Arrive le livre qu’on n’attendait pas. Parmi les textes qu’il faut lire, qu’il va falloir lire, parmi ceux en cours de lecture et qui se prennent dans ceux qu’on est en train d’écrire ; combien cela fait-il de textes croisés, tressés les uns avec les autres, repris chaque jour avec l’élan et avec la fatigue de la veille, rouverts, continués, combien cela fait-il de vies en une, de vies pour s’enterrer dans le langage, toujours plus profondément et plus loin de l’idée que tout ceci prendra fin, nécessairement ? Soudain, cela prend fin. Cela prend fin dans le lieu même de la célébration, au sein même du langage qui permet de repousser l’idée de la mort. Voilà. Cela se produit. Cela, c’est un livre arrivé par la poste. Deux livres, à vrai dire, des éditions fissile : « Que n’ai-je fui l’abîme » de Rodrigue Marques de Souza. Couverture crème, cette couverture qui a enveloppé tant d’écrivains qu’on aime,
Dominique Quélen, d’abord,
Guy Viarre, ensuite. Donc. Les mains défont l’emballage, se livrent au rituel mille fois répété de la prise de contact avec un livre : l’ouvrir à l’instinct, piquer une phrase, se laisser traverser par l’onde. Ce premier livre produit une vibration connue, celle des livres à lire, des livres qu’il faudra lire, des livres qu’on lira entre deux pages d’écriture personnelle, entre deux autres livres qu’il va également falloir lire, bientôt, sans faute, quand on pourra, oui...
Et puis cela se produit avec le second livre. Choc. Un objet ventru. Inodore pour ceux qui reniflent. Aucun signe particulier. Couleur ? Rouge brique. D’un rouge brique plus sanglant que terreux. Indéfinissable. Sobre mais clinquant. Ou l’inverse. Il est lourd. Il a quelque chose d’arrogant. Une prétention, même. L’auteur ? Leopoldo Maria Panero. Le titre ? « Bonne nouvelle du désastre & autres poèmes (1980 – 2004) » Et là, alors qu’on n’a aucune envie d’ouvrir cette brique rouge dont l’arrogance rebute, et le poids, et le fait qu’il y a tant de livres en attente déjà, on laisse malgré tout les mains courir leur rituel. Page 43, 158, 206. Trois ponctions. Trois fois, le temps s’arrête. Le rituel prend fin. S’asseoir. Souffle coupé. Lire.
Il serait bon, maintenant que ces poèmes ont été lus, vus, vécus, d’en citer quelques uns pour donner à d’autres l’envie. Mais non. On n’en fera rien. Parce qu’on a trouvé une bête rare, parce qu’on se sent seul à la regarder s’ébattre, là, rouge et solide, pour soi et personne d’autre. Il n’est pas question que la lecture d’un autre capture un peu de cette grâce qui me revient en propre, ici, maintenant, depuis que je lis cette poésie comme si elle s’écrivait à mesure, et m’était destinée. Le défi est lancé : défi de vous procurer ce livre et de le lire sans faire l’expérience parallèle d’avoir exhumé un trésor, et de ne vouloir le partager avec personne.
Parce qu’il est impossible de partager le sentiment de vivre.
« J’ai fini pire
qu’un homme, et moins que le néant
que les hommes harcèlent d’une épée obscure
au mitan de la chaussée
où l’homme assiège, pire encore que le néant
moitié homme, moitié épée […] »
Leopoldo Maria Panero, Bonne nouvelle du désastre, traduit de l’espagnol par Victor Martinez & Cédric Demangeot, éditions fissile, avril 2013
ISBN 2-916164-64-9
10 juin 2013