Le bal de la comtesse d’Ixode
Figurines sculptées, Lise Barès ©, automne-hiver 2007-2008
Les couples amoureux s’appartiennent indissolublement et prépositionnellement. La question est ici : est-ce qu’une relation peut être renversée ou non ? L’amour entier comme la poésie entière est préposition [1]
. Les mises en scènes changent avec les personnages : « dans les années de ma naissance, avant, c’est-à-dire houuuuuuuuuu ! » les techniques du corps sur la piste de bal transmettaient une position traditionnelle et efficace [2]. Faire une image et écouter ailleurs les blancs pour neutraliser l’émotion. Une artocrate pas pressée, pas compressée, pas pipolisée fabrique une chasseresse redoutable, une sorte de Diane aux bras noués sur un rongeur songeur, captif. Le vrai nom de l’insecte est Cicindèle. C’est un coléoptère vert, parfois bleu, plus rarement noir. La couleur rose fuchsia des jambes est ici exceptionnelle. La prédatrice attrape ses proies à la course. En cas de danger, elle donne sa place à la charnière. Sans pompe ni apparat [3] Cicindèle vient d’attraper un rat.
Rat se fesse un peu de souci. Il sait l’efficacité de tenailles des mandibules de sa compagne. Une raideur dorsale fait obstacle au mouvement. La stabilité des artefacts impose un jeu de jambe légère. Le couple fait charnière à force de coller son oeil contre un trou [4]. Voir le charnier ou les chairs qui s’étreignent est une épreuve éthique. L’Enfer [5]
est interdit aux moins de seize ans qui font parfois ce qu’ils n’ont pas le droit de regarder. Rat n’est pas dupe, ses convictions sont ses maladies. Invité de la comtesse d’Ixode il va bien et porte sur le bal des regards sans calcul. Il arrête de préférence son pas de danse avant la fin et il réserve le meilleur balancement à la prochaine. Toute attente est de bonne prise quand elle prolifère à partir d’une carence de matériaux et qu’elle accueille tout ce qui vient. Le silence aussi est une forme [6]
. La musique s’inscrit sur la peau suçonnée de tiques. Rat vit sans intention. Il danse et il se tait. Il sait qu’à chaque instant c’est aujourd’hui le bal.
Au bal de la comtesse, masqué de grisailles, Cochon enlace avec ardeur le corps canin et bute sur rien. Difficile à dire : la comtesse est un chien. Les contorsions rythmiques et langagières des procédés à reprises continuelles ennuient la bête aristocrate. Quelque chose grince dans le nom à charnière et l’imagination étouffe. Parce que la comtesse d’Ixode est sourde et aveugle comme une tique, elle préfère élire domicile sur une queue de billard plutôt que sur une queue de cochon. Une divulgation qui n’a rien de vulgaire, les animaux ont des mondes [7]. La tique, le texte et les sculptures ne vivent que la manifestation des conditions de leur installation. Avec sa charretée de références et son renfort de résurectine antidérapage, l’image visualise l’effet tangible d’une production de mots assemblés. D’anagramme en métagramme la critique est aisée, la nique est difficile.
Les délicieuses petites mains de la comtesse peuvent dormir des années immobiles en attendant la rencontre. Le parfum stimulant d’une peau atopique l’affecte et elle se laisse tomber sur elle. L’image porte très peu sur l’élaboration des gestes conventionnels, elle tend plutôt à amplifier des combinaisons d’affects. Ce qu’est ce bal : un faux-semblant dont le propos est d’insister sur les bizarreries des relations à l’intérieur des couples. La position est difficile à tenir parce que Cochon veut bien de l’estime tout en refusant de partager les ambitions de sa noble partenaire [8]. Il dénonce même ses manœuvres de prise de pouvoir dissimulées sous de belles déclarations. La poésie porcine est un acte d’amour qui révèle l’énergie du présent et qui la saisit dans l’élan d’une dépense en pure perte. Deux couples dansent en charnières, l’un contre l’autre sans se toucher vraiment, l’un dans l’autre sans vraiment se toucher davantage. Sous des poutres blanches qu’il sera aimable l’instant où ils se réveilleront ensemble vraiment.
[1] Claude Royet-Journoud,
Théorie des prépositions, éditions P.O.L., 2007
[2] Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Presses Universitaires de France, 1968, Les techniques du corps, p.371
[3] Chantal Delcroix, titre d’un ouvrage inédit
[4] "Apples and Pears and Other Fruits of the Forest", Jonathan Monk
[5] Exposition BNF site François-Mitterrand
L’Enfer de la Bibliothèque, Eros au secret,
Jusqu’au 2 mars 2008
[6] En fait, ce qui était beau en étudiant avec Cage, c’était qu’il révélait ce que vous saviez déjà et vous aidait à prendre conscience de l’essence de ce que vous faisiez, que ce soit noble (et ainsi acceptable par lui) ou pas. Bien que mes propres penchants aient toujours été plutôt opposés à ceux de Cage, j’ai été en mesure, par son entremise, de prendre conscience de mon amour pour l’autonomie, la variété, certaines sortes d’incohérence, le rationalisme, etc.
Dick Higgins, Postface, Un Journal critique de l’avant-garde,
Les Presses du réel, L’écart absolu, 2006, p.115
[7] Abécédaire Gilles Deleuze :
« A comme animal »
[8] Ainsi, il est proche de Francis Picabia vis-à-vis des institutions artistiques. Lire en particulier la préface de Bernard Noël, dans
Francis Picabia, Poèmes, Mémoire du livre, 2002, p.11