui écrit ?

" Qui peut-il avoir été ? "

La parole, pour finir, à Joë Bousquet et Char, via l’ami Hans Freibach.

Au terme d’un texte au titre provocateur, " Non ! Je ne lirai pas Arthur Rimbaud ", publié dans La Sape en 91 à l’occasion du centenaire, et qui faisait écho au texte connu de Char : " Il faut vivre Rimbaud, l’hiver, par l’entremise d’une branche verte (...) " (c’est moi qui souligne vivre), Freibach rappelle ce que représente Rimbaud aux yeux de Bousquet : l’exemple même, dans toute sa rigueur, de ce qu’est la vocation poétique, cette " épreuve terrible qui dure toute une vie ", Harrar compris.

Il concluait ainsi :
"Comme sur" le forçat intraitable (...) se referme toujours le bagne", sur le poète - "Le moins libre de tous les hommes", dira Bousquet - pèse toujours la poésie, affirmation la plus haute de la vie. Ainsi, les routes que suivait Rimbaud descendaient, peu à peu mais inexorablement, dans la nuit terrible, jusqu’aux déserts d’Abyssinie, où il perdit de vue cela même qui le menait.
Non ! Rimbaud ne quitta pas la poésie. Il ne fit que poursuivre sur les chemins qu’elle avait frayés pour lui.
Je lis dans une lettre de Bousquet à Lucien Becker les derniers mots sur cette affaire :

Ah Vous pensez, Becker, que l’on quitte si facilement la poésie... La poésie ne se laisse quitter que par les poètes qui la déshonorent. Un poète vrai n’a qu’une façon inoffensive de quitter la poésie, c’est de faire des mauvais vers, comme X..., comme Y..., oui, oui, oui, qui ne sont ni des assassins, ni des assassinés, mais rien, rien du tout.
La poésie est toujours dans l’ombre du poète qui lui refuse sa voix.., qu’elle vous casse la colonne vertébrale ou vous enlève votre amour, elle a tous les moyens de la vie, et quelques autres, pour confirmer à votre endroit ce qu’elle ne manifestait encore qu’en la splendeur de votre langage.

J’ai la faiblesse de croire que tout Rimbaud est là dans l’indivisibilité même de son "être-de-poésie".

Certes, il a pu refuser sa voix à la poésie - peut-être n’avait-il élevé l’écrivain en lui qu’avec l’obscur désir de le tuer un jour ? - mais il ne pouvait empêcher celle-ci d’être là où battait la vie, l’empêcher d’écrire sur son corps, la figure même de la dis-jonction. Ainsi ce corps de voyageur, d’explorateur, ce corps toujours en marche, corps amaigri, usé, laminé, émacié, bientôt lacunaire, amputé, ce corps réduit à rien est la chair même du chant ancien : " Cet élan absurde du corps et de l’âme, ce boulet de canon qui atteint sa cible en la faisant éclater, oui, c’est bien là la vie d’un homme " (R. Char). "

Jean-Marie Barnaud

octobre 2001
T T+