Le livre de l’été
Après un premier volume consacré à sa poésie, la nouvelle publication des Ecrits critiques de Francis Picabia est un évènement (majeur).
Le livre de l’été est un objet commercial ciblé. C’est d’une part un gros volume rempli de rebondissements par un personnage principal atypique. D’autre part, ce livre est souvent la suite d’une aventure précédente du personnage récurrent.
La publication des Ecrits critiques de Francis Picabia remplit en tous points ces critères (pour mieux les subvertir). En effet, les éditions Mémoire du Livre prolongent le travail entamé par l’édition des Poèmes de Francis Picabia.
Carole Boulbès a établi l’édition de ces deux volumes, tous deux préfacés par Bernard Noël. On se souvient avec bonheur du livre que Carole Boulbès avait consacré en 1998 à Francis Picabia, Picabia, le saint masqué, publié chez Jean-Michel Place, après un long silence critique autour de l’artiste. L’exposition Francis Picabia au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris venait enfin achever le long oubli de l’œuvre picturale de ce rastaquouère de la première moitié du vingtième siècle. On retrouvait dans le catalogue un texte de Carole Boulbès qui éclairait le travail d’écriture de Picabia à partir d’une lecture énergique de Nietzsche par le loustic Picabia. Les deux volumes des écrits de Picabia viennent compléter le profil profondément multiple de cet artiste qui n’en finit pas d’être dada, volumes qui portent un nouveau regard sur l’œuvre littérature après les deux volumes chronologiques des Ecrits de Picabia (Edition d’Olivier Revault d’Allonnes et de Dominique Buissou) en 1975 et 1978 aux éditions Pierre Belfond (collection Les bâtisseurs du XXe siècle).
Il faudrait dire tant de choses sur l’activité poétique de Francis Picabia qui coule aussi vite que sa vie et sa conduite automobile. Ah, ce fameux voyage dans le Jura en compagnie de sa femme Gabrielle Buffet, de Marcel Duchamp, l’ami pour toujours et de Guillaume Apollinaire, voyage et vitesse à l’origine mythologique des premiers vers du poème « Zone ». J’éviterai donc ici d’en dire trop (les segmentations, les fragmentations et les renversements syntaxiques, la liberté d’esprit contre les conventions, les répétitions et le bégeaiment, la cohérence discursive, syntaxique, sémantique...) et je préfère laisser quelques traces de lecture.
Quelques extraits pour mettre en bouche ou pour se souvenir :
« sur le dictionnaire classique de modéré hasard
jeu intime des admirations contredanses
ou domaine sentiment des démangeaisons
angoissées
éclipsé sans bruit
évidemment j’ai vu l’eau paralysée
et le chair morte
des ossatures sans esprit sain
pourrir sous l’édredon de plume poésie
plus lourd qu’un écheveau
de verre filé
image de cœur
à la foire
maladie étourdie dessous vos doigts d’or faux
aventure jarretière sur bas bleus
un rire de cheminé tombe sur mes bottines »
(Extrait de Poésie ron-ron, in Poèmes, p. 172)
Ou encore :
« les objets n’ont plus de couleurs
mais leurs ombres ont leurs couleurs
un de mes amis
qui a la clé des docks
pense de même
c’est dans quelque chose d’inconnu
et le ciel habite l’inconnu
quel bonheur
d’avoir un flair infaillible
et de savoir vivre
comme une grande dame
de Shakespeare »
(Extrait de Pensées sans langage, p. 200)
Ou enfin le début de l’incroyable Unique Eunuque (p. 217)
« Essayons l’heure actuelle
Dans l’alphabet chasse gardée
De l’ombre lentement
Véritables livres sterling
Sous virginal louis cou cou
Qui fait domicile conjugal sous la pluie
Mais riant plus fort le café
Est à sept kilomètres capitale
Le petit chacal des sornettes
Ivres d’alcool gentilhomme
Au milieu des femmes camarades
Avec leurs tendres bouches porte-plumes
Photographie l’œil de l’amour
Antique garniture illuminée noir
Bicyclette l’horizon vers
Etiquette sein le dans
Corbeau grand d’un enceinte est
La Société des Nations
Chameau d’un ou
Aux épices cauchemardesques d’Annunzio
Je considère le genre américain
Cuivre d’armoire une
Utile énormément
??????? Quoi mais »
L’activité critique de Francis Picabia est aussi bouillante que tranchée dans le vif de l’époque (une époque furieusement proche de la nôtre, violemment attaquée par la plume et par les œuvres de Pharamousse, autre surnom de Picabia). Créateur de revues inégalées (391 pour ne citer qu’elle), acteur de la vie littéraire, critique et artistique, il trempe son énergie dans le renversement des valeurs et des conventions. Comme le rappelle Bernard Noël, la marge est son centre. Son esprit profondément dada garde tout au long de sa vie une conscience libre et frondeuse, une ironie qui ne tombe jamais dans la connivence ou la pose. A titre d’exemple ces quelques réponses à Georges Herbiet en 1926 :
« Pourquoi vous êtes-vous occupé de littérature ?
Parce que c’est de la peinture.
(...)
Pourquoi vous êtes-vous toujours amusé à détruire les mouvements artistiques que vous avez créés ?
Par amour de mon prochain.
Quel est donc votre sens du comique ?
Celui d’outrager le respect sans aucune espèce de répétition.
(...)
Et pour ne pas abuser davantage de votre bon vouloir veuillez me dire la raison qui vous a fait vendre tous vos tableaux à M. Marcel Duchamp ?
Parce que c’est le seul homme qui me l’ait proposé. »
(Extrait de Ecrits critiques, pp. 223-224)
La grande affaire aura été dada et comment Picabia quitta cette aventure pour mieux rester dada, et pour rester Francis Picabia. On peut donc lire dans « M. Picabia se sépare des Dadas », le saint masqué écrire :
« Il faut être nomade, traverser les idées comme on traverse les pays et les villes, manger des perruches et des oiseaux-mouches, avaler des ouistitis vivants, sucer le sang des girafes, se nourrir de pieds de panthères ! Il faut coucher avec des mouettes, danser avec un boa faire l’amour avec des héliotropes et se laver les pieds dans le vermillon !
Il faut camoufler l’intérieur des églises en transatlantiques et les transatlantiques en choux à la crème, faire sortir des statues de la mer et leur faire réciter des vers au passage des paquebots, se promener tout nu pour se mettre en smoking en rentrant chez soi ; (...)
L’existence n’est véritablement tolérable qu’à la condition de vivre au milieu de gens n’ayant aucune arrière-pensée, pas d’opportunistes, mais c’est demander l’impossible... »
(Extrait de Ecrits critiques, pp. 81-82)
Enfin, on ne peut qu’attirer l’attention du lecteur sur les textes peu connus liés aux spectacles fameux de Picabia, Relâche et Entr’acte réalisé par René Clair (ainsi que les précieux éclaircissements de Carole Boulbès qui ponctuent chacune des parties du livre).
La mise en garde de Carole Boulbès vaut tous les conseils de lecture : « un Picabia peut toujours en cacher un autre ». Ce qui se cache, ce qui reste encore à découvrir, c’est Caravansérail, ce roman de 1924, cet ovni littéraire vachard qui vient mordre les jarrets du surréalisme naissant dans un esprit à jamais dada, livre qui commence ainsi :
« Voyez-vous, mon vieux, un panier de pommes de pin m’a toujours été plus sympathique à regarder qu’un Rembrandt. »
(Extrait de Caravansérail, Paris, Belfond, 1974, p. 21)
Pour un bel été dada, la lecture des volumes Poèmes et Ecrits critiques sont une nécessité vitale et la seule crème véritablement protectrice contre les violences imbéciles du temps.