Les Désarçonnés de Pascal Quignard, par Patricia Cottron-Daubigné

Une note de lecture de Patricia Cottron-Daubigné sur Les Désarçonnés de Pascal Quignard, paru au Seuil en 2012.

D’autres lectures de Patricia Cottron-Daubigné ici et notamment sur Pascal Quignard ici.

 

 




« Il faut distinguer deux libertés ;
La liberté propre à l’élan qui porte la matière, propre à l’indomptable, à l’inéducable, au sauvage.
La liberté comme émancipation de la domestication »
(p. 328).
C’est ce qu’offre le livre de Pascal Quignard, un exercice de liberté, celle que s’est donnée l’écrivain, celle qu’il offre à son lecteur, s’il veut bien en user ; s’il accepte de ne pas rester attaché, mais au contraire d’être désarçonné, nouvel Ulysse au risque du chant des sirènes, la voix de Pascal Quignard.

Il faudrait, pour rendre compte de cet ouvrage, associer des mots aussi peu universitaires que folie, vertige, maelström, effroi, fascination, audace, jouissance à ceux de savoir, érudition, réflexion, philosophie, métaphysique, pour approcher la puissance de ce livre, la saisie qu’il opère et peut-être le mouvement qui l’a porté.
Mais le lieu d’où j’écris cette note n’est pas celui d’une lecture sage qui voudrait une réflexion critique, ni celui d’une lecture savante qu’il faudrait pour aborder Pascal Quignard et dont l’empan excède mes capacités, mais d’un lieu étrange, celui de la force et du désir d’écrire que ce livre a générés.

« Il faut savoir s’engager au cœur de la forêt, gagner la fontaine que la vieille langue, jadis, appelait « le font ».
Il faut savoir répondre dans le vide. Ce sont les livres. Il faut savoir se perdre dans le vide. C’est la lumière dans laquelle on les lit ; il ne faut répondre aux autres qu’en créant »
(p. 24).


Comment de tant d’heures de travail, comme le vivaient ces intellectuels renaissants dans leur cabinet solitaire, de tant de culture acquise, vécue, avalée, devenue seconde peau et même toute la peau, toute la chair, au lieu de charger l’âne - pas même le cheval -, l’âne soumis au poids du savoir, des admirations et des respects, comment Pascal Quignard en fait-il un cerf lançant son sperme dans l’espace, solitaire, loin des meutes, et pourtant occupant tout l’espace de l’oreille, du regard, du désir ? Pour cette raison qu’il écrit dans la tension vers une langue d’avant la langue sociale, vers une pensée d’au-delà de la pensée convenue.

« Ce n’est pas pour rien (frustra) que vous avez voulu que fussent écrites tant de pages profondément mystérieuses (opaca et secreta) : ces forêts – n’ont-elles pas aussi leurs cerfs qui s’y réfugient, s’y rassurent, y paissent, s’y couchent, y ruminent ?
Ainsi parle Augustin au début du livre XI de ses
Confessions, s’adressant à Dieu. Il n’écrit pas des livres, dit-il avec une force incomparable, il écrit des forêts.
Pages secrètes et opaques où le monde d’avant l’humanité trouve à errer encore et à se réfugier encore dans une espèce de nuit sous une espèce de ramure »
(p. 27).

Une très grande quantité de paragraphes, de chapitres disent le moment où le cavalier désarçonné tombe à la renverse, et de cette chute, du corps jambes en l’air, blessé, soudainement compris comme vulnérable, contaminé même de mort, surgit une autre monture : l’homme cheval à lui-même, l’homme animal, l’indomptable, l’écrivain s’il le devient vraiment, le cerf donc. À une lettre près, du servus au cervus, le temps d’une chute, de ce qui pourrait être une perte, advient un changement de l’être.
Agrippa d’Aubigné à qui Pascal Quignard. consacre des pages qui redonnent place à ce grand poète écrit les premiers vers des Tragiques dans le moment immédiat qui suit une chute terrible,

« Plus tard, toujours cloué sur son lit, il écrira dans une lettre qu’il avait composé les cent premiers vers des Tragiques en « séquences d’agonie »
(p. 44).
Abélard écrit l’histoire de ses malheurs non pas dans la suite de sa castration mais des années plus tard, après une chute de cheval.
C’est de ce moment-là qui fait de l’homme l’écrivain qui écrira l’homme au plus près, c’est de cette séparation dont s’origine ce texte. On sait, et il l’évoque d’ailleurs, que Pascal Quignard lui-même est concerné par cet instant proche de la mort. On cherchera dans sa biographie les précisions, si on le souhaite, du renversement, et du choix d’absence à la société ; pour ma part je m’en tiendrai au livre, à sa ramure. Et pourquoi pas, de nouveau, à cet autre grand solitaire :

« pour Agrippa d’Aubigné écrire signifiait anachorèse religieuse face à la religion commune, désert face aux villes, vengeance des siens mis à mort, fidélité aux vaincus, aventure, oubli. C’est le lettré conçu comme le porte-parole des morts, décalé dans l’Histoire, malencontreux dans les jours, englouti dans le silence d’avant les langues »
(p. 213).
On voit, bien évidemment, que ce passage est miroir de Pascal Quignard lui-même.


I. L’effroi

À partir de ce retrait, de cette « anachorèse religieuse face à la religion commune », l’écrivain porte un regard sans concession sur la nature et la société humaines.
Il consacre de nombreuses pages à la meute des hommes, au plaisir de leurs soumissions, de leurs veuleries, choses que l’on sait mais que Pascal Quignard montre comme l’évidence confortable dans laquelle chacun est pris, souhaite être pris, accepte sereinement de l’être et s’y vautre. L’analyse dans une langue sans scories, sans concessions, usant de démonstrations quasi mathématiques amplifiées par des références latines glace d’effroi. La pensée paraît violente, parce que l’on est concerné ! Elle est exactitude.

« La curée en latin définit le désir érotique de la proie déchirée.
Toute meute (turba), écrit Ovide, est cupidine praedae. Un peuple définit la communauté habitée par le « cupido des proies ».
Ce désir ne visite pas que les hommes mais aussi les chiens »
(p. 224).
« La peur, cette unique compagne du désir, confinée dans la sédentarité et la propriété foncière, est retraitée en angoisse. Cette angoisse cherche protection auprès de la puissance qu’elle a elle-même déléguée dans l’épouvante pour contrer son effroi, à laquelle elle consent comme si elle n’était pas sienne sous forme d’obéissance, de liberté meurtrie, d’immobilité physique, de veulerie sociale » (p. 156).
On le voit, Pascal Quignard ne cède pas sur l’énergie des formulations, si dérangeantes soient-elles.

« Qu’est-ce qu’un homme ? un bâton pour tuer, un vieux sac pour rapporter le tué (une espèce d’outre), une langue pour rapporter la mise à mort du mort au survivant (au mangeur du mort) »
(p. 175).
Même si le métaphorique est ici travaillé, pour atteindre une réflexion d’ordre psychanalytique, la crudité de l’image confère à une cruauté qui n’est peut-être pas que symbolique.
Il en est de même pour de nombreuses évocations de la scène sexuelle dites dans une totale sécheresse, parce que l’ob-scène, la scène de dessous est l’indicible, l’irregardable, comme si l’atteindre par des mots sans le fard habituel, mais uniquement avec un éclairage quasi technique brutalisait la langue, le regard, la pensée, de ce qu’on préfèrerait amour ou plaisir et qui n’est énoncé qu’en conjonction d’atomes. Et même une transe est comparée à une mante religieuse agressée avec tout un vocabulaire de l’anatomie des insectes, abdomen, élytres et même pattes renversées et dressées !

Fort heureusement ces constats, vrais, qu’il faut bien recevoir avec lucidité ne sont pas clos. Plus qu’on ne s’y attendrait de sa part, Pascal Quignard propose aussi une parole de portée politique qui n’est pas restée fermée sur un retrait dédaigneux, au contraire. L’écrivain, le penseur est à la fois à distance de la cité et en son sein :

« Ce que les démocraties appellent la politique (…) est en train de commettre le tort de criminaliser la contestation qui les fonde et qui devrait les agiter jusqu’au tumulte pour les laisser vivantes »
(p. 156).

« Il n’est pas en notre pouvoir de mettre fin aux guerres qui sont les fêtes sociales par excellence. Nous pouvons seulement rejoindre le front antityrannique des morts qui réclament en nous ;
Des sacrifiés plutôt que des martyrs ;
Des victimes plutôt que des héros ;
Des apolis, des esseulés plutôt que des meutes et des armées en rang (c’est-à-dire en ordre de bataille) »
(p. 234).


II. La fascination

Si le livre n’était que cela, il mériterait déjà lecture ; mais il est bien plus. Constamment il ouvre l’horizon avec ce mélange toujours extraordinaire chez Pascal Quignard de réflexion et de poésie, l’une nourrissant l’autre.
J’aime le beau mot d’érudition quand celui qui en est empli en fait don : vastes savoirs, vaste bibliothèque, Pascal Quignard les offre dans des suites de petits contes. On n’y cherche pas la vérité historique, ni l’exactitude de la référence mais la vérité pensée, voire la pensée en acte dans la parole.
Lui-même s’est détaché de l’attitude obséquieuse que nous avons tous face aux savoirs, face à la littérature. Il en use même cavalièrement pour filer la métaphore : des bonds, des rapprochements, des effacements sans doute, des chutes même. Pascal Quignard se permet tout cela, nous perd parfois dans la forêt des sens, une sorte de Brocéliande de la pensée. Mais grâce à cela il nous fait nous émerveiller lorsque, passant d’une époque à une autre, d’un évènement à un autre sans lien apparent, il révèle, dévoile ce qu’une narration linéaire et traditionnelle n’aurait même pas effleuré. Qu’on lise par exemple cette histoire rapportée par Kipling : à Bombay, où il vécut : les corps morts étaient exposés afin d’être nettoyés par les vautours.

« Les rapaces sont nos tombes ;
Ce sont les vraies sirènes »
(p. 185).
Ou encore :

« Un beau jour, le sexe dressé, le bel adolescent remonte à la surface de l’eau, il commence par tuer son précepteur et il part. Lancelot part. C’est sa définition.
Il part c’est tout ;
Partir suffit »
(p. 35).
Quelle belle langue dépouillée, comme elle peut l’être parfois chez Pascal Quignard et en même temps chargée de tout un savoir et de sa propre violence , sans concession, ne référant qu’à elle-même et la droiture de son propos ; chargée de la force d’une vie et de ses choix !


Parfois les phrases, les paragraphes, les chapitres sont comme en suspens sans rien qui viendrait frapper une pensée de sa clôture. L’esprit est heurté, désarçonné, la lecture nous a fait chauvir (pour reprendre un vieux mot que pascal Quignard aime), pure jouissance de l’esprit en arrêt, c’est-à-dire en tension.
Lisons les pages consacrées à George Sand ; immédiatement nous sommes en alerte. Ce n’est pas l’amoureuse infinie qu’il évoque, ni la femme imposant sa liberté à une société bourgeoise, c’est une nouvelle image qui se dresse et l’on peut être reconnaissant à Pascal Quignard d’avoir donné à George Sand toute la profondeur dont on l’a souvent privée ; une femme écrivain, une femme désireuse d’être à l’écart pour penser et écrire et qui s’en donne la liberté. Cette image qui ouvre le livre en est emblématique : l’Absence, c’est le nom qu’elle donne au lieu où elle se retire, séduit infiniment Pascal Quignard

« ce n’est pas le besoin qu’éprouvait George Sand de s’écarter le plus possible des siens (…) qui me paraît constituer une aspiration extraordinaire, c’est le nom qu’elle donnait à ce refuge : elle l’appelait ’’l’absence’’ »
(p. 13).
Ce chapitre est à mettre en relation avec le retrait de Pascal Quignard lui-même :

« ce n’est pas que l’ermite, l’asocial, le non-parlant, l’infans, l’enfant sauvage, l’autiste, soient une possibilité humaine, l’objet de ma curiosité : c’est la source zoologique qui s’y déverse inépuisablement.
C’est le fait que ce qui désarçonne dans l’émotion comme à l’instant natal, déchire brusquement le lieu natal et fait quitter sa place au groupe »
(p. 287).

Pour clore cette lecture, très partielle, je voudrais encore insister sur la langue de Pascal Quignard, un aspect auquel on ne songe pas assez souvent, et pour lequel je ne trouve pas d’autre mot que poésie : la phrase s’amplifie, accède à un rythme, un élan vital, se permet des associations improbables, comme si le corps avait enfin sa place dans les mots .

« Ils portaient des giclées de sperme qui s’étaient pétrifiées au-dessus de leur tête (…)
Dans la clairière, dans la nuit, sous la lune, toutes les heures, le cheval en hennissant bondissait vers le ciel.
Le cerf bramait dans l’ombre, lançant son sperme dans le vide »
(p. 20).
Ou la fin du chapitre XXXI :

« l’Imprévisible, cela veut dire le temps, l’obscurité, la giclée de sperme, le site originaire, la terre, la lumière solaire, la beauté imprédictible de la nature, le fond du ciel qui explose (….) »
(p. 98).
Ou le chapitre XC et les lignes vives et belles qui disent la femme :

« (…) la femme à l’origine est la Peau qui revêt. Peau d’âne qui cache, robe solaire du monde, robe de lune qui se métamorphose et du temps qui s’avance (…) »
(p. 282).
Le dernier chapitre, assez surprenant est d’une sensualité rare chez Pascal Quignard et d’une poésie intense : un homme et un cheval, dans l’embrasure d’une fenêtre, dans une lumière de début de soir, écoutent le chant d’une femme. Au moment où la lecture s’achève, le livre ouvre encore l’esprit au bonheur des sens, à travers cette étrange et magnifique image de paix, d’accord de l’animal à l’une des plus hautes formes de l…˜art, le chant.





30 septembre 2013
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